Réponse au discours de réception de Raymond de Sèze

Le 25 août 1816

Louis-Marcelin de FONTANES

Réponse de M. le comte de Fontanes
au discours de M. le comte de Sèze

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le dimanche 25 août 1816

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

Monsieur,

Un talent original et quelquefois sublime, des vertus simples et modestes qui rendent le talent plus respectable et plus cher quand elles se réunissent avec lui, tels sont les deux traits principaux sous lesquels se présente à notre admiration et à nos regrets le poëte illustre dont vous avez peint le caractère et jugé les ouvrages. Que peut ajouter ma faible voix au noble et touchant hommage qu’il a déjà reçu de vous ? Quand je vais parler encore de lui, j’ai besoin de me rassurer par tout l’intérêt qui s’attache à son nom ; j’ose à peine revenir sur un sujet dont votre éloquence avant moi vient d’épuiser toute la richesse.

M. Ducis parut assez tard dans la carrière où ses succès ont jeté tant d’éclat. Il avait trente-six ans quand son premier essai tragique annonça que la scène française aurait un poëte de plus. Soit que l’époque de ses débuts littéraires ait été retardée par les circonstances de sa vie ou par ses propres réflexions, c’est peut-être à cette heureuse lenteur qu’il a dû l’énergique sensibilité qu’on admire dans ses vers et les sages principes qu’on n’admire pas moins dans sa conduite. Avant d’écrire, il, avait longtemps fécondé sa pensée par des méditations solitaires ; avant de connaître les dangers du monde, il avait trouvé dans les exemples domestiques tout ce qui pouvait le prémunir contre des séductions étrangères. Son père, dont il ne prononçait jamais le nom qu’avec attendrissement et respect, n’était point un personnage éminent par la fortune ou par les dignités ; mais, comme celui d’Horace, il était homme de bien. J’ai su de M. Ducis lui-même, car j’ai eu l’honneur de le rencontrer plus d’une fois dès ma première jeunesse, j’ai su qu’il lisait souvent la Bible et Plutarque avec ce père vénérable qui ne connaissait guère d’autre lecture. On peut se passer d’une vaste bibliothèque avec ces deux livres, qui renferment tous les trésors de la religion, de la morale et du bon sens.

N’en doutons point : la plus importante éducation pour l’homme est celle qu’il reçoit dans sa famille dès ses premières années. L’éducation domestique doit préparer toutes les autres, et seconder leur influence. Oserai-je ici me permettre une réflexion ? De graves reproches s’élèvent tous les jours contre l’esprit des écoles publiques ; ce n’est pas le moment d’examiner jusqu’à quel point ils sont bien ou mal fondés. Mais que les parents s’interrogent de bonne foi dans le secret de leur conscience : est-ce aux maîtres du dehors que tout le mal doit être imputé ? « On se plaint des mœurs de nos écoles », disait autrefois Quintilien, car ces déclamations ne sont pas nouvelles ; mais, ajoutait-il : « Ces mœurs ne se prennent pas toujours dans les institutions publiques, objet de tant d’outrages ; elles y sont quelquefois apportées par la jeunesse qu’on nous confie. »

M. Ducis eut à cet égard des avantages dont il se félicita toute sa vie. Formé longtemps à la vertu par les auteurs de ses jours, plein des graves doctrines qu’il avait puisées dans leurs entretiens, il n’entra dans le monde que lorsqu’il était sûr de lui même. Il ne heurta point les opinions qui l’environnaient, mais il garda la sienne, et n’en fut que plus sage et plus heureux.

Le dix-huitième siècle, en finissant, s’étonna devoir tout à coup sortir de la foule un écrivain dont il ignorait le nom, et qui sut obtenir une prompte célébrité sans intrigues et sans cabale. Par une singularité plus remarquable encore, cet écrivain était religieux, et pourtant il se destinait au théâtre. Je sais que la piété de Corneille et de Racine était égale à leur génie ; mais de tous les exemples laissés par ces deux grands hommes, celui-là peut-être était le plus oublié.

La nature destinait M. Ducis à peindre les passions fortes. Ce caractère s’annonça par le modèle dont il fit choix. Le génie de Shakspeare se rendit le maître du sien.

On dit que sur d’âpres montagnes et dans les forêts sauvages, il était autrefois des antres magiques où le trépied, s’agitant de lui-même, communiquait aux prêtres des dieux un enthousiasme involontaire. C’était, si j’ose m’exprimer ainsi, sur le trépied de Shakspeare que M. Ducis recevait l’inspiration tragique. Là, du fond d’un nuage sombre, il voyait apparaître des figures gigantesques. Il essayait de les réduire à des proportions régulières. Il créait en imitant. La scène de l’urne dans sa tragédie d’Hamlet, n’est-elle pas une création absolument originale ? Jamais, depuis Corneille, le dialogue n’eut plus de force et de véhémence. Dans Juliette et Roméo, il associa les couleurs du Dante à celles de Shakspeare. Le poëte anglais et le poète italien méritaient d’être rapprochés : ils ont plus d’une analogie. Ils ont brillé l’un et l’autre au milieu d’un siècle barbare, et le temps n’a point effacé la profonde impression qu’ils ont dû faire autrefois sur leurs contemporains. L’énergie de tous les deux se retrouve dans le poëte français.

