Discours de réception de l'abbé du Resnel

Le 30 juin 1742

Jean-François DU BELLAY du RESNEL

D I S C O U R S

Prononcé le 10 Juin 1742.

Par M. l’Abbé DU RESNEL, de l’Académie Royale des Infcriptions & Belles-Lettres, lorfqu’il fut reçu à la place de M. l’Abbé du Bos.

 

MESSIEURS,

PLUS il eft pour moi glorieux d’être admis parmi vous, plus il m’eft difficile de juftifier votre choix. Si tout m’infpire ici la reconnoiffance, tout en même temps redouble ma timidité. Comment ofer par devant une Compagnie qui s’eft fait admirer dans tous les genres d’éloquence ; & après ces hommes rares, dont la réputation a répandu un nouveau lustre fut une place qui par elle-même fait tant d’honneur ?

 

Il me femble que je vois reparoître vos illuftres Prédéceffeurs dans le lieu même où l’immortalité leur fut affurée ; qu’ils aiment encore la Nation, &, qu’ils revivent dans leurs fucceffeurs. Les noms font changés, les talens font les mêmes.

 

A leur tête paroît le Cardinal votre Fondateur, dont la gloire égalera la durée de cet Empire. Il s’applaudit de l’éclat que donne aux Lettres une Compagnie qui lui fut fi chère ; on peut dire même qu’il a le plaifir d’y renaître en quelque forte.

 

Ne retrouve-t-il pas dans l’héritier de fon nom, la même élévation de fentimens, cet art de perfuader à qui rien ne réfifte, ce zèle fi ardent pour l’État, le même goût pour les arts ; enfin les mêmes vertus dans des places & dans des circonftances différentes, mais des vertus toujours embellies par les graces, qui en femant des fleurs fur fon paffage, ne l’ont point empêché de cueillir des lauriers ?

 

De quelque côté que le grand Armand tourne fes regards, il ne voit rien qui n’éternife fa mémoire. Vous aurez, MESSIEURS, l’avantage d’y avoir contribué, & de lui avoir rendu une partie de la gloire que vous tenez de lui. Le deftin de Richelieu & de l’Académie, eft de fe communiquer réciproquement l’immortalité.

 

Puiffe le défir d’y arriver fous vos aufpices, exciter dans ceux qui cultivent les Lettres, une émulation qui les rende dignes de vos fuffrages ! Puiffe ce même défir me mettre, s’il étoit poffible, en état de réparer la perte que vous avez faite par la mort de M. l’Abbé du Bos ! J’ai l’avantage de lui fuccéder, mais je ne me flatte pas de le remplacer. Cet aveu n’a rien d’humiliant. Il eft dans la République des Lettres des rangs honorables, quoique très-inférieurs à celui qu’y tenoit ce favant Académicien.

La variété de fes connoiffances n’en diminuoit point la profondeur. Il étoit également verfé dans la Littérature ancienne & moderne. Aucun des bons Auteurs Italiens, Efpagnols, Anglois, n’avoit échappé à fes lectures. Une vafte mémoire lui rendoit, avec autant d’ordre que de promptitude, tout ce qu’il lui avoit confié ; mais ce qui le diftinguoit du petit nombre de ceux qui ont eu comme lui ces avantages, c’étoit un efprit vraiment philofophique qui lui faifoit juger des chofes par ce qu’elles font en elles mêmes.

 

Ce caractère judicieux domine dans tous fes Ouvrages, & fur-tout dans fes Réflexions critiques fur la Poëfie & la Peinture. Il y contente d’autant plus fes Lecteurs, qu’il fe contentoit lui-même plus difficilement. Il y fatisfait tout à la fois l’homme de Lettres & le Philofophe. Que de recherches dans ce qu’il dit des propriétés de la Poëfie & de la Peinture, de la Mufique & de la Déclamation des Anciens ! Que de pénétrations dans le manière dont il démêle en nous la caufe du plaifir que donnent ces différens arts ! Rien, felon lui, n’eft plus avantageux à l’homme, que d’ne contracter le goût ; non-feulement ce goût nous fauve d’une ennouyeufe langueur où l’inaction de l’ame nous fait tomber, mais il nous empêche encore de chercher dans les paffions un remède à cette langueur.

