Réponse au discours de réception du maréchal de Belle-Isle

Le 30 juin 1749

Jean-François DU BELLAY du RESNEL

Réponse de M. l’Abbé DU RESNEL,
Directeur de l’Académie Françoise
au discours de M. le Maréchal Duc DE BELLE-ISLE

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le 30 juin 1749

PARIS PALAIS DU LOUVRE

Monsieur,

Décoré de ces titres éclatans, de ces importantes dignités, & de ces brillantes distinctions, qui sont la récompense du mérite & de la valeur ; comblé de toutes les faveurs dont le plus grand & le plus juste des Maîtres peut payer le zèle d’un Sujet prodigue de son sang pour le service de la Patrie, étoit-il quelque nouveau genre de gloire digne de vous, digne de la réputation que vous vous êtes acquise parmi nous & parmi les Étrangers ?

Oui, Monsieur, il en étoit un encore. Vous avez pensé comme ces Héros 1, dont les noms vivront à jamais dans les Annales de la France, & dans les Fastes de cette Compagnie. Revêtus comme vous de la plus haute dignité où la vertu militaire puisse élever, célèbres par une suite d’actions également honorables pour eux & pour la Nation, ils se sont fait honneur d’entrelacer les lauriers qu’ils avoient moissonnés aux champs de Mars, avec ceux qu’Apollon dispense à ses favoris : couronnés par les mains de la Victoire, ils ont eu la noble ambition de l’être par les mains des Muses. Dans tous les temps on les a vues à la suite des Guerriers ; elles ont accompagné les Alexandres & les Césars dans leurs conquêtes ; dans la retraite, elles ont fait la plus douce occupation des Scipions & des Condés.

Nous sommes donc très flattés, Monsieur, mais nous ne sommes point surpris que vous ayez désiré d’être admis dans leur sanctuaire. Il touche de trop près au Temple de Mémoire, où déjà vous vous étiez assuré une place, & à si juste titre.

La nature vous a formé pour être, selon les diverses circonstances des temps, tout ce que demandoient les importans emplois qui vous ont été confiés. Par la facilité que vous avez à descendre des plus grandes affaires jusqu’aux plus petits détails, il n’est rien de si étendu que votre esprit n’embrasse. Fécond en ressources dans les occasions où il sembloit que la prudence humaine n’en pouvoit plus imaginer, tout ce qui vous a paru nécessaire, vous a paru possible, & l’est devenu.

Nos braves François sont-ils investis dans une ville immense & ruinée, où leur valeur ne peut se défendre, & dont il paroît encore plus impossible qu’ils puissent se dérober ? Vous forcez tous les obstacles que la rigueur de la saison, la longueur & la difficulté des marches, les efforts d’une armée nombreuse opposent à leur retraite. Elle s’exécute avec autant d’ordre, avec autant de sûreté, que si les ennemis ne vous eussent suivi que pour être les témoins & les admirateurs de ce que peut la vigueur du génie, jointe à la grandeur du courage.

L’irruption d’une armée formidable dans une de nos Provinces y répand-t-elle une allarme générale ? Par de savantes manœuvres qu’il n’appartient qu’aux Maîtres de l’art d’expliquer, vous la chassez de nos frontières. Elle se retire avec une perte aussi considérable, que si elle eût été défaite en bataille rangée.

Ce n’est pas assez pour vous d’en avoir délivré la France. Par des moyens dont le succès seul a prouvé la possibilité, vous fournissez à de généreux Alliés des secours continuels d’hommes & de vivres ; vous secondez si habilement la valeur de cet illustre François2 , l’objet de leurs regrets & des nôtres, que les efforts des Puissances conjurées deviennent inutiles. Ce siége à jamais célèbre, & par leur opiniâtreté, & par la vigoureuse résistance qu’elles ont éprouvée, est levé. Gênes ne craint plus pour sa liberté ; & si l’ennemi ne peut encore se résoudre à laisser échapper une si belle proie, ce digne héritier du nom & des qualités supérieures du grand Armand, leur ôte tout espoir de la ravir. Quelle gloire pour nous de compter parmi nos Confrères les deux libérateurs d’une République, dont la ruine auroit entraîné celle de l’Italie !

Mais peut-être est-il moins glorieux pour vous, Monsieur, d’avoir fait échouer les vastes projets d’une Princesse que les siècles à venir égaleront aux Héros de son auguste Maison, que de l’avoir forcée par vos vertus à vous donner les preuves les moins équivoques d’estime & de confiance. Frappée de la noblesse de vos sentimens, dans les occasions même où vous détruisez ses espérances, cette digne héritière des Césars, vous rend moins le médiateur que l’arbitre des grands intérêts qui laissoient encore tant de semences de division entr’elle & nos Alliés.

