Rapport sur le concours à un prix extraordinaire de 10,000 francs de 1832

Le 9 août 1832

François ANDRIEUX

RAPPORT DE M. ANDRIEUX

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,

SUR LE CONCOURS À UN PRIX EXTRAORDINAIRE
DE 10,000 FRANCS.

 

 

Le sujet était : De la Charité considérée dans son principe, ses applications et dans son influence sur les mœurs et sur l’économie sociale.

L’Académie française, exécutrice en partie des dernières volontés de M. de Montyon, se trouve chargée chaque année d’une tâche honorable, mais difficile. Elle est soutenue dans son travail par le bonheur de s’associer aux généreuses intentions du testateur, et par l’espérance de contribuer, en les accomplissant religieusement, à l’amélioration et aux progrès de la société tout entière.

Tel a été le but que s’est constamment proposé cet homme vénérable dont le testament commence par cette phrase pieuse et touchante : « Je demande pardon à Dieu de n’avoir pas rempli exactement mes devoirs religieux ; je demande pardon aux hommes de ne leur avoir pas fait tout le bien que je pouvais, et que par conséquent je devais leur faire. »

Que de vertu, que de bonté dans le sentiment profond qui a dicté ces belles paroles ! dans cet admirable regret de n’avoir pas fait assez de bien ! et cependant peu d’hommes ont pu avoir, à cet égard, moins de reproches à se faire que M. de Montyon.

Économe pour lui seul, il employa toute sa vie sa fortune en bienfaits ; et non-seulement il en répandit beaucoup sur les particuliers, mais il voulut encore faire de sa richesse le même emploi qu’il faisait de ses talents, les consacrer à servir tous ses semblables, à les rendre moins malheureux et plus sages.

Il considéra surtout cette classe de la société qui éprouve le plus de besoins physiques et moraux ; cette classe humble et laborieuse trop longtemps dédaignée par le petit nombre qui profite de ses travaux et de ses sueurs.

C’est cet amour de l’humanité, c’est cette sympathie pour les pauvres, qui lui fit imaginer et créer de nombreuses fondations qu’il serait trop long de rapporter en ce moment ; qu’il suffise de dire qu’elles ont pour objet des découvertes utiles aux hommes, et plus particulièrement à la classe ouvrière et travailleuse ; par exemple, il a fondé un prix annuel en faveur de celui qui découvrira un moyen de rendre moins malsain et moins dangereux un de ces métiers dans lesquels l’ouvrier expose journellement sa santé, sa vie même, pour un médiocre salaire.

C’est l’Académie des sciences qu’il investit, comme de raison, du droit d’apprécier ce genre de découvertes, et de décerner les prix.

Mais il ne se borne pas à vouloir procurer aux hommes des avantages physiques ; il veut leur avancement moral ; et il fonde un prix annuel en faveur du Français pauvre, qui aura fait, dans l’année, l’action la plus vertueuse ;

Il fonde un autre prix pour le Français qui aura composé et fait paraître, dans l’année, l’ouvrage le plus utile aux mœurs ;

Ces prix, il charge l’Académie française de les décerner ; il regarde comme les juges les plus compétents de la vertu et de la moralité, ceux dont la culture des lettres forme la principale occupation :

C’est que lui-même les avait toujours aimées et cultivées ; c’est qu’il en connaissait et qu’il en sentait la dignité ; c’est qu’il savait que les lettres ne sont pas un amusement frivole ; qu’elles ne sont pas seulement une source de gloire, mais qu’elles sont encore et surtout un instrument de raison, un moyen de perfectionnement, un principe de bonheur pour les individus et pour les nations ; que le véritable homme de lettres est sans cesse occupé de s’améliorer lui-même, afin de se rendre plus capable d’améliorer les autres hommes : la divine poésie et la toute-puissante éloquence ne peuvent habiter dans les âmes avilies et corrompues.

Le vers se sent toujours des bassesses du cœur,

a dit le législateur de notre Parnasse[1].

