Réponse au discours de réception de François-Henri d’Harcourt

Le 26 février 1789

Gabriel-Henri GAILLARD

Monsieur,

Aucun nom, aucun rang ne donne de droit à l’Académie, afin que les suffrages de cette Compagnie étant toujours libres, soient toujours flatteurs pour celui qui les obtient. Malgré la faveur que la reconnoissance attache ici au nom de Richelieu, l’Académicien auquel vous succédez est le seul de ce nom qu’on ait vu assis parmi nous depuis notre Fondateur. Un autre Académicien, dont le nom nous est recommandable à peu près au même titre, est aussi, depuis le Chancelier Seguier, le seul de son nom qui ait été de l’Académie. Leur mérite personnel fut leur titre véritable & le principal motif de nos suffrages.

Quant aux places, s’il en étoit quelqu’une qui pût donner des droits ici, ce seroit sans doute celle d’Instituteur de nos Rois ; cependant, pour nous renfermer dans l’honorable & difficile emploi confié à vos talens & à vos vertus, jamais aucun Gouverneur d’aucun Enfant Royal n’étoit encore entré dans cette Compagnie, & c’est un honneur qui commence à vous. L’Académie n’a compté parmi ses Membres, ni les deux Maréchaux de Villeroy, ni les Charost, ni les Châtillon, ni même ce célèbre Montausier, quoiqu’il aimât les Lettres autant qu’il haïssoit & la flatterie & la satire, ni ce vertueux Beauvillier, digne coopérateur de Fénelon, & son fidèle ami dans la disgrâce, Beauvillier, fils & frère d’Académiciens. L’exemple n’a donc rien fait pour vous, Monsieur, & tout vous est purement personnel dans l’honneur qui vous est déféré.

Le Roi a vu par lui-même comment vous gouvernez sous ses lois cette belle Province, berceau de votre race antique, & dont l’un des Princes ses fils porte le nom ; il l’a vu, & il vous a choisi pour former l’Héritier du Trône : mais ce choix, tout glorieux qu’il est, n’auroit point entraîné nos suffrages, s’il n’avoit eu aussi pleinement un aveu que le choix des Rois n’obtient pas toujours, l’aveu de la Nation. Puisse-t-elle applaudir ainsi en tout aux vues paternelles & patriotiques de ce Monarque ! puissent tous ses Ordres réunis y concourir ! Nous la voyons chargée enfin de se régénérer elle-même ; le Roi, pour assurer notre bonheur, le remet dans nos mains : répondons à sa confiance. Le génie tutélaire & réparateur qui veille auprès de lui au salut de cet Empire, prépare avec lui ce grand ouvrage de la restauration ; ne nous opposons point à leurs bienfaits. Il me semble entendre l’Auteur de Brutus & de la Mort de César nous adresser en ce moment ces vers prophétiques :

Vous pouvez raffermir, par un accord heureux,
Des peuples & des Rois les légitimes nœuds,
Et faire encor fleurir la liberté publique
Sous l’ombrage sacré du pouvoir monarchique…
Vous, Français, seulement consentez d’être heureux ;
Ne vous trahissez pas, c’est tout ce que je veux.

Cette même Nation, Monsieur, au milieu des grands objets qui l’occupent, a les yeux fixes sur vous & sur vos augustes Élèves, & vous entendez sa voix qui vous crie sans cesse :

Songez qu’en ces Enfans tout Israël réside.

Vous savez quels vœux la Philosophie a osé former ; elle voudroit que les Princes nés pour nous gouverner ignorassent, s’il étoit possible, les hautes destinées qui les attendent ; que pour devenir de grands Rois (disons mieux, de bons Rois), ils ne fussent long-temps que de simples particuliers, exercés par les besoins, éprouvés par le malheur. Si ce vœu ne peut être exaucé, vous saurez du moins diminuer pour eux (& pour nous) le danger de ces hommages précoces, de ces respects corrupteurs qui commencent avec l’enfance des Princes ; & puisqu’ils sont toujours trop tôt instruits de leurs droits sur les peuples, vous les instruirez de tous les droits des peuples sur eux. Je n’entreprendrai point d’exposer ici ces devoirs sacrés, dont l’étendue ne peut être mesurée, & que nous apprendrons tous de vous, en vous les voyant tous remplir.