M. Ducis quitta pourtant une fois ces modèles hasardeux, dont l’audace peut élever le génie, mais dont les bizarres conceptions peuvent égarer aussi le goût et le jugement. Il trouva dans Sophocle des beautés aussi mâles et plus soutenues, des beautés de tous les pays et de tous les temps, qui ne parurent point étrangères sur un théâtre illustré par l’auteur de Phèdre et par celui de Mérope. En passant de Shakspeare à Sophocle, et du ciel de l’Angleterre à celui de la Grèce, la gloire de M. Ducis s’accrut d’un nouvel éclat. Jamais elle n’avait été si pure et moins contestée. Quand il fit paraître son Œdipe, un grand critique (M. de La Harpe), qu’on n’accusera point d’indulgence, s’exprimait ainsi sur cet ouvrage : « Le pathétique sombre et profond du rôle d’Œdipe, la sensibilité douce et attendrissante de sa fille Antigone, des vers sublimes, d’une simplicité touchante et énergique, des vers de situation dignes de nos grands maîtres : voilà ce qui doit racheter quelques défauts. Il y a peu d’exemples de ce degré de chaleur et d’énergie. »

Mais les noirs fantômes de la tragédie anglaise s’emparèrent encore de M. Ducis. Il imita tour à tour Léar, Othello, Jean sans Terre et Macbeth. Dans cette dernière tragédie, il exprima quelquefois, avec une effrayante vérité, les remords qui suivent un grand attentat. Cependant son âme pure n’avait point dû connaître les remords. Il est donc vrai que l’instinct des grands poëtes devine ce qu’ils ne savent pas.

Après avoir tracé tant de scènes terribles, où son génie lutta plus d’une fois avec avantage contre celui de Shakspeare, il voulut se délasser dans de plus douces peintures. Une dernière composition dramatique, qu’il ne doit qu’à lui-même, Abufar, est le tableau des mœurs arabes. La simplicité de ces mœurs antiques convenait à ses pinceaux : les habitudes de sa vie l’appelaient vers le repos domestique, et sous la tente patriarcale, plutôt que dans les cours et dans les palais des rois.

Les terreurs de la tragédie ne le poursuivaient pas toujours : il aimait la campagne ; il s’y réfugia surtout au moment des discordes civiles. Là, se livrant tout entier aux plus douces rêveries, il oubliait les crimes des hommes. Il confiait, dans des vers échappés de son âme, ses plus secrets sentiments à l’oreille de l’amitié, ou faisait entendre au fond de la retraite le chant naïf et mélancolique de la muse pastorale.

La famille de M. Ducis était originaire des montagnes de la Savoie. Il aimait à rappeler cette origine. Si, pour juger le caractère de ses ouvrages, on eût dit, en sa présence, que son génie n’était pas sans quelque rapport avec les formes irrégulières de ces hautes montagnes où se rencontrent tour à tour les aspects les plus terribles et les sites les plus touchants, quoique un peu sauvages, il aurait souri peut-être à cette comparaison.

La vérité suffit à l’éloge des hommes supérieurs, et, pour louer celui dont je parle, on n’a pas besoin d’exagération. J’achèverai de le peindre en peu de mots. Sa vie fut toute poétique. Il ne connut, par conséquent, ni les embarras des affaires, ni les tourments de l’ambition. Il posséda les trois biens que l’homme désire le plus, l’indépendance, le repos, et la gloire, Il eut des amis, et mérita d’en avoir. Je n’en citerai qu’un seul dont le nom fait l’éloge de tous les autres. Il inspira la plus tendre affection à M. Thomas, qui ne portait pas moins de gravité dans ses mœurs que dans son éloquence. Il fut environné quarante années de la bienveillance universelle. Sa vieillesse honorée s’écoula paisiblement au milieu de tant de factions, et dans ces jours d’anarchie où les prééminences littéraires étaient un crime comme les autres distinctions sociales. La destinée le favorisa jusqu’au dernier jour. À quatre-vingt-trois ans, il a pu contempler ce roi longtemps attendu, ce roi, son premier protecteur, qui, malgré vingt-cinq années d’absence, n’avait oublié ni les traits, ni les vers d’un poëte ami de la vertu. Témoin du salut de la patrie, le poëte reconnaissant est mort sans trouble après avoir vécu sans reproche.

