Rapport sur le concours de poésie de l’année 1833

Le 9 août 1833

Antoine-Vincent ARNAULT

RAPPORT

DE M. ARNAULT,

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,

SUR LE CONCOURS DE POÉSIE DE L’ANNÉE 1833.

 

 

Des vers ne sont bons qu’autant que, conservant à la pensée toutes les qualités qu’elle recevrait de la prose, ils lui prêtent un charme que la prose ne peut leur donner. En quoi consiste-t-il ce charme ? dans une certaine combinaison de mots qui prête à l’expression une mélodie particulière, sans en altérer la clarté ; dans l’union de l’élégance et du naturel ; dans un choix de termes dont le rapprochement n’ait rien de vulgaire et rien de recherché. Tel est l’art de Racine, qu’il est encore permis de citer ici pour un modèle, art dont le secret se perd tous les jours ; non que cette époque manque de versificateurs capables de bien faire, mais parce que, dans le besoin qu’ils ont de se distinguer, ces versificateurs cherchent, pour la plupart, le succès dans des innovations qui ne sont pas toutes heureuses ; parce que ces novateurs qui, pour paraître neufs, se jettent dans le bizarre, trouvent des imitateurs qui se croient originaux aussi, en ce qu’ils ne ressemblent pas aux écrivains des deux grands siècles, et quoiqu’ils ne fassent que reproduire des défauts qu’ils n’ont pas même inventés.

Ces défauts ne se retrouvent pas dans toutes les pièces envoyées cette année au concours de poésie, dont le sujet est la Mort de Sylvain Bailly. Sur le nombre de trente-six, l’Académie en a distingué quatre qui, dans des degrés différents, lui ont paru dignes de récompense.

Le sujet offrait des ressources dont tous les concurrents se sont emparés, et qu’ils ont mises en œuvre avec plus ou moins de bonheur; mais tous ne l’ont pas enrichi des accessoires qu’il appelait. C’est ce qu’on ne saurait toutefois reprocher à l’auteur de la pièce couronnée.

La pièce qui a remporté l’accessit est exempte aussi de ces défauts. Réglé dans sa marche, sage dans ses idées, correct dans son style, l’auteur de cette pièce, qui est inscrite sous le n° 36, y fait preuve d’un talent formé par l’étude et par une longue pratique. Dans ses vers empreints de ses souvenirs, il peint ce qui s’est offert à ses yeux, le jour

Où, faible enfant, captif dans la foule pressée,
Il se vit, par un peuple aveuglé de fureur,
Forcé de contempler un spectacle d’horreur.

C’était au supplice de Bailly que cette foule l’entraînait. À travers les outrages de la populace déchaînée, Bailly est conduit au champ de Mars. Mais avant d’arriver là, ce philosophe, qui avait composé presque tous ses ouvrages à Chaillot, aperçoit

l’aimable solitude
Où jadis il cueillit les doux fruits de l’étude,
Trésors qu’il amassait pour un autre avenir !

Ce rapprochement de l’horrible situation où Bailly se trouve, et de l’heureuse situation où il se trouvait quand il obtint sa première célébrité, source de tous ses malheurs, est ingénieux et touchant. C’est une beauté qui naît du sujet, mais du sujet fécondé par la méditation.

L’admirable réponse de Bailly au misérable qui lui reprochait de trembler n’a pas été omise dans cette pièce. Elle y est rendue même avec une heureuse exactitude ; l’exactitude est ici beauté :

Cependant, épuisé par sa longue agonie,
Il frémissait, tremblant et glacé par la pluie.
Un de ces vils mortels alors s’en aperçoit
« Tu trembles, lui dit-il. — Mon ami, c’est de froid. »

La pièce est terminée par cette apostrophe qui sort aussi du sujet :

Liberté ! ta lumière
Doit, comme le soleil, remplir la terre entière.
Astre resplendissant levé sur les Français,
On peut voiler ton front ;… t’anéantir, jamais.