 

M. l’Abbé du Bos étoit une preuve de la folidité de ce principe. La multiplicité & la vivacité de fes goûts l’avoit affranchi des paffions, ou du moins de l’empire qu’elles exercent fur ceux à qui n’oppofent pas à leur impétuofité d’utiles & d’innocentes diverfions.

 

Ses voyages en Angleterre, en Hollande, en Flandre, en Italie, lui avoient rendu familiers les ouvrages des plus grands Peintres de toutes les Nations. Par-tout où il s’étoit trouvé, & on peut prefque affurer qu’il s’étoit trouvé par-tout où règnent les beaux arts, il s’y étoit perfectionné par d’étroites liaifons avec ceux qui s’y diftinguoient. On fait volontiers part de fes lumières à ceux qui font en état de les payer avec ufure.

 

Sa maxime étoit qu’un homme d’efprit fait d’auffi bonnes études dans le monde que dans le cabinet ; que celles mêmes du cabinet n’étoient jamais portées à leur perfection, que lorfqu’elles avoient été polies par le commerce des hommes, & qu’il falloit par l’exercice affurer les connoiffances que donne la fpéculation.

 

C’eft par cette raifon que fes voyages étoient entrés dans le plan de fes études; & qu’ils n’en étoient qu’une continuation. L’exacte connoiffance qu’il avoit des beaux arts, auroit rempli la capacité de tout autre efprit que le fien ; mais ils n’en furent que le délaffement. Il avoit tourné fon application du côté de 1’Hiftoire, & de l’Hiftoire confidérée par raport à là politique.

 

Le féjour qu’il avoit fait à Bade & à Utrecht pendant les Congrès qui s’y étoient tenus, l’accès que fon mérite lui avoit donné auprès de la plupart des Miniftres qui s’y trouvoient, l’avoient mis à portée de s’inftruire à fond des divers intérêts des Princes de l’Europe. Il en connoiffoit d’autant mieux l’état préfent, que fon érudition lui fourniffoit tout ce qui étoit néceffaire pour le comparer avec l’ancien.

 

Les lumières qu’il avoit acquifes en ce genre, éclatent particulièrement dans l’hiftoire de la fameufe Ligue de Cambrai. Au jugement des connoiffeurs, il a traité ce grand événement avec l’habileté d’un Hiftorien exact, & avec la fagacité d’un profond politique.

 

Les perfonnes affez heureufement nées pour trouver agréable ce qui ne paroit qu’inftructif, eftiment encore plus fon Hiftoire critique de l’établiffement de la Monarchie Françoife dans les Gaules. Ce dernier Ouvrage eft rempli de recherches favantes, & prefque toujours épineufes. Mais toutes conduifent à des obfervations curieufes, à des vues nouvelles, à d’heueufes découvertes, dont aucune ne s’étoit préfentée à ceux qui avant lui s’étoient propofé d’éclaircir les Auteurs du moyen âge. On peut dire qu’il en eft de leurs Ecrits, comme de ces anciennes Infcriptions que le temps n’a pas encore entièrement effacées ; elles font expofées aux yeux de tous, mais tous n’ont pas les yeux affez favans pour les bien voir.

 

M. l’Abbé du Bos poffédoit cet avantage, & ne s’en prévaloit point pour établir fa réputation fur la ruine de celle des autres. Il étoit trop occupé du défir d’arriver heureufement à fon but, pour s’arrêter à relever malignement les méprifes de ceux qui l’avoient précédé dans la même carrière. Il cherchoit fîmplement à faire triompher la vérité, & non à triompher de ceux qui l’avoient obfcurcie. Bien différent de ces Critiques qui ont parmi les Gens de Lettres, ce que les Mineurs font parmi les Gens de guerre, & dont l’unique talent eft de détruire. Ce n’eft jamais que la néceffité de préparer le terrain avant que d’élever 1’édifice, qui oblige notre favant Académicien à renverfer les ouvrages des autres.