Un ancien définissait, comme on sait, l’orateur, l’honnête homme qui a le talent de bien dire : notre Fénelon me semble en avoir donné une idée plus juste encore et plus élevée, lorsqu’il a dit : « L’homme digne d’être écouté est celui qui ne se sert de la parole que pour la pensée et de la pensée que pour la vérité et pour la vertu[2]. »

L’Académie se trouvant avoir des sommes disponibles provenant du legs Montyon, n’a pas cru pouvoir les mieux employer qu’en proposant des prix à des ouvrages utiles conformément aux intentions du testateur.

Elle a donc promis un prix de 10,000 francs au meilleur ouvrage qui traiterait : De la Charité considérée dans son principe, dans ses applications, et dans son influence sur les mœurs et sur l’économie sociale.

Ce sujet fut proposé dès l’année 1827, et le prix dut être décerné en 1829.

À ce premier concours, le prix ne fut point donné ; l’Académie distingua seulement trois ouvrages, auxquels elle accorda des mentions honorables, dont la première fut attribuée à celui qui portait le numéro 17.

Le concours fut continué sur le même sujet, et un nouveau programme publié pour l’année 183l.

Cette fois, seize ouvrages ont été présentés ; et quoique l’Académie n’ait trouvé dans aucun d’eux celui qu’elle désirait et qu’elle espérait de couronner, cependant elle n’a point à regretter, elle se félicite plutôt d’avoir proposé ce vaste et intéressant sujet de la Charité ; car il sera sorti de ce concours plusieurs productions remarquables, et qui pourront être véritablement utiles.

Trois d’entre elles ont principalement fixé l’attention et partagé les suffrages de l’Académie ; chacune a son genre de mérite, et aussi ses défauts particuliers.

Elles ont été enregistrées sous les n°10, 11 et 14.

Le n° 10 ayant pour épigraphe : Donner des vertus, c’est plus que donner des richesses, avait déjà été envoyé au concours de 1829 ; il portait alors le n° 17, et obtint, comme je l’ai dit, la première des trois mentions honorables qui furent décernées par l’Académie.

L’auteur, encouragé par ce premier succès, a retravaillé son ouvrage, et est entré en lice une seconde fois.

Il a vu le sujet de haut ; il a voulu l’embrasser tout entier ; il a traité la plupart des grandes questions qui en naissent ou qui s’y rapportent, et il l’a fait avec talent : son style est clair, correct, tacite ; son livre attachera même les lecteurs peu familiers avec ces matières.

Mais l’intention qu’il paraît avoir eue de ne rien omettre, et en même temps le désir de resserrer son travail dans de justes bornes, l’ont conduit tantôt à discuter des questions qui n’entraient pas nécessairement dans son sujet, tantôt à passer trop rapidement sur des questions importantes ; il a aussi énoncé et soutenu plusieurs opinions au moins hasardées, et qui sont en contradiction manifeste avec les doctrines de nos économistes les plus célèbres.

On doit lui savoir gré d’un ouvrage qui vraisemblablement sera lu avec plaisir, parce qu’il est bien écrit, et qui servira à répandre non-seulement des connaissances en économie politique, mais encore le goût de cette science si nécessaire aux législateurs et aux gouvernants, si intéressante pour tous les citoyens, puisqu’elle est la science de la fortune publique, et de tous les éléments dont se compose l’ordre social.

Le n° 11 intitulé : L’ami du pauvre, et portant cette épigraphe : Beatus qui intelligit super egenum et pauperem, est un ouvrage très-considérable, qui n’aurait pas moins de six ou sept volumes in-8° d’impression, et qui est accompagné de plus de quatre-vingts tableaux statistiques, chargés de chiffres.

L’auteur s’est peu occupé de la charité des gouvernements, de celle qui aurait pour but de combattre et de diminuer l’indigence par des institutions, par des lois, par des actes administratifs, propres à répandre un peu de bien-être et d’aisance dans les classes pauvres et laborieuses : il paraît regarder l’exercice de cette charité comme à peu près impossible ; il est d’avis qu’il faut se résigner à l’ordre ou plutôt au désordre actuel, lequel est établi, dit-il, par la Providence, exprès pour donner à tous l’occasion de pratiquer des vertus, aux riches la bienfaisance et la générosité, aux pauvres la patience et la reconnaissance.

