Discours de réception de M. de Chateaubrun

Le 5 mai 1755

Jean-Baptiste VIVIEN de CHATEAUBRUN

M. de Chateaubrun, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. de Montesquieu, y est venu prendre séance le lundi 5 mai 1755, et a prononcé le discours qui suit :

Portrait de M. de Montesquieu

 

Messieurs,

Dès sa jeunesse, son imagination si noble, si riante, si féconde se déploye ; nouvel Amphion, au son d’une lyre qu’Apollon même prend pour la sienne, il élève un temple enchanteur1. Les Graces se hâtent d’en poser les fondemens, leurs mains légères lui présentent les matériaux de ce charmant édifice, elles en ordonnent la symétrie, elles l’embellissent de Peintures où elles se représentent par-tout ; et reçoivent du sentiment ce coloris immortel, dont le seul sentiment possède le secret.

La scène change : M. de Montesquieu paroît dans ces climats d’où la lumière s’annonce à toute la nature. Quel est ce nouveau genre de correspondances2 ? Mais lui-même les couvre d’un voile et les cache à mes regards. Je ne les réclame point, la gloire de M. de Montesquieu peut faire des sacrifices sans s’appauvrir.

Il marche à pas de géant dans la carrière du génie ; je les vois aux prises, pour ainsi dire, avec les maîtres du monde. Il demande compte aux Romains3 de leur agrandissement et de leur décadence ; la fortune aveugle n’a point d’autels aux yeux de cet examinateur judicieux et sévère. Chaque effet a son principe, et il sait le trouver. Il analyse les événemens, il décompose le cœur de l’homme, qui n’a rien d’obscur pour lui ; l’apparence du vrai n’est jamais le vrai devant lui ; il distingue le prétexte du véritable mot. La politique du Sénat de Rome, quelque profonde qu’elle soit, n’échappe point à ses regards ; il pénètre tout, il démasque tout. Il regarde les vaincus d’un œil attentif comme il a regardé les vainqueurs. Toutes les nations passent successivement devant lui ; il se donne l’expérience de plusieurs siècles, et s’ouvre la route à un autre ouvrage plus admirable encore. Vous me prévenez, Messieurs, c’est l’Esprit des Lois.

D’anciens législateurs crurent avoir pourvu au bonheur de leurs concitoyens, et même à celui de tous les hommes ; mais leurs lois dans l’exécution devinrent un nouveau mal. Dracon donna tout à la terreur, et ne fit que des esclaves. Solon accorda tout à la liberté, et ne produisit que l’anarchie. Lycurgue ôta tout à la nature, et ne fit que des malheureux. Les Romains établirent des lois pour étendre ou pour assurer leurs conquêtes, et non pour rendre les hommes meilleurs. L’ouvrage de M. de Montesquieu étoit nécessaire à l’humanité.

Il laisse au despotisme de l’Asie des principes qu’il ne pourroit détruire sans bouleverser une partie de la terre ; mais il l’environne d’écueils et de précipices, il le trouble, il ‘épouvante, et lui montre à chaque moment des bras levés pour le renverser. Ce despotisme est le fléau des hommes ; M. de Montesquieu n’a pas voulu qu’il pût être heureux.

C’est à des gouvernemens où l’empire est légitime, où l’obéissance est honorable, où le bonheur des maîtres et des sujets est toujours en proportion de la fidélité qu’ils apportent à remplir leurs devoirs respectifs ; c’est à ces Gouvernemens que M. de Montesquieu a consacré ses veilles et son travail. Il en a établi les principes avec une solidité incroyable ; il en a saisi les différences avec un discernement exquis ; il a tracé à chacun la route qu’il doit tenir pour être heureux : Le remède est toujours à côté de l’inconvénient. Il a connu tous les mobiles qui déterminent les hommes au bien et au mal. Il a mesuré les degrés de force que les passions peuvent opposer à l’éducation, à l’honneur, à la vertu ; il a enchaîné les passions par les passions même, quand elles rompoient l’équilibre. Jamais les ressorts du monde moral n’ont été combinés avec tant de justesse, ni n’ont eu des directions si certaines.

Que l’ame est belle à considérer dans ces ouvrages où elle s’élève au-dessus d’elle-même ! Par-tout ailleurs elle n’est que l’homme : mais dans ses essors heureux, et dans les ouvrages de génie, elle est véritablement l’image de l’intelligence suprême.

Mais M. de Montesquieu, que je viens de regarder dans un point de vue si élevé, ne perdoit-il point quelque chose à être vu de près dans le cours de la vie privée ? Non, Messieurs, il y gagnoit encore ; il avoit les qualités du cœur, si préférables au génie même.

Heureusement né, son éducation, ses propres réflexions, le grand usage du monde embellirent son ame, sans altérer en lui les dons de la nature. Simple comme elle, il n’avoit point de prétention, et ne manquoit jamais de plaire ; il avoit un goût juste qui le mettoit toujours au ton de ceux avec lesquels il se trouvoit ; une politesse noble qui l’assortissoit à tous les états ; une bonté qui lui gagnoit tous les cœurs. Homme de condition et homme de lettres, il sut toujours allier l’un à l’autre, sans affecter ni l’un ni l’autre. Aimé de tous, il n’en devint que plus aimable.

Les mêmes sentimens qui le rendirent bon mari, bon père et bon ami, s’étendirent jusques sur ses compatriotes, et même sur le genre humain. Son dernier ouvrage est une preuve à jamais subsistante de la ferveur et de l’immensité de ses désirs pour le bonheur des hommes. Aussi a-t-il échauffé toutes les nations de l’Europe d’un amour tendre pour l’auteur. Il les avoit presque toutes parcourues, et il avoit également réussi chez toutes.

Propre à faire les délices de la société dans laquelle il se comptoit pour rien, ses vertus étoient sincères, il étoit avec lui-même ce qu’il paroissoit aux autres. On ne lui a point trouvé de défaut, et ce qui comble son éloge, personne n’a jamais désiré de lui en trouver.

  1. Le temple de Gnide.
  2. Les Lettres persanes.
  3. Considérations sur les causes de la grandeur des Romains, et de leur décadence.