 

Il eft des efprits qui brillent plus qu’ils n’éclairent. Ceux qui ont eu l’avantage de connoître M. l’Abbé du Bos, favent qu’il éclairoit beaucoup plus qu’il ne brilloit. Loin d’avoir aucun empreffement à fe parer de fa fcience, il fe laiffoit, pour ainfi parler, inftruire fur les chofes qu’il favoit le mieux. Mais en même temps il communiquoit fes tréfors littéraires avec tant de facilité, il fe rendoit fi utile à ceux qui avoient befoin de ce que fon travail & fon expérience lui avoient acquis, que principalement dans ce qui avoit rapport à l’Hiftoire de France, à la politique, aux ufages, au cérémonial des Cours étrangères, on alloit à lui comme à un dépôt public, où l’on eft également sûr de trouver ce que l’on cherche, & de le trouver fans peine.

 

Des hommes d’un pareil caractère doivent être regardés comme des bienfaiteurs publics. Et que ne doit-on pas à une Compagnie qui peut fe glorifier de les avoir formés par fes préceptes & par fes exemples ?

 

Les Nations étrangères où les Lettres brillent avec le plus d’éclat, fe réuniffent avec nous pour rendre juftice aux célèbres Auteurs qui ont illuftré le fiècle de LOUIS XIV, & qui font encore la gloire du nôtre. Corneille & Defpréaux font en particulier l’objet de leur admiration. Ils y font regardés comme des Légiflateurs qui doivent être obéis par-tout où s’étend l’empire des Lettres.

 

Quelques uns de ces Peuples prétendent, à la vérité, nous égaler par la grandeur & la fublimité des penfées, par le brillant & la nouveauté des images, par la hardieffe & la profondeur des idées, par la force & la rapidité du raifonnement, par la briéveté & l’énergie de l’expreffion ; mais pour ce qui regarde la jufteffe & la netteté des idées, le choix & la fageffe des ornemens, la propriété & la décence de l’expreffion, la convenance des parties avec le tout, l’ordre & la régularité de l’exécution, ils ne font pas difficulté d’avouer que l’avantage eft entierement de notre côté, tandis qu’ils plaignent hautement que leur Langue abandonnée au caprice d’un ufage aveugle, qui en raccourciffant les mots, les rend fouvent inintelligibles, & prefque toujours défagréables à l’oreille. Ils admirent cette élégance, cette clarté & cette douceur, qui font le caractère de notre Langue.

 

Qu’il me foit permis de demander à qui nous fommes redevables de tous ces avantages ? Pourquoi dans le temps de l’établifffement de l’Académie Françoife, & lors même que le goût de l’étude étoit beaucoup plus répandu parmi nous qu’il ne l’eft aujourd’hui, les Belles-Lettres y avoient fait fi peu de progrès ? Pourquoi la Chaire & le Barreau étoient en proie à l’hyperbole, à l’enflure, & à un amas confus d’érudition ? Pourquoi le Parnaffe François étoit hériffé de pointes & de jeux de mots, embarraffé de métaphores outrées, de comparaifons puériles & de froides allufions, défiguré par un langage qui, tenot plus du délire que de l’enthoufiafme ? Pourquoi on voyoit la bizarrerie, l’indécence & le faux merveilleux régner impunément fur nos Théâtres ? Par quelle raifon notre Langue étoit alors fi imparfaite, fi chargée de mots qui entraînoient la confufion des idées, & notre ftyle fi peu mefuré, que ceux de nos Auteurs qui vouloient donner de la nobleffe & de l’élévation à leurs Ecrits, tomboient prefque toujours dans l’affectation & dans l’obfcurité ? A quoi enfin attribuer le grand changement qui s’eft fait dans la Littérature Françoife depuis cette heureufe époque ?

 

La juftice ne pourra le taire, ni la reconnoiffance le diffimuler. C’eft, MESSIEURS, depuis que l’établiffement de votre Compagnie a fait ceffer parmi nous cette efpèce d’anarchie, qui depuis la chute de l’Empire Romain défola l’Empire des Lettres. Dans ces tems d’obfcurciffement, les grands modelles de l’antiquité étoient peu connus, & perfonne n’avoit affez d’autorité pour y rappeler ceux qui s’eloignoient. En vain s’élevoit-il de temp en temps quelques génies fublimes qui effayoient de fe former eux-mêmes, & de former les autres fur les anciennes règles Ils ne pouvoient feuls ni changer le goût de la Nation, ni forcer nos Auteurs de recevoir un joug que leur pareffe & leur vanité redoutoient également.

