Réponse au discours de réception du marquis de Pompignan

Le 10 mars 1760

Nicolas-François DUPRÉ de SAINT-MAUR

Réponse de M. Dupré de Saint-Maur
Directeur de l’Académie Françoise
au discours de M. le marquis de Pompignan

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 10 mars 1760

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

Vous souhaitiez depuis long-temps de participer à nos Séances, pour observer de concert avec nous les particularités d’un Règne qui fixe l’attention de tous les Peuples ; nous voyions avec peine l’intervalle qui vous séparoit de nous. Enfin vous avez surmonté les obstacles vos occupations vous suscitoient. Nous venons d’entendre les expressions de votre reconnoissance, & les applaudissements du Public sont la preuve qu’il la partage avec vous. Il se rappelle en ce moment avec quelle énergie votre voix s’est élevée pour lui en différentes occasions.

À quel âge vous a-t-il vu marcher sur les traces de Virgile ? Par quel art avez-vous mis dans une action que lui-même ne désavoueroit pas, ses admirables récits ?

Nourri des meilleurs Auteurs anciens & modernes, riche de votre propre fonds, soutenu du commerce de la bonne compagnie, vous avez connu dans 1es autres les désordres du cœur, dans le vôtre les règles du devoir, & l’exacte bienséance.

Vous vous êtes accoutumé de bonne heure à considérer les traits de la belle nature, toujours sûre de plaire par la régularité des proportions & l’unité de dessein ; à rejetter les fausses teintes, & les fleurs monstrueuses qu’assemblent sans choix la vanité, l’ignorance & le mauvais goût ; à donner aux passions le degré de force & le ton convenable.

Vous nous rendez, Monsieur, un Confrère dont l’absence excitoit souvent nos regrets ; vous séjournerez parmi nous, & vos lumières nous en seront plus présentes. Celui que vous remplacez voloit de Royaume en Royaume, & d’une Académie à l’autre ; tant qu’il a vécu cependant, nous ne le regardions pas comme entièrement perdu pour nous ; ses Ouvrages restoient dans nos mains ; son espérance étoit de se réunir un jour à nos Assemblées ; & sa consolation, d’entretenir dans l’amour de notre Langue un Prince qui s’applaudit moins de ses propres talens, que de son estime pour la France, & de son goût pour nos Écrivains.

Il n’est point de Société destinée à cultiver les Sciences, qui ne reconnût M. de Maupertuis ou pour son Chef, ou pour un de ses Membres distingués ; & par cette adoption littéraire, il pouvoit se dire Citoyen du monde entier.

Les mers, les montagnes, les neiges, les forêts lui présentoient d’impuissantes barrières ; & jamais les suffrages des Villes, ni les graces des Cours ne le retinrent dans un enchantement oisif.

Tantôt Uranie le transportant dans les Régions les plus sublimes, lui découvroit les ressorts secrets du mouvement des Astres ; tantôt Vénus lui remettant sa ceinture1 , l’instruisoit à présenter sous une image agréable les mystères les plus cachés de la nature.

Ses recherches épineuses & délicates sur la propriété des expressions & des Langues, sur le progrès des Sciences, sur les objets académiques ; ses Voyages, ses Lettres, tout dans ses Ouvrages annonce l’Homme de réflexion, l’Homme d’esprit & l’honnête Homme.

Ses Adversaires même, car on ne doit pas se dissimuler qu’il n’en ait eu, n’ont pu lui refuser des louanges, & peut-être des pleurs.

Vous arriviez pour le secourir, épouse désolée, qui par la noblesse de vos sentimens annoncez celle de vos aïeux : votre estimable tendresse a mérité que le Ciel, en retirant à lui l’époux qu’il vous avoir donné, pensât à vous épargner le triste spectacle de sa fin. Vos larmes sincères déposeront long-temps qu’il avoit en partage toutes les vertus sociales.

