Fragments d’un poëme intitulé Moïse, sur la délivrance des Israélites

Le 24 avril 1819

Népomucène LEMERCIER

FRAGMENTS

D’UN POËME INTITULÉ MOÏSE,

SUR LA DÉLIVRANCE DES ISRAÉLITES,

LU DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 24 AOUT 1819,

PAR M. LEMERCIER.

 

Les hommes curieux de rechercher les origines des choses, ont vainement exercé leur sagacité à découvrir la date des écrits de Job ; mais quelques interprètes de l’antiquité, quelques doctes rabbins ont présumé qu’il naquit dans l’Arabie, et qu’il fut contemporain de Moïse. Sont-ils fondés à le croire ? Si ce problème reste difficile, pour ne pas dire impossible à résoudre aux membres les plus savants de notre Académie des inscriptions, prétendre l’éclaircir serait une vaine présomption de la part d’un membre de l’Académie française, et surtout d’un poète, qui n’a besoin que des moindres données suffisantes à son art, et auquel cet art permet d’employer des anachronismes douteux et même prouvés, s’ils lui sont favorables.

 

Dans ce poème sur le législateur de la Judée, j’ai donc introduit sans scrupule le personnage de Job, afin d’enrichir mon tableau des couleurs variées que m’offrait la réunion de deux des plus beaux livres de la Bible. Je suppose que cet Arabe fameux, attiré par le bruit des succès du prophète, vient lui rendre hommage au pied du mont Sinaï, et lui demander le récit des merveilles opérées par son génie théocratique.

 

Moïse lui raconte son exil dans les vallées de Madian, son mariage avec la fille de l’opulent Jéthro les miracles qui appuyèrent la mission qu’il reçut de Jéhovah, son rappel dans la terre de Misraïm, et enfin la révolution qui suivit son retour, invoqué secrètement par le zèle des Israélites, qu’il délivra de leur esclavage.

 

C’est à ce dernier point que je prends le fil de la narration prononcée par la bouche de Moïse. Il peint l’objet des méditations qui l’occupaient dans sa retraite, en conduisant les troupeaux de son beau-père.

 

Jacob ainsi, disais-je, heureux pasteur des hommes,
A nourri ses enfants sur la terre où nous sommes ;
Et des crimes hardis préserva leur repos,
Comme des loups cruels je défends mes troupeaux.

 

Menons-les aux palmiers couverts de frais ombrages,
Loin de tout précipice, en de gras pâturages ;
Et non aux champs poudreux, nus, privés de sillons,
Que d’un astre brûlant entr’ouvrent les rayons.
La faim, la faim mortelle en ces arides terres
Épuiserait leur nombre ; elle chassa mes frères :
La disette vendit leur sainte liberté.
Je soupirais ; leur joug opprimait ma fierté ;
Et de briser leurs fers la généreuse envie
Me reprochait tout bas les langueurs de ma vie.

 

J’interrogeai les lieux d’un œil observateur.
L’art des bergers m’apprit l’art du législateur ;
Leur sceptre pastoral la nation bêlante,
De ses chiens aguerris la vertu vigilante,
Les saisons, les climats gouvernant ses humeurs,
Ses haines, ses amours, et ses craintives mœurs,
Tout offre en son instinct, sous mille traits ensemble,
Un peuple que conduit la loi qui le rassemble.
Israël seul objet de mon chagrin rêveur,
Tous mes vœux t’appelaient dans un bercail sauveur.
La cour de nos tyrans, dont j’avais vu la gloire,
Souvent de sa puissance effrayait ma mémoire :
Mais quand je contemplais, pour flatter mes ennuis,
Des trônes chancelants les fragiles appuis,
Ces États que du temps engloutit la nuit sombre,
Destructeurs ou détruits, passagers comme l’ombre,
Alors des Pharaons s’éclipsait le pouvoir,
Faible obstacle au dessein que j’osai concevoir.
La voix, la voix de Dieu, près d’un buisson en flamme,
Au pied du mont Horeb, avait frappé mon âme.
Le temps était venu de signaler au jour,
Pour d’équitables lois mon solitaire amour,
De fuir l’ombre et la paix, dont le sage environne
Son destin, qui mûrit comme un fruit de l’automne.

 

Dans l’Égypte, où régnait un nouveau Pharaon,
Vivaient, en mon absence, et mon frère et mon nom,
Qui, semant des regrets plus forts que ma présence,
Faisaient germer partout ma secrète influence.