Déja l’Angleterre avoit donné un témoignage éclatant de l’impression que vos rares qualités sont même jusques sur les ennemis de la France. C’est comme Prisonnier que vous êtes transporté dans cette Isle, & vous y êtes traité en Ambassadeur. La Nation, les Ministres, le Roi même, vous comblent des plus grandes marques de distinction. Généralement honoré, mais aussi généralement redouté, on vous y accorde tout, excepté la liberté.

Dans des chaînes si glorieuses, vous n’étiez pas moins grand que dans cette mémorable Ambassade, où soutenant avec tant de dignité l’honneur de la Nation, vous régniez sur tous les esprits par la supériorité du vôtre, & par la force de votre éloquence ; où devenu l’ame d’une des plus augustes, mais des plus orageuses Assemblées qu’on ait peut-être jamais vues, vous en dirigiez tous les mouvemens ; où parmi tant d’intérêts opposés vous fites triompher ceux de la France, & donnâtes un Chef au Corps Germanique.

Si tous les genres où brille le talent de la parole, le plus difficile est celui qui est propre au Négociateur, parce qu’il n’y en a point où l’art soit plus nécessaire, & cependant où il doive moins paroître, quelle idée ne devons-nous pas avoir de l’éloquence ? Mais la preuve que vous venez d’en donner, suffiroit seule pour nous montrer combien nous devons nous applaudir de notre choix.

Quelle force, quel sentiment n’avez-vous pas mis dans la peinture que vous nous avez faite de la droiture de cœur & d’esprit qui nous rendra toujours précieuse la mémoire de M. Amelot ? Vous avez renouvelé notre juste douleur ; mais en la renouvelant, vous en avez presque adouci l’amertume ; & je n’aurois pas la présomption d’ajouter de nouveaux traits au tableau que vous avez offert à nos regrets, si l’on pouvoit jamais trop faire connoître un des hommes qui a le plus gagné à être connu, & qui a toujours le moins cherché à l’être.

Éloigné de toute espèce d’ostentation, ses manières étoient si simples & si douces, il paroissoit si peu occupé du désir d’attirer sur lui les regards des autres, que le commun des hommes n’auroit peut-être pas rendu toute la justice qui étoit dûe à ses talens, si de degrés en degrés ils ne l’eussent élevé jusqu’au Ministère.

Dans un poste si flatteur, & peut-être encore plus redoutable, il se prêta à la fortune, mais seulement assez pour lui laisser le pouvoir son bonheur ; jamais assez pour qu’il dépendit d’elle de le lui faire perdre.

Tous les momens dont l’intérêt de l’État lui permettoit de disposer, il les donnoit à sa famille & à ses anciens amis ; il s’y livroit alors tout entier, & avec cette gaieté qu’inspire la confiance de n’avoir aucun reproche à craindre de soi-même ni des autres. Il portoit dans la société un esprit si aimable, qu’il n’y donna jamais lieu à personne de souhaiter qu’il en eût moins.

Convaincu par une longue expérience que rien dans la vie n’offre des plaisirs mieux assortis à toutes espèces de fortunes & de situations, que l’étude des Lettres & des Arts, M. Amelot en faisoit ses plus chères délices, dans les temps même qu’il ne pouvoit en faire son occupation. Il les goûtoit d’autant mieux, qu’il joignoit à la connoissance des langues savantes celle de la Géométrie & des Sciences exactes,

Il faut pourtant l’avouer, quelques attraits que puisse avoir l’étude, elle n’est guères une ressource que pour ceux qui l’ont aimée, jusqu’à s’en faire une occupation. Le tumulte des affaires & l’enivrement de la fortune nous en font-ils perdre insensiblement le goût ? N’y recourons-nous que comme à un remède contre l’ennui & le désœuvrement ? Alors l’étude tient toujours de la nature du remède, qui par lui-même inspire un certain dégoût, & qui nous avertit tout au moins de la tristesse de notre situation.

C’est ce que M. Amelot n’éprouva jamais. Les Lettres & les Arts, au milieu de la contrainte & de la fatigue inséparables des grandes places, lui avoient servi de délassement, je dirois presque de consolation. Il n’est donc pas étonnant qu’il y soit revenu avec cette vivacité qui rappelle aux plaisirs dont le devoir seul nous avoit arrachés.