Grâce à la modération de ses vœux, et surtout à la nature de ses travaux, M. Ducis, comme je viens de le dire, n’a point vu son existence troublée par nos orages politiques. Il vécut en paix, et ce fut là son bonheur. Pour vous, Monsieur, vous avez vu de près la tempête ; vous l’avez bravée, et dans quel moment ! lorsqu’elle avait déchaîné toutes ses fureurs. C’est là, Monsieur, votre éternelle gloire.

Faut-il que je retrace de si funestes souvenirs dans ce jour de bonheur où le peuple entier célèbre la fête de son roi ! Mais puis-je vous louer dignement, Monsieur, si je ne vous place au milieu de ces mouvements terribles dont je voudrais écarter l’image ? Votre voix courageuse a donc soutenu cette cause sacrée où la Providence a permis le triomphe du crime pour l’éternelle instruction de la postérité. Vos regards ont bravé ceux d’un sénat de régicides qui, suivant votre énergique expression, s’étaient constitués eux-mêmes accusateurs, juges et bourreaux. C’est en vain que votre éloquence attestait les droits les plus saints, les formes protectrices de l’innocent, la vérité, la foi, l’honneur, la majesté royale, et jusqu’à l’intérêt même des conspirateurs que vous cherchiez à fléchir par le sentiment de leur propre danger. Ces nobles efforts étaient inutiles : le génie du mal avait fermé toutes les oreilles ; il ne répondait aux accents de la vérité que par les imprécations de la rage. Tandis que vous tonniez sur les coupables, l’âme céleste de Louis, indifférente à ses dangers, s’attendrissait sur ceux de la France ; il priait pour elle, il la bénissait encore ; et les assassins de Louis ne l’en blasphémaient que davantage. Leur bassesse était impatiente de commettre un grand crime qui pût la rendre fameuse. Le couteau de Ravaillac entre les mains, ils se croyaient tous des Cromwell, et le vœu de leur démence était d’obtenir cette horrible immortalité. Eh quoi ! dans ce tribunal de sang, m’était-il pas des hommes accessibles à la honte et à la pitié ? Sans doute on en comptait plusieurs qui ne doivent pas être compris dans l’anathème général. Mais chaque instant redouble le danger ; les poignards menacent partout la faiblesse ; il faut être ou complice ou victime. Le juste est condamné d’avance ; qu’on l’immole ou qu’on meure ! Un jour, et ce jour n’est pas loin, l’échafaud punira un moment d’irrésolution ou de repentir. Enfin, l’arrêt fatal est porté contre Louis. Ses vertueux défenseurs se voilent le visage et se réfugient dans le désert : tout a pâli d’effroi, jusqu’à ses juges ; une consternation universelle s’est répandue de la capitale jusqu’aux provinces les plus reculées, et ce jour-là, dans la France entière, il n’y eut de calme et de serein que le front de l’auguste victime.

Plein de ce jour d’affreuse mémoire, et qui jette aujourd’hui sur vous un intérêt si touchant, je n’ai point rappelé, Monsieur, tant d’autres titres qui vous recommandaient, avant cette époque, à l’estime de vos concitoyens. J’aurais pu dire que deux barreaux célèbres vous comptaient longtemps au nombre de leurs premiers orateurs. J’aurais pu ajouter que dès votre jeunesse, un juste enthousiasme vous conduisit près du vieillard de Ferney, et que ce grand homme encourageait votre goût éclairé pour les lettres et pour la poésie. Mais l’éclat des lettres s’efface devant celui de la vertu. Votre plus bel éloge, est dans ce testament simple et sublime où, déjà détaché de la terre, et presque dans les cieux, Louis vous a légué ses bénédictions et sa reconnaissance. Plus auguste en ce moment que sur le trône même, il vous communiqua, de son lit de mort, je ne sais quoi de sacré. Votre souvenir désormais s’associera dans les siècles les plus reculés à celui du meilleur et du plus infortuné des rois.

L’Académie française, en reprenant la forme et les statuts que lui donnèrent les rois, enfants de Henri IV, s’est empressée d’accueillir le défenseur de la royauté. Votre place était marquée, Monsieur, dans ce sanctuaire des lettres, où s’asseyait jadis cet illustre et vertueux Malesherbes dont votre présence me rappelle involontairement la mémoire. Ce jour annonce que les bonnes doctrines en tout genre vont se rétablir. Les mouvements doux et réguliers d’une monarchie paternelle donneront au talent la sécurité dont il a besoin. L’orateur ne mettra plus de restriction secrète aux justes éloges qui s’élèveront librement vers un trône affermi par la justice et par la bonté. Puissent bientôt l’éloquence et la poésie se relever sous ce sceptre auguste, encore brillant des splendeurs du règne de Louis XIV, et déposer toutes leurs couronnes aux pieds d’un roi qui juge leurs travaux avec tant de goût, et dont le suffrage donne la gloire !