 

Aaron, que je revis aux lieux inhabités
Où mon cœur respirait de mâles voluptés,
M’apprit qu’on n’attendait pour sortir d’esclavage
Qu’un chef à l’entreprise, un signal au courage,
Et qu’enfin sommeillaient mes ennemis jaloux
Dans la nuit éternelle où nous descendrons tous.

 

« Un invincible obstacle embarrasse ma langue, »
Lui dis-je alors ; « va, cours, et m’annonce, et harangue ;
« Au zèle impétueux mets le glaive à la main :
« Qu’aux yeux altérés d’or brille l’espoir du gain.
« L’homme éloquent peut tout, et sa langue est la foudre
« Lui seul, maître absolu de former, de dissoudre,
« Fonde, change, ou détruit les États et les lois
« Le respect suit son geste, et la terreur sa voix. »

 

Je partis. Nous touchons la terre fructueuse
Oui le Nil, divisant sa course tortueuse,
De ses urnes aux mers épanche le limon.

 

Les pères des tribus, convoqués en mon nom,
S’assemblent : du Seigneur l’alliance jurée
Frappe de ces vieillards la mémoire éclairée ;
Et du buisson ardent l’oracle solennel
Rajeunit leur courage au nom de l’Éternel.
On nous croit, on nous suit ; et ma ligue formée
Déjà des Pharaons tient la cour alarmée.
Notre pouvoir s’accrut à leurs regards surpris
Du temps que lui laissa leur superbe mépris :
Lorsqu’on voulut punir, il fallut se défendre,
Et leur péril força leur orgueil à m’entendre :
On daigna m’appeler devant Aménophis.

 

Vous frémissiez de crainte, ô portes de Memphis !
Quand j’osai vous franchir aux cris d’un peuple immense.
Le fleuve où tu voguas, berceau de mon enfance,
Gémit au loin des vœux poussés sur tous ses bords.
O Job ! Quels sentiments m’agitèrent alors !
De mes premiers beaux jours ces rives si connues,
L’obélisque qui monte en flèche dans les nues,
Ces monstres de granit dans l’onde se mirant,
Le sycomore épais, le lotus odorant,
Des palmes, du laurier, les feuilles glorieuses,
Les voiles et le bruit des nacelles joyeuses,
Les tombeaux entassés cachés sous les tombeaux
L’astre de ces climats rayonnant sur les eaux,
Et blanchissant le front des hautes pyramides,
Ce concours d’habitants empressés ou timides,
Admirant, ou fuyant mon passage vainqueur,
Tout ravissait mes yeux, tout exaltait mon cœur ;
Et la mort descendait sur ce vaste théâtre
Si je venais combattre un tyran idolâtre.
Par la foule escortés jusqu’au palais du roi,
L’enceinte qui s’ouvrit reçut mon frère et moi.

 

Nous traversons ensemble un triple vestibule •
Là, s’offrent à ma vue Isis, Hermès, Hercule,
Et les autres faux dieux, compagnons d’Osiris,
Et leurs symboles vains, gravés sur les lambris.
Un grand dais, qui s’attache au iront de six colonnes,
Couvre un trône d’argent que portent deux lionnes ;
Le ciseau dans le marbre en tailla les degrés,
Et, rangés à l’entour, veillent les sphinx dorés.
Je contemplais des murs la pesante richesse.

 

Un ange m’apparaît : ses traits et sa jeunesse
Resplendissent de gloire, et ses pieds rayonnants
Ont l’éclat des flots d’or au creuset bouillonnants.

 

« Méprise, me dit-il, ces idoles pompeuses,
« Et la pourpre des grands, idoles plus trompeuses.
« Les métaux corrupteurs empruntent dans ce lieu
« Leur lustre à la lumière, ouvrage de ton Dieu :
« D’un seul rayon du jour la splendeur innocente
« Dore de plus de feux la moisson jaunissante.
« Ris-toi du temple vain qu’habite Pharaon,
« Les faux dieux sont de pierre et les rois de limon.
« Ces ministres altiers dont les mains les couronnent,
« En de riches tombeaux, vivants, les emprisonnent,
« De peur que d’autres mains n’osent leur dérober
« Un trône et des autels toujours prêts à tomber.
« Les plus grands, où sont-ils ? ne prends que Dieu pour guide :
« Sur la terre où tu vis Partout marche intrépide :
« Dans le palais d’un roi pénètre en souverain,
« Et présente à sa cour un visage d’airain. »

 