L’ouvrage se distingue par des intentions éminemment philanthropiques ; il a paru être de la même main qu’un écrit intitulé : Le visiteur du pauvre, auquel l’Académie de Lyon et l’Académie française ont décerné des prix en 1820 et 1821 ; ce sont les mêmes idées, et presque les mêmes expressions : l’auteur s’est appliqué surtout à traiter le positif, le matériel de la charité, si l’on peut s’exprimer ainsi ; il recommande d’abord de s’appliquer à bien distinguer la vraie pauvreté de celle qui est simulée et contrefaite : car « c’est sur cette distinction, dit-il, que repose toute la science de la charité. » Il exhorte donc ceux qui sont en état d’aider et de secourir les pauvres, à se mettre en relation directe avec eux, à les visiter souvent, à devenir leurs protecteurs, leurs confidents, leurs amis.

L’auteur a fait entrer dans son travail des analyses d’un grand nombre d’ouvrages publiés dans notre pays, chez toutes les nations de l’Europe et dans les États-Unis d’Amérique, sur la charité ; il a donné des notions détaillées sur les établissements de charité publique, et sur les divers modes de charité privée qui existent en France et chez l’étranger : il produit, comme je l’ai dit, de nombreux tableaux statistiques à l’appui de ses assertions ; mais il déclare lui-même qu’il est fort difficile d’obtenir dans ces sortes de recherches, des résultats sur l’exactitude desquels on puisse se reposer.

Cet ouvrage est un traité de la science pratique de la charité, et l’auteur a mis une sorte de luxe dans les documents qu’il a recueillis et exposés sur le positif de cette science.

Mais malheureusement il paraît avoir composé son livre avec précipitation ; il l’a fait beaucoup trop long, parce qu’il n’a pas pris, comme on dit quelquefois, assez de temps pour le faire plus court ; il a fourni des matériaux pour un excellent ouvrage.

On doit à fauteur des éloges pour sa patience au travail, et pour l’immensité et la variété de ses recherches. En fait de charité, il sait beaucoup ; et il y a des parties de son ouvrage qui pourraient être bonnes à consulter pour la formation et la direction des établissements de bienfaisance publics et particuliers.

L’auteur du numéro 14, portant pour épigraphe : Vous avez toujours des pauvres avec vous, a reconnu d’abord que les premières et les plus funestes causes de l’indigence se trouvent dans l’organisation politique et civile des États, dans les institutions, dans les lois, dans les impôts, dans les fausses mesures des gouvernements.

L’ouvrage est méthodique, bien conçu et bien distribué : on voit que l’auteur a profondément réfléchi sur cet immense et difficile sujet, et qu’il devait être préparé à le traiter par des études longues et fructueuses.

Son ouvrage est d’un homme judicieux, d’un ami de l’humanité ; il inspire de l’estime, et je dirais presque de l’affection pour l’auteur.

Son style ne manque ni de clarté, ni de correction à quelques exceptions près ; on pourrait désirer seulement qu’il eût plus d’élégance, de mouvement et d’éclat, afin que la lecture de ce livre fût aussi agréable qu’utile.

L’auteur indique comme le meilleur et même comme l’unique moyen de subvenir aux besoins physiques et moraux des indigents, la formation de sociétés qui s’entendraient, qui s’éclaireraient mutuellement, qui correspondraient entre elles, qui publieraient leurs comptes de recettes et de dépenses ces sociétés réunies composeraient une institution tout à fait libre, et non soumise à l’action du gouvernement, ni même à celle des administrations locales.

Cette idée est celle d’un homme de bien ; mais dans l’état de nos mœurs et de nos habitudes, il serait bien difficile et peut-être impossible de la réaliser.

On ne pensera pas sans doute que l’Académie m’ait chargé de faire ici, en son nom, un traité ex professo de la Charité, ni de discuter ou même d’indiquer toutes les questions difficiles et délicates de philosophie morale, de législation, d’économie politique, et de science administrative, qui entrent dans un pareil sujet.