Des études communes & une amitié réciproque le lioient étroitement avec deux des principaux Citoyens dont Basle s’honore, les célèbres Bernoulli. C’est là que la mort a terminé sa carrière; mais malgré son pouvoir sur tout ce qui respire, elle ne détruira jamais ses Ouvrages.

Je l’ai vu peu de jours avant qu’une maladie trop long-temps négligée nous l’enlevât, & j’ai presque recueilli ses derniers soupirs. Le discours qu’il me tint au fort de ses douleurs, me met en état de vous le présenter, tournant tendrement les yeux vers sa Patrie, & se reposant sur l’espérance d’un digne Successeur.

J’ai vécu, me dit-il, un autre va vous être associé. Votre nom, Monsieur, sortit aussi-tôt de sa bouche. Sans doute son dévouement pour cette Compagnie l’engageait à m’indiquer un choix auquel l’estime nous portoit de nous-mêmes.

Déjà nous avions vu triompher dans vos Odes sacrées la Religion & la Poësie ; dans vos Discours oratoires la justice & l’éloquence, la pureté du style, la noblesse des sentimens, la fermeté d’ame, l’intégrité, la vérité. Assemblage qui vous paroitroit à vous-même plus rare, s’il ne brilloit depuis long-temps sous vos yeux dans les productions d’un frère, de qui les pas dans la carrière des Lettres n’ont pas été moins rapides. Plus réunis encore l’un à l’autre par la conformité de vos goûts de vos sentimens, que par les liens du sang, tout nous retrace en vous l’image de ces deux frères qui furent consacrés, l’un comme Juge, l’autre comme Pontife, pour opérer des miracles dans Israël.

L’extrême foiblesse de M. de Maupertuis ne lui permettoit pas de m’entretenir long-temps ; s’occupant de plus grands intérêts, fidèle à la Religion de ses pères, dont il a fait gloire de consommer l’acte le plus authentique à la face d’une Ville séparée de notre Église, il m’ajouta qu’il repassoit continuellement dans l’amertume de son ame toutes les années de sa vie.

Quel usage n’en avoit-il pas fait pour l’instruction du genre humain, & pour l’agrément de la société ? Il les envisageoit alors par rapport à celui qui est, quand les autres ne sont plus. Son existence nécessaire se découvre d’une infinité de manières, aux personnes même qui s’efforcent de tenir les yeux fermés. M. de Maupertuis se l’était démontrée par une méthode propre à quiconque est capable d’appliquer les spéculations de la Physique aux abstractions métaphysiques. Sachons toujours gré à ceux qui nous tracent de nouveaux chemins, quand ils ne tendent pas à nous perdre dans des labyrinthes favorables à l’erreur. Les circuits nécessaires pour adoucir les pentes, nous découvrent quelquefois des points de vue qu’il est utile de connoître.

Nous n’avons point hésité, Monsieur, à nous conformer aux dernières volontés de M. de Maupertuis par rapport à vous ; & cette exécution, libre de notre part, tourne tout à la fois à sa gloire, à la vôtre, à la nôtre. Qui sait si vous ne couronnerez point un jour vous-même un Confrère qu’il vous avait adjoint, dont il chérissoit les vertus & les talens, & avec lequel il partageoit la bienveillance d’un Monarque Protecteur des Lettres, des Sciences & des Arts, au-dessus des éloges même ; à qui nous devons une Reine vertueuse, & dont les augustes petits-fils font déjà nos délices ?

Les murs de ses Cités, & les toits de ses Villages publient sa bienfaisance. Ici le fer, là le bronze, annonceront aux siècles futurs en caractères ineffaçables les preuves signalées de son héroïque attachement pour le plus grand des Rois, pour un Maître que nous servons, que nous aimons, & que la Terre en combustion dans les quatre parties du monde chérira d’autant plus, qu’il saura lui procurer une paix & plus prompte & plus durable. Puisse le siècle présent en jouir sans interruption, & puissent les Peuples réunis bénir à jamais les auteurs de leur félicité !

1 Vénus Physique de M. de Maupertuis.