Discours de réception de Nicolas Gédoyn

Le 25 mai 1719

Nicolas GÉDOYN

DISCOURS prononcé le 25. Mai 1719, par MONSIEUR L’ABBÉ GEDOYN, lorfqu’i1 fut reçu à la place de feu M. le marquis de Mimeure.

 

MESSIEURS,

QUELLE fortune pour les beaux Arts, s’écrioit un Ancien, fi ceux qui en jugent étoient Artifans eux-mêmes ! Cet Ancien avoit raifon. En effet, MESSIEURS, vous le fçavez mieux que moi, il y a dans chaque Art des profondeurs, ou des fineffes, qui ne font bien connues que des Maîtres de l’Art. Auffi l’excellent Ouvrier en appelle-t-il toûjours à leur jugement ; plus jaloux, plus content de l’approbation d’un petit nombre de perfonnes éclairées, que de tous les applaudiffements d’une multitude ignorante.

 

A Dieu ne plaife que je m’imagine être cet excellent Ouvrier. Non, MESSIEURS, l’Ouvrage qui eft forti de mes mains, n’eft point de nature à mériter un nom fi fuperbe Mais enfin tel qu’il eft il a eu le bonheur de vous plaire, il m’a attiré vos fuffrages, il me procure l’honneur que je reçois aujourd’hui, & après tout, Juges de l’Art & Artirans tout enfemble, vous ne fçauriez vous tromper dans vos jugements, & l’on ne furprend point votre approbation.

 

Seulement, MESSIEURS, vous ufez quelquefois d’indulgence. L’indulgence fied bien avec la fupériorité reconnue. Vous fçavez d’ailleurs que rien n’excite l’émulation, rien ne foutient les beaux Arts, comme l’efperance du fuccès. Vous ne voulez point décourager ceux qui avec des forces inégalée courent la même carriere, & par cette raifon vous n’exigez pas toûjours en autrui les éminentes qualitez que l’on admire en vous.

 

Sans doute, c’eft à cette fage politique, ou à cette bonté que je fuis redevable de la place que vous voulez bien me donner parmi Vous. Car au fond, MESSIEURS, cet Ouvrage que j’ai eu la hardieffe de vous préfenter, qu’eft-ce autre chofe qu’une foible copie d’un excellent original ? De grands Peintres accoutumez à travailler de génie & qui par des traits hardis, ou délicats, fçavent exprimer tout ce qu’il y a de plus gracieux, ou de plus fublime dans la nature doivent-ils donc faire tant d’accueil à ce qui n’eft que copie, à la timide imitation ? Des Ecrivains célébrés par la gloire de l’Invention, & dont les écrits vainqueurs des temps comme ceux de la fçavante Antiquité, pafferont à la pofterité la plus reculée, doivent-ils rendre tant d’honneur à une fimple traduction ? C’eft en effet ce que je me difois à moi-même ; mais Vous, MESSIEURS, plus favorables que n’ofois l’elfperer, vous en avez jugé autrement.

 

Enfin puifqu’en vous rendant les très-humbles graces que je vous dois, je fuis prefque obligé de vous juftifier en même temps, j’ajouterai encore une raifon qui peut vous avoir déterminé en ma faveur. Libres de cette baffe jaloufie, qui porte quelquefois des hommes recommandables d’ailleurs, à renfermer en eux-mêmes leurs connoiffances les plus utiles & les plus belles, vous n’avez, ce semble, de lumieres que pour en éclairer la France, & les communiquer au Public. Or, en donnant une verfion de Quintilien, comme par un concert anticipé, j’ai divulgué tous les fecrets de votre Art, & vous m’en avez fçu gré. Peut-être même, du moins je le foupçonne ainfi, peut-être que l’amour & le goût que vous avez pour cet Autheur l’un des plus beaux efprits & des plus fenfez de l’Antiquité, vous a infpiré de l’inclination pour le Traducteur. Si cela eft, MESSIEURS, l’honneur que vous me faites, j’ofe le dire, fe trouve heureufement lié avec votre propre gloire.

 

Vous déterminer par ce motif, c’eft dire hautement que vous adoptez les fentiments de Quintilien ; c’eft condamner les vices, qui de tout temps ont corrompu l’Eloquence, & qui la menacent peut-être aujourd’hui plus que jamais ; l’affectation, l’obfcuriré, l’afféterie, l’enflure, les ornements déplalecez, les faux brillants, un ftile découfu, qui n’a ni liaifon, ni nombre, ni harmonie, tant d’autres défauts que ce Rheteur combat fans ceffe dans fon Ouvrage ; C’eft reconnoître pour vos Maîtres, ces grands Hommes de l’Antiquité qui ont excellé prefque en tout genre, & que 1ui-même a reconnu pour les fiens ; C’eft déclarer avec lui que vous ne connoiffez de vraie Eloquence, je ne dis pas feulement que celle qui eft faine & mâle, mais que celle qui fert, pour ainfi dire, d’organe & d’interprete à la vertu ; ni de véritable Orateur que celui, qui par de grands exemples de probité, autant que par les charmes de la perfuafion, fçait porter les hommes à tout ce qui eft de leur devoir ; en un mot, point d’autre que l’homme de bien. Or, MESSIEURS, je vous le demande, un pareil aveu ne fera-t-il pas toujours glorieux à l’Académie Françoife ?