Il dit : comme d’un songe on voit fuir les images,
Tel il fuit. Cependant, au milieu de ses mages,
Et d’un cortége armé, soutien de son pouvoir,
Sur son trône à mes yeux Pharaon vint s’asseoir.
Aussitôt, quel silence ! une légère abeille
Du seul bruit de son vol eût frappé notre oreille.
Les mages m’observaient : une sainte douceur
Masquait de leur dépit l’hypocrite noirceur :
Les guerriers, de leur roi méprisant les alarmes,
S’étonnaient qu’un mortel se fit craindre sans armes :
Le roi par ses regards voulait m’intimider,
Pour se voiler aux miens qu’il n’osait regarder :
Ce superbe rougit, ému de ma présence.
Averti par un signe, Aaron enfin commence :

 

« Prince, dans le désert, la voix de l’Éternel
« Demande un sacrifice aux enfants d’Israël :
« Souffrez que nous montions jusqu’en cette contrée,
« Par sept jours de chemin de vos murs séparée.
« Nous avons du Seigneur entendu les accents.
« Il est temps que Sina fume de notre encens,
« De peur que sur nos fils Dieu lui-même n’élève‑
« Les fléaux de la terre et le courroux du glaive. »

 

— « Imposteur ! s’écria l’inexorable roi,
« Depuis quand l’Éternel fut- il connu de moi ?,
« Quel est ce dieu des tiens que tu veux faire craindre
« A respecter sa voix qui pourrait me contraindre ?
« Dois-je, d’un peuple esclave armant l’inimitié,
« Suivre en tous ses conseils l’imprudente pitié ?
« Le loisir qui lui reste enhardit ses injures :
« Plus ses travaux sont grands, moindres sont ses murmures.
« Rendez à ses labeurs ce peuple obéissant.
« Quel miracle a parlé pour son dieu menaçant ?
« Que peut-il ?... » — « Écraser tes faux dieux et toi-même. »
Interrompit Aaron, qu’irrita ce blasphème.
« Oses-tu du grand être accuser le repos ?
« Homme, où te cachais-tu, quand du sein du chaos
« La lumière naquit, fille de ses paroles ?
« Où posas-tu la terre ? Où scellas-tu ses pôles ?
« As-tu dit au soleil : Luis, parcours l’univers ?
« Embrases-tu l’été ? Glaces-tu les hivers ?
« Fais-tu gronder la foudre, errer la nue obscure,
« Et du vieil Océan ondoyer la ceinture ?
« Fais-tu lever l’aurore au cri d’un noble oiseau,
« Et rugir sous les monts l’antre du lionceau ?
« Nourris-tu des amours la flamme fécondante ?
« L’aigle altier te doit-il son aile indépendante ?
« Le chantre ailé des bois, son accent mesuré ?
« Le paon, étoilé d’or, son plumage azuré ?
« As-tu prêté la vie à l’argile grossière,
« En brillants papillons animé la poussière,
« Du coursier belliqueux enflammé les naseaux ?
« Soumets-tu la baleine, épouvante des eaux,
« Monstre qui sous ses flancs blanchit les mers profondes,
« Ouvre une gueule armée, et fait fumer les ondes ?
« Interroge ta fange, homme présomptueux !
« Réponds : qu’as-tu fait ? parle, et dis ce que tu peux. »

 

À ces mots, qu’enflammait sa sainte véhémence,
Mon frère entend sur nous évoquer la vengeance :
Le monarque en fureur se lève ; mais Aaron
Jette ma verge d’or aux pieds de Pharaon :
Soudain elle se tord ; et rampant sur la terre,
Se transforme, s’allonge, et se glisse en vipère :
Sa triple langue siffle et lance un triple dard ;
Terrible, un feu sanglant roule dans son regard ;
Son col s’enfle ; elle agite une crête enflammée,
Et dresse vers le roi sa tête envenimée.

 

Il recule : à l’aspect de ce serpent hideux
La peur glace les chefs, et circule autour d’eux
Tout à coup la magie évoqua ses mystères ;
Les prêtres d’Osiris, qu’elle arme de vipères
Pensent nous enlacer en leurs replis rampants ;
Mais le serpent d’Aaron dévore leurs serpents.

 

Des enchanteurs jaloux la force fut vaincue.
Le monarque endurci nous bannit de sa vue :
Il n’osait me frapper ; niais ses décrets nouveaux,
Accablant les Hébreux de plus pesants travaux,
Leur refusaient le chaume à leurs fourneaux utile
Pour colorer la brique et façonner l’argile.
Leurs tristes mains creusaient et purgeaient les canaux
Qui rassemblent du fleuve ou divisent les eaux,
Et des blocs arrachés aux flancs de la Libye,
À fonder des tombeaux ils consumaient leur vie.

