Réponse au discours de réception de l’abbé Maury

Le 27 janvier 1785

Louis-Jules MANCINI-MAZARINI, duc de NIVERNAIS

Réponse de M. le duc de Nivernois
au discours de M. l'abbé Maury

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 27 janvier 1785

PARIS LE LOUVRE

     Monsieur,

C’est un hasard malheureux pour vous que celui qui me charge d’avoir l’honneur de vous répondre, & je ne me cache pas ce que vous y perdez. Obligé de remplacer M. l’Archevêque de Toulouse, je sens mon insuffisance, je l’avoue sans honte, je remplis un devoir, & je n’aspire qu’à de l’indulgence.

Heureusement pour moi, Monsieur, le choix que l’Académie vient de faire en vous adoptant, diminue beaucoup le poids de la fonction dont je suis chargé. Que pourrois-je apprendre de vos talens à cette Assemblée ? Que pourrois-je dire de ceux de votre prédécesseur, que vous n’ayez dit bien mieux dans le Discours que vous venez de prononcer ? On seroit même presque tenté de croire que, malgré tout le mérite de M. de Pompignan, la Compagnie, au no de qui j’ai l’honneur de parler, pourroit s’abstenir de célébrer son nom dans des murs si peu témoins de sa présence. Il y est entré précédé de sa réputation ; il y a paru un instant ; & il en a disparu pour jamais, nous laissant à nous plaindre & de son absence, & des motifs qui en furent la cause ; mais quels qu’ils puissent être, nous ne saurions priver sa mémoire du juste hommage qu’ont mérité ses talens ; c’est un tribut que doit l’Académie à quiconque meurt avec des droits à l’estime de la Postérité.

M. de Pompignan les avoit acquis à plusieurs titres, parce qu’il s’étoit exercé dans plusieurs genres. L’étude des langues savantes & des Langues modernes l’avoit mis en état de traduire ou d’imiter avec succès les morceaux de Poésie ou ancienne ou étrangère les plus précieux. Hésiode & Pindare, Virgile & Horace, Shakespeare & Pope sont devenus tour à tour sous sa plume des Poëtes François. Familiarisé même avec la Langue des Livres saints, il a su, il a osé, après Rousseau, naturaliser en France les Psaumes, les Cantiques, les Prophéties, en cinq livres de Poésies sacrées, où on trouve souvent des strophes dignes de la sublimité du sujet, & où l’on s’instruit toujours dans des notes où l’Auteur déploye une érudition vaste & une critique judicieuse. Enfin des Odes, des Épîtres, des Poésies familières, des Ouvrages dramatiques & lyriques tirés de son propre fonds, ont encore ajouté à sa gloire ; & sans trop présumer de ses forces, il n’a pas craint d’entrer dans la même lice où avoient brillé avant lui Boileau, Quinault, Corneille & Racine, Rousseau & Voltaire. Il étoit impossible de surpasser de semblables devanciers, peut-être même de les égaler ; mais la seconde place est assez honorable après eux, & une versification élégante, correct & harmonieuse, un goût pur & formé sur l’antique, assurent à M. de Pompignan cet honneur qu’il n’est pas aisé de mériter.

Je dirai après vous, Monsieur, qu’il avoit pour les Anciens une espèce de sentiment religieux ; mais j’ajouterai que son culte n’étoit pas de la superstition. Il les regardoit en même temps, & comme des guides qu’il faut suivre, & comme des modèles dont on peut approcher.

Eux seuls sont leurs pareils (dit-il). Sans l’Iliade,
Nous aurions Alaric, mais non la Henriade.

Ajoutons à cet éloge du seul Poëme Épique dont la France puisse s’honorer, que ce Poëme si plein de beauté a été le fruit de la jeunesse de son Auteur, ce génie rare à qui la Nature destinoit une si longue & si vaste carrière de gloire dans tous les genres. C’est que les hommes nés pour faire honneur à leur siècle, commencent de bonne heure à se distinguer, & M. de Pompignan lui-même en offre un exemple. À peine âgé de vingt-quatre ans , il fit représenter sa Tragédie de Didon, digne des applaudissemens qu’elle reçut au Théâtre, & de l’estime des Gens de Lettres, qui y mit le sceau. L’immortel Racine avoit terminé ses travaux dramatiques par un chef-d’œuvre enrichi des plus sublimes traits de l’Écriture ; on vit avec étonnement un jeune homme s’approprier avec succès dans son premier Ouvrage les plus grandes beautés de Virgile. Les encouragemens ne pouvoient pas manquer à un pareil essai ; ils lui furent prodigués, & le jeune Auteur entra dans le monde littéraire sous les auspices les plus heureux & les plus flatteurs.

