Discours de réception de l'abbé Trublet

Le 13 avril 1761

Nicolas-Charles-Joseph TRUBLET

M. l’abbé TRUBLET, ayant été élu par Messieurs de l’Académie française à la place de M. le maréchal-duc de BELLE-ISLE, y vint prendre séance le lundi 13 avril 1761, et a prononça le discours qui suit :

 

Messieurs,

Je n’ai jamais eu d’autre ambition que celle d’être admis parmi vous ; et mes sollicitations, pour être moins vives, n’en ont pas été moins constantes. Elles vous ont montré à la fois mes désirs et mon respect, une juste défiance de moi- même, et une haute idée de l’Académie française. Par mon amour et mon estime pour votre Compagnie, je méritais d’être né plus digne d’elle. Ces sentiments et ma persévérance vous ont enfin touchés.

Cependant pouvais-je espérer la place que j’y viens occuper aujourd’hui, celle d’un homme qui avait occupé lui-même dans l’État les places les plus élevées ? L’Académie française, il est vrai, ne connaissant point l’inégalité des rangs parmi les Membres qui la composent remplace indifféremment l’un par l’autre, le Grand qui protège les Lettres par goût, et le simple particulier qui les cultive avec succès. Votre histoire en offre plusieurs exemples, je n’en citerai qu’un ; La Fontaine remplaça Colbert. Mais dans un ordre si différent, leur mérite, leur génie, étaient égaux ; le poète était un homme aussi rare que le ministre.

M. le Maréchal, de Belle-Isle fut un de ces protecteurs éclairés des Lettres, et de ceux qui les illustrent par leurs ouvrages. C’était un mérite héréditaire. Son aïeul avait répandu ses bienfaits sur nos plus célèbres écrivains, et il éprouva leur reconnaissance, même après sa disgrâce. Pellisson, dès lors votre confrère, osa le défendre, et fit des chef-d’œuvres d’éloquence. L’aimable poète que j’ai nommé, La Fontaine, osa le pleurer dans une Élégie touchante. Le cœur seul put la lui inspirer ; le cœur seul put l’instruire à gémir, et lui faire prendre un style si différent de son style ordinaire.

Mais quels ont été mes succès dans ces Lettres toujours si protégées par les vrais hommes d’État ? Bien loin d’y avoir acquis cette célébrité, qui tant de fois a déterminé, hâté même les suffrages de l’Académie, à peine leur dois-je quelque réputation. Qu’on ne me croie point modeste ; je n’ai pas droit de l’être ; je ne cherche point à le paraître ; je ne suis que sincère, mais je le suis sans effort. Comment donc ai-je osé élever mes vœux jusques à vous, et pourquoi les avez-vous remplis ? Je dois faire votre apologie et la mienne, excuser ma hardiesse, et justifier votre indulgence.

Dans l’esprit de votre établissement, la qualité d’Académicien est un titre d’honneur, mais plus encore un engagement à un travail commun à la Compagnie ; vos Statuts le prescrivent et le règlent. Or, Messieurs, sans me croire digne de l’honneur, je me suis senti capable du travail. J’ai étudié de bonne heure notre langue dans les ouvrages de vos prédécesseurs ; j’ai continué cette étude dans les vôtres ; et j’ai cherché à mettre au moins dans les miens la correction et la pureté du style. De-là mes vœux ; de-là sans doute votre choix.

Un autre motif a pu encore vous parler en ma faveur. Je n’ai employé auprès de vous aucune des voies proscrites par vos Statuts, et à peine ai-je fait ce qu’ils me permettaient. Il m’a suffi que vous connussiez mes désirs.

Enfin, j’ai compté d’illustres amis dans l’Académie française, les La Motte, les Fontenelle, les Maupertuis ; et vous m’avez su gré de mon zèle pour leur mémoire. J’y en compte encore plusieurs. Vous le deviendrez tous, Messieurs, je m’en fie à mes soins pour le mériter, et surtout à vos vertus.