 

Le roi, qui l’eût pu croire ? assiégé de clameurs,
Du peuple contre moi sut tourner les rumeurs.

 

Tout homme dont l’esprit défend la multitude
Est longtemps le rebut de son ingratitude,
Qui, démentant ses vœux, retardant leurs effets,
Désarme ses vertus, et punit ses bienfaits :
Il n’est rien si son cœur, ébranlé des outrages,
Doute de la victoire et se trouble aux orages.

 

Dieu soutint ma constance ; et, vengeant mes malheurs,
Épuisa sur Memphis la coupe des douleurs.
Maître des éléments, dont sa puissance est l’âme,
Il empoisonna l’air, l’eau, la terre, et la flamme :
Mille insectes naissaient de la poudre exhalés ;
D’animaux venimeux les champs furent peuplés ;
L’avide sauterelle en dévora les herbes,
Brûla l’espoir des fruits et les trésors des gerbes ;
La grêle, à coups tranchants, fondit sur les guérets ;
Dans les fanges du Nil la mort trempa ses traits.
Les troupeaux sont atteints de ses premiers ravages
Le fleuve épouvanté vomit sur ses rivages
Les monstres expirés dans ses sanglantes eaux :
L’hydre meurt, en gonflant ses livides anneaux :
L’oiseau, frappé dans l’air du poison qui le tue,
Tombe, laissant la vie au milieu de la nue.

 

En vain de son Hermès implorant les secours,
Le pâle Égyptien veut prolonger ses jours :
Ceux-ci brûlaient d’un feu bouillonnant dans leurs veines ;
Ceux-là, séchant de soif, tombaient près des fontaines :
Tel qui porte aux mourants ses soins religieux
Aspire dans leur souffle un mal contagieux ;
Tel qui fuit en tremblant un ami qui l’implore,
Meurt, de tous soins privé, plus solitaire encore.
D’autres se mutilaient, traînaient vers les tombeaux
Leurs débris infectés, leurs douloureux lambeaux :
Ces cadavres vivants, souillés d’humeurs impures,
Semblaient être échappés aux vieilles sépultures :
Et les pieux mourants, allant brûler les corps,
Étouffaient les bûchers sous le nombre des morts.

 

De Gessen toutefois la terre protégée,
D’homicides fléaux n’était point assiégée.
Pharaon inclinait à nous laisser partir,
Son orgueil frémissant n’y pouvait consentir
Et, suivant qu’il engage ou trahit sa promesse,
La main de Dieu s’arrête ou retombe sans cesse.

 

O toi, qui sors du lit en époux matinal
Sous l’éclat dont reluit ton dais oriental
Soleil inaltérable, et dont toujours la tête
Brille au-dessus des lieux qu’obscurcit la tempête !
Toi, grand astre immortel, que n’ont pu consumer
Tant d’âges que tu vis dans leur cours s’abîmer !
Quel deuil t’enveloppa de voiles si funèbres ?
Tout fut comme enchaîné sous d’épaisses ténèbres :
L’Égypte se chargea d’immobiles vapeurs,
Et la flamme expirait sur les flambeaux trompeurs.

 

Ce n’en fut pas assez : Aménophis, parjure,
De ses lâches refus renouvela l’injure.
Il tremblait s’irritait ; ses ordres inconstants
Nous tinrent dans l’espoir et la crainte flottants :
Ses menaces enfin comblant ce long outrage :
« Adieu ! jamais ton œil ne verra mon visage »
Dis-je en abandonnant ce roi persécuteur.

 

Cependant j’invoquai l’ange exterminateur
Il m’entendit, parut, et me promit son glaive.
Au milieu d’Israël soudain ma voix s’élève :

 

« Demain naîtra le jour que je vous ai promis,
« Jour heureux par le deuil de tous vos ennemis.
Disposez-vous : ceignez vos flancs pour le voyage.
« Du Dieu libérateur célébrez le passage ;
« Et que d’un jeune agneau, sans tache en sa toison,
« Le sang versé pour lui marque votre maison.
« Ce signe écartera le bras vengeur des crimes,
« Dont tous les premiers-nés vont périr les victimes,
« Depuis l’enfant esclave à la meule attaché,
« Jusqu’à l’enfant des rois sur la pourpre couché. »

 

Aussitôt déployant une aile sombre, humide,
La nuit fond dans les cieux comme un oiseau rapide ;
Et l’ange de la mort s’abat du haut des airs.