 

Il falloit, pour remettre ces règles en vigueur, qu’elles fuffent adoptées par un Corps qui fe fit une occupation de les recueillir avec difcernement, & un devoir de les faire refpecter par fon exactitude à les fuivre. Quoique ce Corps fût compofé de ce qu’il y a de plus diftingué dans tous les Ordres de l’État, il falloit que toute diftinction y fût fondée fur la fupériorité des talens. Il falloit qu’il fût regardé comme un Tribunal dont le public fe crût obligé de recevoir les décifions, ou plutôt que le public mît fes propres décifions comme en dépôt dans ce Tribunal, & que des différens génies, des différens talens, des différens états qu’il raffembleroit, fe formât comme un centre de lumières, dont les rayons fe répandiffent fur les diverfes parties de la Littérature Françoife, & leur communîquaffent la vie, la force & la chaleur.

 

C’eft ainfi, MESSIEURS, que de quelque côté qu’on regarde votre illuftre Compagnie, on trouve qu’elle a parfaitement rempli les vues que le Cardinal de Richelieu s’étoit propofées lorfqu’il en jetta les fondemens. C’eft ainfi qu’après que ce grand Miniftre lui fut enlevé, & qu’elle eut enfuite perdu dans M. le Chancelier Séguier un appui digne d’en foutenir la gloire, le Monarque qui a donné le plus de réputation à cet Empire, crut devoir joindre le titre de Protecteur de l’Académie, à tous ceux qui lui ont mérité le furnom de Grand.

 

Difpenfez-moi, MESSIEURS, de vous rappeler les merveilles de fon régne. Que pourrois-je vous dire qui ne fût au-deffous de l’idée que vous en ont donnée tant de bouches éloquentes, qui ont partagé avec vous la gloire de célébrer fon nom ? Je n’ajouterai qu’un trait au tableau qu’ils vous en ont tracé. LOUIS XIV réuniffoit prefque tous les talens du gouvernement dans celui de connaître, d’employer & d’encourager les talens de fes fujets.

 

Quelle preuve n’en donna-t-il pas, lorfque, dans les derniers momens de fa vie, il confia l’éducation du Prince, fous les loix duquel nous vivons, au grand Homme qui a jouit aujourd’hui fi glorieufement du fruit de fes travaux ? Secondé des heureufes difpofitions que fon augufte Elève tenoit de la nature, il nous a formé un Roi tel que nos vœux le demandoient ; un Roi non moins fenfible à la gloire que fon illuftre bifaïeul ; mais qui fidelle aux inftructions de ce Monarque, n’a jamais eu recours à la voie des armes, qu’après avoir inutilement tenté toutes les autres; qui, dans fes entreprifes, n’a pour objet que d’affurer la tranquillité de fes Etats, & qui ne dépofe fon autorité qu’en des mains où fes fujets dépoferoient eux mêmes leur bien & leur fortune.

 

Quel plus jufte motif de confiance que de voir les vertus du fage Miniflre que l’Europe révère avec nous, toujours accompagnées d’une modération, qui fembleroit incompatible avec tant de grandeur ? Quel autre que lui dans le même rang a jamais confervé ces manières douces & affables, qu’on n’emploie ordinairement que pour y parvenir, & qui fe refroidiffent infenfiblement à mefure qu’on s’élève au-deffus des autres ?

 

Pour vous, MESSIEURS, tandis que quelques-uns de vos illuftres Confrères fignaleront leur zèle pour notre augufte Monarque dans fes Armées ou dans fes Confeils, & que plus près du Trône ils lui porteront les vœux & les hommages de la Compagnie, vous continuerez de confacrer à la poftérité la gloire & la douceur de fon règne ; mon ambition fera de mêler ma faible voix à vos juftes éloges.

 

On peut dire de l’Académie ce qu’on a dit de l’amitié, ou qu’elle trouve dignes d’elle ceux qu’elle s’affocie, ou que du moins elle les rend tels. Convaincu que cette dernière vue peut feule vous avoir porté à jetter les yeux fur moi, je n’oublierai rien pour la remplir. J’ofe me le promettre de l’admiration qu’excitent en moi vos Ouvrages, de la docilité que j’aurai pour vos avis, & des, efforts que je ferai pour les mettre en pratique. On ne devient pour l’ordinaire digne de vivre avec vous, que lorfqu’on eft affez heureux pour y avoir long-temps vécu !