Je me borne à l’objet qui nous est propre, la Littérature. Ici, Monsieur, je trahirai votre modestie. Confident très-infidèle de vos secrets littéraires, que je vous ai arrachés, je les révélerai à cette Assemblée ; je dénoncerai au Public le mystère injuste que vous lui avez fait d’un excellent Traité de la décoration des jardins & des parcs, Traité qui, ayant été composé avant que la théorie des jardins irréguliers fût connue en France, vous auroit assuré l’honneur de l’invention, comme vous en avez le mérite ; vous ne vouliez qu’embellir vos jardins de Harcourt & vos bois paternels, & vous auriez éclairé le goût François par la comparaison du goût Chinois & du goût Anglois, modifiés encore par vos savantes observations ; c’est par vous que la Nature, délivrés des fers de la symétrie & rétablie dans tous ses droits, auroit repris toute son énergie, & se seroit parée de toute sa variété ; par vous l’art soumis & respectueux auroit appris à laisser agir cette Nature, infiniment belle, quand elle est infiniment libre ; vous reconnoissez vos propres termes, Monsieur. Je dirai plus encore ; le Chantre brillant des jardins auroit trouvé chez vous des principes & des idées qu’il n’auroit pas même été obligé d’embellir, tant votre style animé, pittoresque, varié comme le sujet, parle toujours à l’imagination, sans jamais cesser de parler à la raison ! Vous vous permettez quelquefois de plaisanter avec grâce sur les erreurs de l’ancienne routine, sur ces parallélogrames éternels, ces longues allées qui vont porter la géométrie à plusieurs milles des châteaux ; sur cette petite étoile, où l’usage veut qu’on s’arrête, qu’on regarde froidement ces lignes droites qui la traversent, & qu’on dise, avec toute l’hypocrisie de la politesse : Voilà une belle partie de jardin. Vous voulez qu’on laisse couler & serpenter en liberté ces eaux qu’on emprisonne à grands frais dans des conduits souterrains ou dans des figures régulières. « On a de moins, dites-vous, la dépense des canaux, des regards, des tuyaux, leur entretien, dont on se plaint par-tout où il y a des eaux, & l’on n’avertit pas le samedi que les eaux joueront le dimanche pendant trois heures ».

Discerner les vraies beautés de la campagne, en jouir, les décrire, les faire naître, étoit pour vous, Monsieur, un amusement presque étranger, que vous vous étiez rendu propre à force de goût ; la gloire des Héros vous est plus naturellement familière, & quand vous la célébrez, vous écrivez votre Histoire.

Si l’éloge de l’homme illustre que vous remplacez étoit un de ces devoirs pénibles auxquels on cherche à se soustraire, j’en serois dispensé par tout ce que vous venez de dire à sa louange ; le désir de lui procurer un digne Panégyriste dans un témoin, dans un juge éclairé de sa gloire militaire, est entré dans les vues qui ont fixé sur vous notre choix ; nous lui avons donné pour successeur son Compagnon d’armes, son Élève, son Émule ; vous avez été choisi pour le louer ; moi, c’est le sort aveugle qui m’associe à cette fonction. Je rends grâces cependant à ce sort, qui règle tout ici, de m’avoir nommé pour rendre un témoignage public à la mémoire d’un tel homme : eh ! qui ne m’envieroit le plaisir de louer (quoiqu’après vous, Monsieur) un des Vainqueurs de Fontenoy, un des Libérateurs de Gênes, le Conquérant de Mahon, le Débellateur de Closter-Séven (car il faut faire ou refaire un mot pour lui) ; le Général vraiment François & fait pour guider des François, qui obtenoit tout du Soldat en le menaçant seulement d’être privé de l’honneur de monter à l’assaut ou de servir à la tranchée ; l’homme aimable, qui conquéroit les cœurs comme les États, qui savoit plaire comme il savoit vaincre, qui forçoit l’envie à lui pardonner ses talens & ses succès de tout genre, en faveur de ses grâces ; le Négociateur habile, l’Homme de Cour fin & délié, sous les traits de l’audace & de la vivacité chevaleresques ; le Héros brillant, célébré par nos Muses les plus brillantes, &, pour tout dire en un mot, l’Alcibiade de Voltaire.

Mais l’Alcibiade François fut plus heureux que celui d’Athènes ; il fut constamment heureux, ce qui le distingue des Héros de l’Histoire ; c’est dans la Fable qu’il faut lui chercher des objets de comparaison ; il est semblable en tout à ce Demi-Dieu dont Théramène retrace à son Élève, tantôt la valeur intrépide, consolant les Mortels de l’absence d’Alcide, tantôt la foi par-tout offerte & reçue en cent lieux ; pendant qu’il punit les oppresseurs & qu’il venge l’Univers, il permet à l’amour de le récompenser, sans arrêter sa course. Les Hélènes, les Péribées, les Arianes, tant d’autres, dont les noms lui sont même échappés, éblouies de sa gloire, charmées de ses grâces, briguent sa conquête, déplorent son inconstance ; toutes le préfèrent, toutes sont préférées ; on retrouve encore ici le Vainqueur à qui rien ne résiste : la galanterie Françoise applaudit à ces nouveaux triomphes qui n’ont rien coûté à la gloire ; elle rapproche avec complaisance les deux brillantes moitiés d’une si belle Histoire, qu’on voit ensuite avec respect se terminer, aussi noblement qu’heureusement, dans le sein de la confiance, de la tendresse, & de la vertu.