Mais la carrière des Lettres n’est pas la seule où M. de Pompignan se soit distingué. Il étoit né Magistrat, & dans sa jeunesse il s’étoit livré à l’étude des Lois & de la Jurisprudence : revêtu de la Charge d’Avocat général dans une Cour des Aides, il fonda toutes les profondeurs de l’assiette & de la perception des impôts ; & portant dans cette étude aussi sèche qu’importante son ardeur infatigable pour le travail, il se rendit bientôt capable d’exercer dignement ce ministère si difficile, qui impose le double devoir de veiller en même temps aux intérêts du peuple & à ceux du fisc. Il s’acquitoit de ces nobles fonctions dans l’une des contrées qui jadis avoit vu Agricola présider à leur administration avec tant de sagesse : il y montra les mêmes vertus ; mais il ne fut peut-être pas aussi bien que lui en tempérer l’usage par une prudente économie. Il ne sut peut-être pas assez que leur pratique demande de la mesure, sur-tout la pratique du zèle : vertu dangereuse, même pour celui qu’elle anime, quand elle n’est pas circonscrite dans ses justes bornes. Un discours éloquent où il s’abandonnoit à tout son enthousiasme pour la réformation des abus, fut regardé comme l’effervescence inquiétante d’un esprit qu’il falloit réprimer. M. de Pompignan fut exilé, & cette disgrace le dégoûta d’un état où il se voyoit entre le danger de paroître s’exagérer ses devoirs, & celui de ne pas les remplir à son gré dans toute leur plénitude. La Charge de Premier Président dont il fut pourvu ensuite, ne put le rattacher à la Magistrature ; & il y renonça au bout de quelques années pour se donner tout entier à la République des Lettres.

Il auroit pu y trouver la gloire & le repos ensemble ; il n’y trouva que la gloire. Le repos sembloit le fuir, les querelles sembloient le suivre. Il eut des admirateurs, & il les mérita ; mais il n’eut guère moins d’ennemis, & on lui reprocha de se les être attirés. Quoi qu’il en soit il les auroit aisément regagnés, s’il leur avoit laissé le temps, s’il les avoit mis à portée de reconnoître, en le pratiquant, que la bonté de cœur & l’amour du vrai faisoient le fonds de son caractère ; si un naturel ardent & peu flexible ne lui avoit fait préférer le parti du schisme à celui de la tolérance & des ménagemens. On n’en doit point aux vices ; mais on en doit aux opinions, & même aux erreurs, sur-tout lorsqu’on est sans mission pour les combattre.

Lors même que l’on est chargé par état de les attaquer, il est beau, il est sage, il est utile de ne faire jamais parler au zèle que le langage de la charité, & de reprendre les hommes sans les aigrir, parce que si on les aigrit on ne les corrige pas. La Société repousse & la Religion désavoue l’Orateur Chrétien qui tenant en main le flambeau de la vérité, l’allume pour brûler & non pour éclairer. Heureux celui qui ne tonne que pour avertir, & qui n’aspire à des conquêtes que pour répandre la consolation & les bienfaits !

C’est ainsi, Monsieur, que s’acquièrent une immortelle renommée les grands Hommes du Clergé François, dont vous avez si bien analysé l’esprit & les Ouvrages dans votre excellent Discours sur l’Éloquence de la Chaire ; vous nous avez révélé tous les secrets de leur génie, mais vous avez fait plus encore : Pénétré de leur esprit, vous vous êtes attaché à le conserver, comme les Élèves de Raphaël ont su perpétuer dans son École la pureté de son dessin & la sagesse de ses ordonnances, s’ils n’ont pu atteindre tout à fait jusqu’à la sublimité de ses conceptions & à la grace inimitable de ses contours. Organe après Fénelon & Bossuet, après Bourdaloue & Massillon, de la parole sacrée, vous ne lui avez rien laissé perdre de ses droits ; vous nous avez fait voir Elisée portant dignement le manteau de son maître.

Exciter les riches à la charité, les pauvres au travail ; humilier l’orgueil des Grands sans les exposer à la haine des petits, & consoler ceux-ci de leur infériorité sans les affranchir des liens utiles de leur subordination ; montrer la vérité sans voile, enseigner la Religion sans fanatisme ; & mêler à ses saints préceptes les leçons de Morale & de la Philosophie, pour la faire pénétrer dans tous les esprits : telles sont, Monsieur, les sublimes fonctions que vous avez eues à remplir dans les Temples de la Capitale ; tel est le noble genre des succès qui vous ont fait appeler à ceux de la Cour.