Ma mission est seulement de donner une idée de la manière dont l’Académie a considéré le sujet de ce concours, et des motifs qui l’ont déterminée dans le jugement dont je dois rendre compte.

Je répète d’abord le titre du programme. Il était conçu en ces termes : De la Charité considérée dans son principe, dans ses applications et dans son influence sur les mœurs et sur l’économie sociale.

Quel est le principe de la charité ?

On peut dire qu’il y en a deux, l’un sur la terre, l’autre dans le ciel.

Le premier, c’est la pitié, c’est la sympathie instinctive qui nous fait ressentir les souffrances de nos semblables, qui nous porte à les soulager, sentiment qui nous est si naturel que quelques philosophes l’ont regardé comme inné dans nos âmes. Cet instinct précieux combat en nous l’intérêt personnel, l’égoïsme, par l’amour du prochain. C’est de lui que découlent toutes les vertus sociales ; sans lui, les hommes, uniquement dominés par l’amour d’eux-mêmes, n’eussent jamais été que des monstres, comme l’a dit J.-J. Rousseau[3].

Le principe céleste de la charité, c’est la religion qui nous promet que le bien que nous aurons fait ici-bas trouvera sa récompense dans une vie meilleure, et qui menace de peines rigoureuses, après leur mort, les hommes insensibles qui auront vu d’un œil indifférent les maux de leur prochain, et qui ne lui auront jamais ouvert leurs mains ni leur cœur.

Ainsi la charité est tout à la fois un sentiment, un devoir, une vertu et un acte religieux.

On emploie parmi nous ce mot de charité, dans un sens beaucoup trop restreint : on nomme ainsi une mince libéralité envers un pauvre ; et pour beaucoup de personnes, faire la charité n’est que le synonyme de faire l’aumône.

Mais il est évident que c’est la resserrer la charité dans des bornes trop étroites ; on n’est pas charitable seulement en laissant tomber dans le bonnet d’un mendiant une petite pièce de monnaie ; on l’est bien davantage en s’intéressant aux malheureux, en leur portant des consolations et des secours, en les conseillant, en les guidant, en les instruisant. La charité aime son prochain comme elle-même ; elle lui fait souvent autant et plus de bien qu’à elle-même ; car elle s’impose des privations, elle recherche des travaux pénibles, elle brave des dangers imminents pour servir autrui. Oh ! que l’on a bien eu raison de représenter la charité sous la figure d’une femme ! ce sexe sait mieux que le nôtre compatir aux douleurs, les soulager, les adoucir ; il est plus capable d’abnégation de soi-même, de généreux dévouement, d’entier sacrifice. L’Académie, en décernant chaque année le prix de vertu fondé par M. de Montyon, a constamment l’occasion de remarquer que ce sont des femmes qui méritent et reçoivent le plus grand nombre de ces honorables récompenses.

Entre les applications de la charité, une des premières qui se présente à la pensée, comme devant produire les effets les plus importants et les plus étendus, c’est celle que pourraient et que devraient en faire les gouvernements. L’Académie avait pris soin d’indiquer aux concurrents cette partie intéressante du sujet, en les invitant à considérer la charité dans l’influence qu’elle exerce sur les mœurs et sur l’économie sociale ; à examiner si, en fait de charité, les obligations des gouvernements sont les mêmes que celles des particuliers ; enfin à composer un ouvrage qui put amener des améliorations dans une branche d’économie politique si importante au repos et au bien-être de la société.

Il fallait donc, pour traiter complètement le sujet, remonter d’abord à la charité des gouvernements, a celle qui est d’obligation pour les grands pouvoirs de l’État, et dont les bienfaits doivent se répandre sur la société tout entière. Un prédicateur éloquent, qui fut membre de l’Académie française, l’abbé de Boismont, appelait, dans un de ses discours, cette charité, la charité politique[4].

Avant d’enseigner l’art de faire du bien aux pauvres, il faut chercher celui de diminuer non-seulement le nombre des pauvres, mais la pauvreté elle-même ; c’est en cela surtout que consiste la charité des gouvernements, la charité politique.