 

Sa tunique flottait en ondoyants éclairs :
Un glaive à deux tranchants brille en sa main terrible :
Et rompant des foyers la barrière paisible,
Il va de lit en lit où, partout moissonnés,
Tombent les premiers fruits que l’hymen a donnés.

 

Comme au bruit de la guerre une femme effrayée,
Memphis en pleurs se lève ; et, dans le sang noyée,
Chasse au loin par ses cris le perfide sommeil.
Oh ! pour toi, Pharaon, quel horrible réveil !
Ton jeune fils, promis à la flamme fidèle
D’une vierge qu’il aime, heureux d’être aimé d’elle ;
En un calme trompeur ton fils était plongé...
Quel spectacle ! en sa couche il expire égorgé :
Sou beau sang coule et fume, et souille la richesse
Des tapis dont ses pieds foulèrent la mollesse ;
Ses esclaves nombreux, et sa mère, et ses sœurs,
Remplissent le palais d’épouvante et de pleurs.
L’ange a d’un même coup frappé chaque famille.

 

La foule accourt, s’écrie ; et partout le fer brille :
Les torches, éclairant le désordre et le bruit,
Font d’un éclat sinistre étinceler la nuit :
L’asile du monarque est déjà sans barrières ;
Et lui-même, appelé par des voix meurtrières,
Aux lueurs des flambeaux regarde avec effroi
Tout ce peuple irrité, dont il s’est cru le roi,
Qui, bravant ses soldats et sa présence même,
Fait pâlir sur son front l’orgueil du diadème.
Grand Dieu ! de tels revers sont des jeux de ta main.

 

L’Égypte, d’un côté, voyait son souverain
Tremblant, à la merci d’une horde effrénée,
Dont les cris désarmaient sa garde consternée ;
De l’autre, elle voyait un malheureux banni,
Qui, chef d’un peuple esclave à sa voix réuni,
Commandait le respect sans couronne, sans titre,
Et marchait vers un prince en souverain arbitre.

 

Ainsi que de la mer les flots obéissants
Ont ouvert devant moi ses gouffres blanchissants,
Tout le peuple, à grand bruit accueillant mon passage,
M’annonce, et me conduit comme un triomphateur,
Au monarque éperdu qui cherche un protecteur.
Lui, me lançant de loin un œil triste et farouche,
« Pars ! un dieu de vengeance a tonné par ta bouche :
« Pars ! cria-t-il soudain ; abandonne ces bords :
« Traîne au fond des déserts ton peuple, ses trésors,
« Ses enfants, ses troupeaux ; et que, sous ta conduite,
« Il fléchisse le ciel apaisé par sa fuite. »
Il dit, et se renferme en son palais sanglant.

 

Mais au pied d’un rocher, dont ils lavent le flanc,
Deux torrents dans leur cours se brisant en furie,
D’un bruit moins éclatant frappent l’écho qui crie,
Que ce mot dans les airs mille fois répété :
« Liberté ! gloire à Dieu ! gloire à la liberté ! »

 

L’aurore enfin répand sa lumière vermeille,
Et découvre à Memphis les meurtres de la veille.
Dirai-je tant de morts, et leurs membres épars
Qui d’un peuple insultant repaissent les regards ?
Dirai-je les foyers teints du sang qui les souille,
Les pâles citoyens nous livrant leur dépouille,
L’Égypte et ses sanglots mêlés aux cris joyeux
Des voix qui répondaient à ses tristes adieux ?

 

Tout s’éloigne, l’enfance et la vieillesse même
Chacun marche courbé sous un fardeau qu’il aime.
Un père, que des ans arrête la langueur,
Des épaules d’un fils fait ployer la vigueur.
Près d’un époux guerrier, l’épouse sans alarmes
Réjouit ses regards aux éclairs de ses armes :
Porté sur un chameau leur jeune enfant sourit,
Ou dort, bercé par elle, au sein qui le nourrit.
Ma voix attire alors dans les plaines poudreuses
Nos troupeaux mugissants et nos tentes nombreuses ;
Et, d’un joug ennemi courageux déserteur,
Tout Israël en moi suit un libérateur.
J’emporte sur mes pas ta dépouille embaumée,
O vertueux Joseph ! et traînant mon armée,
En des sables profonds, mouvants, inhabités,
Dieu nous parle, nous guide, et veille à nos côtés
Tour à tour il nous prête ou les clartés ou l’ombre
D’une colonne errante, ou lumineuse ou sombre ;
Et dans le jour brûlant, et dans l’humide nuit,
Son nuage nous couvre et son feu nous conduit.

 

Voilà par quels secours, brisant sa servitude,
Jacob vint de Sina peupler la solitude.