Ainsi passant tour à tour de l’étude des Lettres à celle des Sciences ; partagé entre nos exercices & ceux de cette Compagnie, qui a la nature & les arts pour objet ; jouissant d’une considération d’autant plus flatteuse, qu’il ne la devoit qu’à lui-même ; honoré des graces du Roi, qui l’avoient suivi dans sa retraite, il avoit amené ses amis jusqu’à ne souhaiter rien de plus pour lui, lorsqu’une langueur incurable leur fit perdre, aussi-bien qu’à nous, l’espérance de le posséder encore long-temps. La Religion dont il avoit toujours été pénétré, lui apprit à faire le sacrifice de sa vie avec ce courage qu’elle seule inspire.

Si quelque chose pouvoit nous consoler de ne plus le retrouver parmi nous, ce seroit, Monsieur, l’avantage de vous y voir souvent ; mais nous sommes trop bons Citoyens pour oser le désirer. Cependant nous nous flattons que vous viendrez quelquefois jouir avec nous des douceurs d’une paix à laquelle vous avez eu tant de part. Nous ne craignons pas de le dire, l’amour même dont vous brûlez pour la Patrie, vous en inspirera pour une Compagnie toujours animée, toujours conduite par l’esprit de son Fondateur.

Comme l’objet de ce génie aussi étendu que profond, en établissant l’Académie Françoise, fut de contribuer à la gloire de la Nation, c’est aussi à ce grand objet que chacun de nous se croit particulièrement obligé de rapporter, de consacrer les talens qu’il a reçus de la nature. S’il n’est pas donné à tous d’y travailler avec le même éclat, tous s’y portent du moins avec la même ardeur.

Ainsi, tandis que ceux d’entre nous que le Roi honore comme vous, Monsieur, du commandement de ses armées, ou du gouvernement de ses Provinces, signaleront leur zèle pour son service ; qu’après avoir rendu la Capitale du Pays confié à vos soins, une des plus belles & des plus fortes Places de l’Univers, vous profiterez de la paix, pour la rendre encore une des plus florissantes ; qu’étendant rapidement vos vues de proche en proche sur tout ce qui peut servir à l’avantage de l’État, ou à la grandeur du Souverain, vous continuerez d’augmenter les merveilles de son Règne, les autres dans leurs Écrits les feront passer à la postérité.

Elle y verra un Roi d’autant plus digne de sa vénération, que jamais Roi n’a peut-être ni mieux connu, ni plus aimé la vraie gloire.

Aux yeux de cette multitude d’hommes, incapables de se persuader qu’un Prince ait régné glorieusement, lorsque son Histoire n’étonne pas leur imagination par ces terribles événemens que la guerre entraîne après elle, les Annales de Louis XV offriront des Siéges formidables ; les plus fortes Villes aussi-tôt prises qu’attaquées ; une Place, jusqu’alors l’écueil des plus fameux Capitaines, emportée d’assaut ; de riches & vastes Provinces conquises avec autant de valeur que de rapidité ; de nombreuses & sanglantes victoires ; des batailles où la bravoure Françoise a d’autant plus éclaté, qu’elle étoit animée par la présence du Roi ; en un mot, tout ce qu’on rencontre de plus frappant dans l’Histoire des Princes qui n’ont été que conquérans.

Mais quelque brillante que soit cette gloire, elle n’a jamais fait, Messieurs, l’objet des désirs de votre auguste Protecteur. Il en est une plus rare qu’il ambitionne, celle d’être le Père de ses Peuples, & le Pacificateur des Nations. Il n’a recours aux armes, qu’après avoir épuisé toutes les voies de conciliation. L’intérêt & l’honneur de sa Couronne le forcent-ils de les prendre ? Dès ce moment il fait la guerre avec autant de vivacité que si elle étoit en lui une passion ; & jusqu’au milieu de ses triomphes, il montre un aussi grand amour pour la paix, que s’il regardoit la guerre comme le plus grand des maux. Il ne s’applaudit de ses victoires, que par l’espérance qu’elles détermineront les Puissances liguées à écouter les conditions qu’il leur propose ; & lorsqu’elles sont réduites à la nécessité de les accepter, il ne veut de toutes ses conquêtes, que l’avantage de les sacrifier au repos de ses Peuples & à celui de l’Europe. Aussi bon Roi que grand Roi, il est sur la terre l’image de la Divinité.

1 MM. les maréchaux d’Estrées et de Villars.

2 M. le Duc de Boufflers.