C’est à ceux qui créent et qui changent les institutions, qui font et qui défont les lois, c’est à ceux qui gouvernent et qui administrent, qu’appartient cette noble tâche ; elle est pour eux un devoir, une obligation étroite ; ils doivent se souvenir sans cesse qu’ils ne sont pas les propriétaires de la fortune publique, qu’ils en sont seulement les dispensateurs et les économes : ainsi d’abord ils ne doivent pas se l’appliquer à eux-mêmes, ce qui serait un véritable vol, ni s’en servir comme de moyen de corruption pour se faire des serviteurs intéressés et des flatteurs à gages ; ni enrichir encore ceux qui sont déjà riches ; car ils ne peuvent le faire qu’en rendant les pauvres encore plus pauvres, et en les réduisant au dénûment et au désespoir.

C’est au contraire sur la classe souffrante et laborieuse que les gouvernants doivent sans cesse fixer leurs regards, car elle forme le très-grand nombre ; et son bien-être importe au bien-être et à la tranquillité de tous. Il faut y songer sérieusement la justice et la paix publique exigent qu’il s’établisse enfin un véritable ordre social, dans lequel les faibles et les pauvres ne soient plus sacrifiés aux riches et aux puissants.

La charité des gouvernements envers la classe ouvrière et laborieuse se manifestera de deux manières :

1° En s’appliquant à répandre, dans cette classe, l’instruction et l’éducation qui ne peuvent manquer d’amener à leur suite une certaine aisance ;

2° En y faisant naître et en y entretenant une aisance qui fournisse, à son tour, des moyens de se procurer l’instruction et l’éducation.

On a cru trop longtemps que les dix-neuf vingtièmes de l’espèce humaine étaient trop heureux d’exister et de travailler au profit d’un vingtième privilégié, jouissant d’une oisiveté trop souvent dédaigneuse, et même insolente. Nos anciennes mœurs avaient créé et mis en usage ces noms d’hommes de peu, d’hommes de rien d’hommes de néant, d’hommes sans naissance ; toutes expressions qui doivent devenir surannées, et s’effacer quelque jour de notre dictionnaire : on reconnaît aujourd’hui que le cultivateur, que l’artisan, que celui qui exerce une industrie honnête et utile à la société, sont des gens de quelque chose, et non pas des gens de rien ; on trouve dans un poëte anglais, Goldsmith des vers dont voici une imitation libre :

Les princes et les grands fleurissent, disparaissent ;

Un souffle les détruit, et d’un souffle ils renaissent :

D’un soleil de salpêtre ainsi passe l’éclat ;

Mais le peuple demeure, et lui seul est l’État.[5]

C’est à combattre, à diminuer l’indigence que les législateurs et les gouvernants doivent s’appliquer ; car comme l’a dit un des concurrents, l’auteur du n°14 : « Tant que les gouvernements et les institutions créeront l’indigence, il ne faut pas s’attendre à voir prospérer aucun bon système de charité. Le mal sera toujours hors de proportion. »

Après ces grands devoirs de charité politique, dont l’accomplissement exigerait chez les gouvernants beaucoup de lumières, de volonté, de persévérance ; après les changements et les réformes qui auraient avec le temps pour effets de répandre quelque aisance dans la classe ouvrière et laborieuse, il y aurait des moyens à prendre pour garantir sans retour cette classe de l’invasion de l’indigence, en la préservant des vices et des défauts auxquels elle est malheureusement sujette, tels que l’intempérance, la paresse, l’imprévoyance, et il faut bien le dire, une sorte de dégradation morale, qui fait que trop souvent elle s’abandonne elle-même.