 

Mais après tout, fi d’un côté ces confiderations vous executent, de l’autre il faut convenir que loin de me donner aucun relief, elles me laiffent dans toute ma médiocrité. C’eft donc avec juftice que je crains, MESSIEURS, de ne pouvoir vous dédommager de la perte que vous avez faite en Monfieur le Marquis de Mimeure, à qui j’ai l’honneur de fuccéder.

 

Monfieur de Mimeure a fait voir en fa perfonne ce que peut un heureux naturel, foutenu de l’éducation. Sorti de fa Province fous des aufpices favorables, il vint dès fa tendre jeuneffe à la Cour, pour y être nourri Page de feu Monfeigneur. Ce Prince étoit alors dans l’âge qui eft pour les Princes le feul temps de la vie, ou dociles ils veulent bien fe prêter à l’inftruction. Les plus grands Hommes du Royaume préfidoient à fon éducation ; Monfieur le Duc de Montaufier, Monfieur Boffuet ; leur nom feul réveille en vous l’idée de la fageffe même, c’eft-à-dire, de la vertu ornée de tout ce qui peut la rendre aimable & refpectable tout enfemble. Ces grands Hommes étoient fecondez par d’autres, qui foit à titre d’emploi, foit feulement à titre de mérite, agiffoient de concert avec les premiers. Ceux-là, je ne les nomme point, ils font encore, graces au Ciel, l’ornement de l’Académie.

 

Quelle heureufe conjoncture pour Monfieur de Mimeure ! il en fçut profiter ; il comprit d’abord que s’il devoit les foins aux exercices qui fervent à former l’extérieur, & à donner de la grace au corps, il devoit encore plus fonger à perfectionner fa raifon, & à cultiver fon efprit. On vit alors à la Cour, peut-être pour la premiere fois, un Page appliqué, ftudieux, amateur de fon devoir, plus touché du commerce des honneftes gens & des fcavans, que de tous les amufemens de la folle jeuneffe. Auffi Monfieur de Mimeure emporta-t’i1 de ce noble apprentiffage, non de frêles avantages, comme la plupart des autres, mais un fruit folide & durable, dont il goûta la douceur dans tous les temps de fa vie, heureux ou malheureux.

 

Par fruit folide & durable, vous comprenez, MESSIEURS, que j’entends des fentimens d’honneur et de probité, une politeffe qui annonçoit l’éducation qu’il avoit reçue, un difcernement jufte, du goût pour la lecture & pour tous les ouvrages d’efprit, toute la littérature qui peut convenir à un homme du monde, des liaifons utiles & honorables ; enfin l’amour & l’eftime de fon Prince, auquel il eut l’honneur d’être attaché par une forte d’emploi, qui ne fe donne qu’à un Gentilhomme de confiance. Que ne devoit-il pas attendre d’une faveur de trente ans fi le Prince avoit eut la deftinée que nous lui fouhaitions, s’il eût vécu, s’il eût régné, ce Prince, qui étoit fi digne de régner & de vivre, quand nous n’en jugerions que par la bonté de fon cœur, & par l’exemple à jamais mémorable qu’il a donné de l’amour le plus tendre, du refpect le plus inviolable, & de la foumiffion la plus parfaite pour le Roi fon augufte Pere ? Vaines & trompeufes efperances ! Le Prince nous a été enlevé, & Monfieur de Mimeure, qui ne lui a furvécu que peu d’années, caufe aujourd’hui vos juftes regrets. Du moins vos faftes éternels conferveront fon nom & fa mémoire, & la poftérité fçaura qu’en la perfonne d’un Cavalier, qui fembloit n’avoir été nourri que dans le bruit des armes, ou dans l’oifiveté de la Cour, vous avez eu le plaifir & la furprife de trouver tout le mérite d’un Académcien.

 

Cependant, MESSIEURS, difons le vrai, cette efpece de prodige n’a plus rien qui doive vous étonner. Graces à votre illuftre Fondateur, la Nobleffe Françoife, honteufe de l’ignorance & de la barbarie de fes Peres, a enfin fenti qu’à la gloire de combattre comme Achille, on peut allier celle de parler comme Neftor, ou comme Ulyffe ; que la faculté de penfer & de parler étant la feule chofe, qui diftingue l’homme du refte des animaux, on ne peut trop cultiver ce précieux don du Ciel, & que les Héros de la Grece ou de l’ancienne Rome ne l’emportoient fur les nôtres, que parce qu’après s’être fignalez durant la guerre, ils fçavoient encore fe faire par la diverfité de leurs talents, un glorieux loifir durant la paix.