C’est à la Cour, Monsieur, que l’exercice de votre auguste ministère est souverainement important, délicat & difficile. On doit la vérité aux Rois : c’est le seul bien qui peut leur manquer. On la doit sur-tout à un jeune Roi qui l’aime, & qui la cherche pour la faire servir au bonheur de ses Peuples. Mais autant une crainte pusillanime qui arrêteroit la vérité sur les lèvres du Ministre des Autels seroit une prévarication vile & coupable, autant seroit répréhensible une audace téméraire qui violeroit le respect qu’on doit toujours à son Roi, même en l’enseignant, même en lui présentant le miroir où il doit reconnoître ses foiblesses. Ces deux écueils placés sur la route de vos pareils sont fameux par plus d’un naufrage, & ce n’est pas un petit mérite à vous de les avoir évités. Le mérite de savoir parler aux Princes sans adulation & sans témérité, n’est ni commun ni médiocre ; il ne peut appartenir qu’à une ame élevée jointe à un esprit judicieux qui connoît la concordance nécessaire mais difficile de tous les devoirs entre eux.

Il me seroit aisé de m’étendre davantage sur ce qui vous concerne, Monsieur, & je serois écouté avec plaisir ; mais les éloges académiques ne sont pas institués dans la vue de flatter l’amour-propre de nos nouveaux Confrères ; ils ont un but plus sage, une intention plus pure. L’objet de l’Académie est de justifier ses choix aux yeux du Public à qui elle doit rendre compte de ses motifs, parce qu’elle ambitionne son suffrage ; & sous ce point de vue, Monsieur, je ne dois pas m’attacher à une énumération détaillée de vos succès, qui sont si bien connus parmi tous les ordres des Citoyens.

Ils brilleront encore avec plus d’éclat, & bientôt le plus glorieux de vos triomphes sera consacré par un monument que le Roi destine à ce Héros de la Charité, dont vous avez si dignement célébré les vertus. Vous avez fait pour S. Vincent de Paul plus que n’avoit fait sa canonisation même. Elle n’a pu lui assurer que le culte de ceux qui ont le bonheur de professer la Religion dont il a été un des principaux ornemens ; & vous, Monsieur, dans le beau Panégyrique où vous nous invitez à l’honorer avec autant d’attendrissements que d’admiration aux pieds des Autels, vous l’avez montré aux hommes de tous les climats & de toutes les Religions, à l’Univers enfin, comme un bienfaiteur de l’humanité entière, à qui toute ame sensible doit un tribut d’amour & de reconnoissance. La statue de cet homme unique sera un jour offerte à nos hommages, & c’est à votre éloquence que nous la devrons : ainsi, Monsieur, vous verrez s’associer votre gloire à celle de votre Héros & à celle d’un Monarque qui a la vraie piété des Rois, puisqu’il met la sienne dans l’amour du bien public, de l’ordre & des mœurs. Il n’y a point d’adulation à vous féliciter de cet avantage, & je remplirois mal mon devoir, si je gardois le silence sur un si noble prix décerné à vos talens.

Ils vous ouvrent aujourd’hui les portes de l’Académie, Monsieur ; mais dès long-temps ils lui avoient inspiré un sensible intérêt ; & vous n’avez pas oublié la preuve qu’elle vous en a donnée, lorsqu’à sa sollicitation vous avez reçu un bienfait de Sa Majesté : récompense plus honorable encore qu’utile de votre beau Panégyrique de S. Louis. Aussi, Monsieur, assurée depuis long-temps de la reconnoissance dont vous venez de lui rendre un hommage public, la Compagnie pressent avec plaisir que vous remplirez avec exactitude les devoirs que la qualité d’Académicien vous impose. Ils sont doux à remplir pour un Homme de Lettres aussi honnête qu’éclairé. Les sentimens d’une confraternité sincère, source d’une aménité constante dans les entretiens, dans les disputes même, & une assiduité régulière à des Assemblées où l’on trouve un commerce utile d’instructions réciproques : voilà ce que l’Académie exige de ses Membres, plus encore que les talens ; voilà ce qu’elle attend de vous, Monsieur ; & c’est ainsi que vous lui ferez oublier la perte qu’elle fait dans l’Écrivain illustre que vous remplacez, & l’espèce de divorce qu’elle a pu lui reprocher.

M. de Pompignan étoit né en 1710, il a donné sa Tragédie de Didon en 1734.

Au moment du règne de Vespasien.