Le premier préservatif contre ces tristes maladies, c’est, on ne peut trop le répéter, c’est l’instruction et l’éducation : nous sommes obligés d’avouer franchement, quoiqu’à notre honte, que la France est à cet égard dans un état affligeant d’infériorité, si on la compare à plusieurs des autres nations de l’Europe ; on assure que de trente-deux millions de Français, vingt-quatre millions ne savent pas lire ;

Et qu’on ne se figure pas que l’instruction des enfants du peuple doive se borner à leur apprendre à lire, à écrire et à compter ;

Ce serait déjà quelque chose ; ce serait, si l’on veut, beaucoup, mais ce n’est pas assez. Sans vouloir faire des savants de ces enfants destinés pour la plupart à des professions presque mécaniques, il y aurait d’autres connaissances à leur donner lesquelles leur serviraient à exercer ces mêmes professions avec plus d’intelligence et de succès ; il faudrait ouvrir, augmenter, perfectionner leur entendement, en les mettant à portée de comparer plus d’objets et plus d’idées.

Il faudrait surtout leur donner une éducation qui leur apprît à s’estimer, à se respecter eux-mêmes ; une éducation qui les formât à l’amour et à l’observation des devoirs, qui leur inspirât le goût de l’ordre, de l’économie, une sage prévoyance pour l’avenir ; qui développât en eux ces qualités morales dont parle le programme de l’Académie, qualités qui sont pour cette classe de citoyens la meilleure sauvegarde contre l’indigence.

Quelle heureuse influence sur les mœurs et sur l’économie sociale aurait ce changement dans la manière de penser et de vivre, dans les goûts et dans les habitudes de la classe ouvrière et laborieuse ! Quels avantages il en résulterait pour elle et pour la France entière !

On objecte qu’il est impossible de donner à cette classe humble et pauvre l’instruction et l’éducation convenables, parce que cela coûterait beaucoup trop citer, et qu’on ne trouverait pas de fonds suffisants.

L’Académie avoue que les questions de finances sont étrangères à ses occupations ; mais c’est pour elle un devoir de désirer et de réclamer hautement l’instruction et l’éducation dont elle connaît le prix ; de dire que c’est là une dette sacrée de la société envers tous ses membres ; qu’il y a un profit réel à la payer, et que la méconnaître et ne pas l’acquitter, ce serait faire la plus coupable et la plus dommageable des banqueroutes.

L’État de New-York en Amérique compte seize cent mille habitants ; il a neuf mille écoles primaires qui content 5 millions par an.

La population de la France est de trente-deux millions d’hommes, c’est-à-dire vingt fois celle de l’État de New-York. Qu’on établisse la proportion ; on trouvera qu’il devrait y avoir en France cent quatre-vingt mille écoles primaires, et que 100 millions devraient être consacrés à une pareille dépense. Cette règle d’arithmétique est fort simple ; qu’on la mette en action ses heureux produits deviendront incalculables.

Un autre bienfait envers la classe ouvrière et laborieuse serait de lui faciliter les moyens de faire des économies progressives,, et de se ménager ainsi des ressources pour la vieillesse, pour l’âge des infirmités et du repos forcé ; il faudrait pour cela multiplier dans tout le royaume les caisses d’épargne dont il n’existe encore qu’un trop faible nombre ; il faudrait que l’ouvrier y pût déposer, chaque mois ou même chaque semaine, de petites sommes qui, s’ajoutant l’une à l’autre et produisant un intérêt qui grossirait le capital, formassent à la longue un pécule suffisant pour faire vivre dans ses vieux jours celui qui aurait su être économe et prévoyant dès sa jeunesse ; il faudrait surtout qu’il ne pût jamais y avoir la moindre défiance ni le moindre doute sur la solidité et sur la durée de pareils établissements.

Enfin, quant à la charité pratique et journalière, je veux dire quant à celle qui aide, qui secourt, qui soulage les pauvres, malades ou en santé, valides ou non valides, j’ai dû recueillir une observation importante qui a été faite dans le sein de l’Académie lors de l’examen des ouvrages mis au concours, et je dois d’autant plus la rappeler, qu’elle a échappé à tous les concurrents ; tous ont traité cette partie du programme d’une manière générale, sans distinction des temps, ni des localités. Un de nos confrères qui a été autrefois administrateur de son pays natal[6], et qui a concouru, en cette qualité, à pratiquer activement la charité et la bienfaisance envers les pauvres, nous a fait remarquer que la charité ne peut pas et ne doit pas être exercée partout de la même manière ; que les causes de l’indigence n’étant nulle part ni presque jamais les mêmes, les remèdes doivent varier comme les maux varient ; que par conséquent la charité doit être autre dans les grandes villes, autre dans les petites villes et les bourgades, autre enfin dans les campagnes ; elle ne doit pas dédaigner d’entrer dans de minutieux détails.