 

Auffi-tôt l’Éloquence & la Poëfie reprenant leur ancien luftre, l’indifférence pour ces beaux Arts, & le mépris de la Langue ont ceffé d’être authorifez parmi nous. Une noble ambition de mieux parler, de mieux écrire qu’un autre, eft devenue commune à toutes les conditions ; L’homme d’État, l’homme de Guerre, le Maréchal de France, le Duc & Pair n’a plus été diftingué de l’Académicien, de l’homme de Lettres ; & auffi bien que les Romains nous avons aujourd’hui nos Lelius, nos Scipions, nos Cefars, en fait de goût & de littérature, comme en fait de fcience militaire & de valeur. Que dis-je, MESSIEURS ? Nos Princes eux-mêmes font-ils donc infenfibles à ce nouveau genre de gloire & de mérite ? Vous en pouvez juger par le Prince qui nous gouverne & par fon Fils.

 

Telle eft l’obligation qu’a la France au grand Cardinal de Richelieu. Quelle gloire pour l’Académie Françoife d’avoir été l’Inftrument, dont ce puiffant Génie s’eft fervi pour operer ces merveilles ! Mais quelle heureufe infpiration pour lui-même, d’avoir fondé une Compagnie fi célébré, qui met au rang de fes principaux devoirs celui d’éternifer la mémoire de fon Fondateur, en éternifant fa propre reconnoiffance !

 

C’eft, MESIEURS, par un femblable motif, que vous révérez encore le nom de l’illuftre Chancelier, qui après la mort du grand Amand, prit foin de vous confoler de fa perte ; Qui Académicien & Protecteur de l’Académie tout à la fois, plus jaloux du premier de ces titres, que flaté du fecond, fçut également remplir les devoirs de l’un & de l’autre ; qui dans la bonne ou mauvaife fortune toûjours égal à lui-même, toûjours fupérieur à fa Dignité, toûjours l’amour des gens de bien trouva dans fa fageffe, & dans le goût qu’il eut pour les Lettres, une reffource affûtée contre les évenements ; Et qui enfin, tout revêtu qu’il étoit de la fuprême Magiftrature, en vous honorant de fa protection, crut fe faire honneur à lui-même. S’eft-il trompé, MESSIEURS ? Combien de Chanceliers de France, dont le nom nous eft aujourd’hui à peine connu, pendant que Monfieur le Chancelier Seguier (digne recompenfe de l’amour & du goût qu’il eut pour vos exercices) jouit d’une efpece d’immortalité dans la mémoire des Gens de Lettres ?

 

Après cela, faut-il s’étonner fi le plus grand de nos Rois s’eft fait un plaifir d’ajouter à tant de glorieux titres, celui de Protecteur de votre illuftre Académie, & s’il a voulu que vos Mufes n’euffent plus d’autre domicile, d’autre Sanctuaire que fon propre Palais ? Il étoit bien jufte qu’un Roi que la gloire a toûjours animé, toûjours conduit, toûjours foutenu, fût uni par les liens les plus étroits, à une Compagnie d’Hommes celebres, qui s’entendent fi bien à couronner la Vertu.

 

Quelle confolation pour Vous, MESSIEURS, après avoir perdu un tel Protecteur, de voir fon augufte Petit-Fils, déja touché de lui fucceder en la même qualité, comme s’il fentoit quelle fource de gloire elle fera pour lui un jour ! Que ne doit-on pas efperer d’un augure fi favorable ? Ou plûtôt, MESSIEURS, que ne pouvons-nous point nous promettre de fes heureufes inclinations, & des perfonnes qui les cultivent, de ces hommes fi refpectables par leur mérite perfonnel, & fi chers à la France, par la maniére dont ils s’acquittent de leur glorieux emploi ?

 

Dieu Tout-Puiffant, Protecteur de cet Empire, confervez-nous cet augufte & précieux Enfant, accordez cette grace à la pieté de fes Peres & aux vœux d’une Nation, accoutumée plus que toute autre à révérer dans fes Rois, le facré caractere de Majefté que vous leur communiquez vous-même. Faites, Seigneur, que ce jeune Prince, fidéle aux dernieres leçons d’un Roi mourant, foit toûjours cherit de fon peuple, comme il l’eft aujourd’hui, que la candeur & l’innocence fe plaifent toûjours autour de fon Throne, que la Religion, la Paix, la Juftice regnent avec lui, & que durant un long cours d’années il trouve dans cette Compagnie des Sujets choifis, & ornez de vos plus précieux dons, puiffent dignement célebrer fes profperitez, & fes vertus.