Dans la pièce n° 3l la vigueur de l’expression rehausse souvent l’énergie de la pensée ; plus d’une citation le prouverait, si le temps nous permettait de multiplier les citations ; c’est ainsi qu’elle commence :

C’était un de ces jours, d’homicide mémoire,
Où, dans Paris en deuil, un terrible prétoire

Changeait, sans cesse armé pour un forfait nouveau,
L’accusateur en juge et le juge en bourreau.
Dans la salle où rugit une foule ennemie,
Faisant siéger l’honneur au banc de l’infamie,
Quel homme comparaît ? C’est un sage vieillard
Dont l’âme se révèle en son noble regard ;
Un savant qui, paré de l’estime publique,
Ceignit d’un triple éclat son front académique ;
Un citoyen qu’un vote approuvé par l’État
Proclama dans Paris son premier magistrat,
Et qui, par conscience, en sainte idolâtrie,
Transformant en son cœur l’amour de la patrie,
Dans ces temps orageux, pur de tous les excès,
En courage, en vertu, resta toujours Français !
C’est Bailly…

Et cet homme que Paris avait nommé son premier magistrat, la France l’accuse aujourd’hui !

Qu’ai-je dit ? Ces bourreaux qui tuaient l’innocence,
C’étaient quelques tyrans, ce n’était pas la France !
La véritable France, en ces jours d’attentats,
Combattait, périssait, et n’assassinait pas.

Ce sont des vers dignes d’être cités, ainsi que ceux qu’inspire à l’auteur l’aspect de la hache levée sur la tête d’un homme de génie.

Le génie ! ah ! faut-il qu’un stupide bourreau
Détruise en lui du ciel l’ouvrage le plus beau !
Envers l’homme doté d’un si grand privilége,
Une insulte est blasphème, un meurtre, sacrilége ;
L’immoler, c’est briser d’autres jours que les siens,
C’est frapper d’un seul coup tous ses concitoyens,
C’est dessécher la source où la pensée abonde,
C’est de son avenir déshériter le monde.

Après avoir remarqué que le génie est assez improprement désigné ici par le mot privilége, on reconnaîtra sans doute que si la pièce était écrite et pensée d’un bout à l’autre comme ces morceaux, elle aurait pu disputer le prix à l’ouvrage couronné ; mais trop de passages où l’élévation est remplacée par l’emphase se mêlent à ces beaux fragments, et font avec eux une disparate qu’on ne trouve pas dans les pièces préférées, dont le vol moins élevé est plus égal et moins sujet aux écarts.

La pièce inscrite sous le n° 14 a droit aussi à des éloges particuliers. Traitant son sujet dans des formes dramatiques, l’auteur y met en scène les deux factions qui se disputaient le pouvoir au moment de l’assassinat de Bailly. Ce sont des dialogues entre un homme de lettres, un Montagnard et un Girondin, honnêtes gens tous les trois, ce qui est bon à noter, mais concevant le bonheur public chacun à leur manière. De cet ouvrage, dont l’idée est à la fois originale et philosophique, résulte cette démonstration : c’est qu’on peut, dans des temps de factions, faire beaucoup de mal en voulant faire beaucoup de bien, et que les intentions des réformateurs sont quelquefois calomniées par les résultats ; c’est aussi que les plus honnêtes gens, quand ils sont hommes de parti, sont enclins eux-mêmes à calomnier les intentions des honnêtes gens du parti opposé, lesquels n’ont pourtant comme eux, en menaçant l’ordre établi, que le tort de vouloir substituer au bien le mieux, qui est si souvent le pire.

Cet ouvrage, inspiré par un cœur honnête et ardent, est souvent écrit avec éloquence. II se termine par un trait remarquable.

Ému lui-même des circonstances de la mort de Bailly, rappelées par le Girondin dans un récit très-animé, le Montagnard, à qui l’homme de lettres a dit :

Voilà donc tes amis, jeune homme,

s’écrie :

O liberté !
Voile ton nom ! Opprobre à la férocité !
Mais c’en est trop, demain je vole à la frontière,
J’y reverrai la France ; elle est là tout entière !
Adieu.

Noble abjuration ! Pas de patriotisme, en effet, sans humanité. Cette abjuration n’est pas sans exemple. Parmi les libérateurs de son territoire, la France a compté plus d’un factieux désabusé, plus d’un homme de parti dont l’enthousiasme, changeant d’application, est devenue de l’héroïsme.

L’auteur de la pièce couronnée est M. Émile de Bonnechose ; celui de la pièce qui a obtenu l’accessit est M. Chevallier, professeur de rhétorique au collége royal de Versailles.

L’Académie a décerné une mention, sans priorité, aux numéros 14 et 31.