Ici la scène change ; le Héros prend un caractère plus imposant & plus vénérable ; c’est le Nestor dont nous avons admiré la vigoureuse vieillesse, le Nestor des Guerriers, le Nestor de l’Académie ; qui a vu cette Compagnie se renouveler tant de fois ; qui, plus long-temps Académicien, plus long-temps Doyen de l’Académie que Fontenelle lui-même, a paru fortifier cette erreur populaire, que l’Académie a toujours un Richelieu à sa tête ou dans son sein ; le Nestor enfin, dont la carrière & si vaste & si pleine embrasse par ses fortunes diverses, par ses exploits, par ses mariages, les trois plus longs règnes de la Monarchie ; car, confondant mes vœux avec mes espérances, je vois déjà le règne présent s’étendre dans l’avenir, égaler, ou surpasser la durée des précédens, & répandre au loin, son influence bienfaisante sur les générations futures.

Je louerai encore, dans M. le Maréchal de Richelieu, un sentiment dont la mesure & les bornes légitimes peuvent laisser lieu à la dispute, mais dont il faut estimer beaucoup le principe ; ce sentiment, c’est son juste respect pour la mémoire du Cardinal de Richelieu, son grand-oncle.

Ce zèle pour la gloire du Cardinal fut long-temps regardé aussi comme un devoir pour chacun de nous, & c’en est un à quelques égards ; on ne peut trop vanter sur-tout son amour pour les Lettres, & l’esprit qui a présidé à notre institution ; on ne peut trop admirer que ce Ministre si absolu, si accusé de despotisme, ait su, dans cet établissement, consacrer avec tant de noblesse les droits de l’esprit humain, la liberté, l’égalité. Si l’équitable & inflexible Histoire, si la vérité inexorable mettent à son éloge des restrictions sévères, M. le Maréchal de Richelieu, ou n’admettoit point ces restrictions, ou les restreignoit elles-mêmes considérablement, & ne vouloit voir dans un grand Homme son parent, que la grandeur & que la gloire. Gardons-nous de blâmer cette disposition, sous prétexte qu’elle ne seroit pas rigoureusement juste ; je craindrois bien plutôt qu’une indifférence coupable, nous détachant des vertus de nos pères, ne nous rendît trop étrangers à leur gloire. Le Poëte le plus philosophe & le plus aimable de l’antiquité désiroit que les illusions de l’amour s’étendissent jusqu’à l’amitié ; qu’une heureuse erreur nous aveuglât sur les défauts d’un ami, comme sur ceux d’une maîtresse, & que cette erreur s’appelât vertu. Qu’il en soit ainsi de la piété envers les parens ; qu’un peu d’excès & d’illusion soit permis dans un sentiment qui peut être la source de tant de vertus : aimons nos aïeux, ou illustres, ou simplement vertueux ; voyons-les plus grands qu’ils n’étoient, pour devenir plus grands qu’eux, s’il est possible.

Combien, vous devez aimer les vôtres, Monsieur ! combien doit vous être chère la gloire de ces illustres Harcourts, qui, sous les premiers Valois, dans les champs de Crécy & de Poitiers, faisoient la destinée de la France & de l’Angleterre ! Vous ne retrancherez point de cette race immortelle ce sensible, ce redoutable Godefroi, tour à tour la terreur & l’appui du Trône, qui, armé contre des Maîtres injustes, leur apprit à ménager des sujets nécessaires ; mais qui, plus intéressant dans son repentir, ramené promptement au devoir par le spectacle d’un fière mort à ses pieds en défendant la patrie, sentit la patrie & la nature reprendre leurs droits dans son cœur, s’empressa d’expier des succès funestes, par des exploits vertueux, & montra comment un grand Homme fait réparer une grande faute. Heureux si de nouveaux orages… Mais laissons ces temps déplorables, où les droits étoient confondus, les talens égarés, les vertus déplacées.

Vous préférerez un autre exemple domestique plus assorti à nos temps, à nos mœurs, aux vôtres, Monsieur ; ce premier Duc d’Harcourt, qui fut si aimable pour être plus utile ; qui fit de l’art de plaire le grand art de négocier, qui ne dicta point le testament du dernier Roi d’Espagne Autrichien, mais qui l’inspira, en faisant aimer aux Espagnols mêmes la France & ses Maîtres ; qui eut la gloire enfin d’éteindre pour jamais ces haines nationales que la rivalité de Louis le Cauteleux & de Charles le Téméraire avoit fait naître, & que trois cents ans de guerre avoient nourries & envenimées. On cherche avec raison des Ambassadeurs qui fassent respecter leur Nation ; ayons-en qui la fassent aimer ; c’est là l’empire du monde, c’est celui que nous assuroit à Madrid votre illustre aïeul.

Combien, je le répète, combien on doit révérer de tels ancêtres ! qu’il est heureux d’en descendre ! & qu’il est beau de leur ressembler !