Le dernier que j’y ai perdu1 , et qui longtemps mourant sous vos yeux, a reçu de plusieurs d’entre vous des soins si assidus, n’en voyait aucun sans lui recommander son ami. Vos réponses étaient favorables ; il m’en faisait part ; et l’espérance de m’avoir pour successeur, le consolait de ne m’avoir pas eu pour confrère.

Vous avez plus fait, Messieurs ; une autre place a vaqué avant la sienne ; il m’en parlait quelquefois, et avec d’autant plus d’intérêt qu’il y avait reçu celui qui l’occupait. Il n’osait pourtant me la désirer, et vous me l’avez accordée. Je n’en sens que mieux mon impuissance à vous remercier d’une manière digne de vous, digne du bienfait, et de la reconnaissance qu’il m’inspire.

Vous ne m’en désavouerez point, Messieurs ; il n’est peut-être aucun de vous, eût-il mérité par des çhef-d’œuvres l’honneur que je reçois aujourd’hui, qui n’ait craint pour sa gloire, lorsqu’il a fallu vous rendre grâces de ce qui y mettait le comble. Depuis plus d’un-siècle qu’un homme éloquent, le célèbre Patru, établit par son exemple, l’usage des remerciements académiques, ils sont devenus, de jour en jour plus difficiles ; et si quelque chose pouvait modérer l’ambition de vous être associé, ambition si vive, si générale, dès-lors si honorable à l’Académie, c’est le discours à prononcer devant vous et après vous, sur une matière que vous avez épuisée.

Cependant, quelque persuadé que paraisse le public de l’extrême difficulté des remerciements académiques, et jusqu’à en faire une espèce d’impossibilité, il les juge avec-la dernière rigueur. Vous n’en usez pas ainsi, Messieurs ; de tous ceux qui m’écoutent, vous serez les plus indulgents. Vous avez eu à remplir le même devoir ; et si vous avez vaincu la difficulté, vous l’avez sentie.

Mais de quoi me plains-je, Messieurs ? Je vous dois l’Éloge de mon prédécesseur ; et quelle matière fut jamais plus neuve, plus riche, plus variée ! Je dois peindre un guerrier, un négociateur, un ministre d’État ; sous tous ces rapports, infatigable dans le travail, par zèle ; inépuisable en ressources, par génie… Non, Messieurs, ce n’est pas de moi que vous attendez un portrait trop au-dessus de mes connaissances, et surtout de mes faibles talents. Vous attendez de l’Académicien qui va prendre la parole. Le sort l’a mis à votre tête, mais vous l’eussiez choisi. Je vois votre impatience, et je la partage. Si j’avais commencé l’Éloge de M. le Maréchal de Belle-Isle, tout vrai qu’il serait, vous me presseriez de le finir, sûrs d’en entendre un plus éloquent et non moins vrai ; il vaut donc mieux ne le pas commencer. Pour me prêter à un empressement si juste, j’omettrai encore, quoi qu’il en coûte à mon cœur, ces autres Éloges dont votre reconnaissance a imposé la loi à vos nouveaux confrères ; les Éloges de Richelieu, qui ne conçut que de hautes idées, et fonda l’Académie ; de Séguier, qui la recueillit et la maintint, prête à se dissiper et à s’éteindre après la mort de Richelieu ; de Louis le Grand, qui daigna hériter d’un de ses sujets le titre de votre Protecteur, et par cette grâce, crut ajouter à sa gloire. J’omettrai même l’Éloge du Monarque chéri, qui s’étant encore réservé le même titre, l’a fixé pour jamais dans la personne de nos Rois ; et je me bornerai aux vœux les plus ardents pour la conservation de sa personne sacrée. Ce vœu renferme tous les autres et tous ceux qu’il fait lui-même pour le bonheur des peuples. Qu’il vive, et ce bonheur est assuré. Qu’il vive, et la paix sera le fruit de ses vertus, ou de ses victoires.

1 M. l’abbé du Resnel.