D’où il suit qu’il faudrait la laisser exercer librement aux administrations locales, lesquelles connaîtraient ce qui conviendrait le mieux dans la circonscription du territoire de chacune d’elles ; elles connaîtraient même les individus à soulager, et entretiendraient avec eux des relations habituelles ; elles seraient à portée de distinguer les circonstances, les genres de souffrances, de misère, d’embarras, et ce qu’il y aurait de plus convenable à faire pour y porter remède.

Les gouvernements qui veulent tout ordonner uniformément, tenir tout dans leurs mains et faire sentir partout leur pouvoir, s’exposent à prononcer souvent sur des objets dont ils sont trop éloignés pour les bien connaître, et à tomber ainsi, contre leur intention dans des erreurs graves.

Les administrations locales, inspirant plus de confiance à leurs compatriotes, qui les élisent ou qui devraient les élire seraient secondées dans leurs efforts par la charité privée dont elles solliciteraient la coopération et invoqueraient les secours ; il se formerait, dans les diverses classes des citoyens, de nombreuses associations pour s’instruire réciproquement, pour s’entr’aider, pour s’entre-secourir tant en santé qu’en maladie. Il existe à Paris, dans ce moment, plus de cent associations de ce genre ; il est bien à désirer qu’elles se multiplient dans toute la France ; que le gouvernement les laisse faire ; qu’il se garde de vouloir les réglementer ; qu’il laisse les vertus privées agir sans contrainte et sans contrôle qu’il leur donne seulement, s’il le juge à propos, des encouragements et des récompenses, comme l’a fait M. de Montyon.

Ce que nous avons vu, lors de l’invasion de la dernière et terrible épidémie qui a mis en deuil tant de familles, le courage admirable de tous nos médecins et de leurs jeunes élèves, les fatigues qu’ils ont supportées, les périls qu’ils ont bravés, les libéralités spontanées, les actes de dévouement de tant de citoyens de tout rang et de toute profession, nous sont de sûrs garants que jamais en France les pauvres, les malades, tous ceux qui souffrent, ne seront ni abandonnés ni dédaignés ; nous y trouvons la preuve que, malgré tout ce qu’on dit de la corruption des mœurs et de la perversité du siècle, la bonté native n’est point éteinte dans nos âmes, et que l’exercice de la charité, en même temps qu’il est pour nous un devoir d’humanité et de religion, est aussi l’une de nos plus douces et de nos plus réelles jouissances.

L’Académie, n’ayant point trouvé, comme je l’ai déjà dit, d’ouvrage qui lui ait paru avoir traité d’une manière complète et supérieure le sujet qu’elle avait proposé, mais ayant reconnu dans les n° 10, 11 et 14 beaucoup de mérite, et des qualités dignes d’éloges et de récompenses, s’est décidée à les placer sur le même rang, et à partager également entre les trois auteurs la somme de 10,000 francs, qui était le prix proposé.

Puisse l’Académie, en exécutant les dernières volontés de M. de Montyon, en récompensant chaque année les auteurs d’actions vertueuses, et les écrivains qui se seront honorés par des ouvrages utiles aux mœurs, contribuer aux progrès de l’humanité vers un ordre de choses meilleur pour tous, et dans lequel tous soient meilleurs !

 

 

[1] Art poétique, ch. IV, V. 110.

[2] Lettre à l’Académie française sur l’éloquence, la poésie, etc.

[3] Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

[4] Sermon pour une assemblée extraordinaire de charité.

[5] Princes and lords may flourish, or may fade ;

A breath can make them, as a breath has made ;

But a bold peasantry, their country’s pride,

When once destroy’d, can never be supplied.

The deserted village.

[6] M. Raynouard.