Discours de réception d’Antoine Danchet

Le 22 décembre 1712

Antoine DANCHET

Réception de M. Antoine Danchet

 

DISCOURS Prononcé le 2. Decembre 1711 PAR MONSIEUR DANCHET, lorfqu’il fut receu à la place de Monfieur l’Abbé Tallemant.

 

MESSIEURS.

Si la grace que vous me faites pouvoit fe payer par le feul fentiment, j’ofe le dire, j’aurois de quoy m’acquitter envers vous ; mais s’il ne fuffit pas qu’un homme de Lettres que vous eflevez au comble des honneurs de l’Efprit, foit penetré de la plus parfaite reconnoiffance, s’il eft obligé, dés le premier jour, à l’exprimer d’une maniere qui juftifie voftre choix, c’eft une entreprife encore trop au deffus de mes forces. Jufqu’ici, MESSIEURS, vous n’avez peu reconnoiftre en moy qu’une vive ardeur pour le rang où vous daignez m’appeller.

 

C’eft peut-eftre defcouvrir trop indifcretement les defirs ambitieux que je nourriffois depuis long-temps ; mais pourquoy ne pas advouer une audace que vous venez vous­mefmes de recompenfer ? Frappé d’admiration pour les chefs-d’œuvres de ces grands Hommes qui, fous vos yeux, ont porté la gloire du Theatre à fon plus haut point, je m’eftois engagé fur leurs traces, fans prevoir affez les difficultez ; je m’apperceus bientoft que l’inclination feule ne donne pas les talents ; & pour m’encourager dans une fi belle, mais fi penible carriere, j’ofai me propofer un prix capable de m’eflever au deffus de moy-mefme ; l’eftude, la vertu, demandent des motifs pour fe fouftenir. Je conceus donc l’orguëilleux deffein de meriter un jour l’honneur que vous m’avez fait. Pouvois-je dans ma foibleffe trouver un plus ferme appuy ? & n’avez-vous point regardé cette genereufe hardieffe, comme un degré qui pouvoit m’approcher de vous ?

 

Vous connoiffez, MESSIEURS, le pouvoir d’une utile emulation : vous fçavez combien le genie a befoin d’eftre animé, & combien une fervile défiance anéantir d’heureux naturels ; ces efprits trop timides, vous avez voulu les exciter par mon exemple ; vous n’avez pas refusé de vous prefter à ma prefomption, pour mieux diffiper leur crainte, & ce que d’ordinaire vous refervez à la reputation des Autheurs confommez, vous ne l’accordez aujourd’hui que pour faire naiftre cette émulation fi neceffaire à ceux qui commercent.

 

Dans 1’Empire des Lettres, aucune partie n’eft plus digne d’eftre cultivée par des ames fublimes que la fcene. Elle fleurit encore parmi vous, auffi-bien que toutes les autres.

 

Vous raffemblez des Modelles en tout genre d’efcrire ; par vos foins, l’éloquence du Barreau ne triomphe pas moins que celle de la Chaire. L’Hiftoire facrée & l’Hiftoire profane plaifent autant par la pureté du ftyle, qu’elles intereffent par la fageffe des reflexions. La Poëfie Paftorale n’a rien perdu de fes charmes, ni de fon elegante fimplicité, & les tranfports de l’Ode confervent leur élévation & leur force, au milieu mefme de l’ordre & de la raifon. Dans tous ces langages differents, la profonde erudition fe reunit avec la plus aimable politeffe : mais ceux qui ont remplacé vos Sophocles & vos Euripides, les fucceffeurs des Corneilles & des Racines, ou veulent fe repofer à l’ombre des lauriers qu’ils ont desja cueillis, ou entraifnez fur les pas des Tibulles dans une autre carriere & non moins agréable, femblent avoir abandonné les fpectacles ; le public, qui craint de voir le Theatre retomber dans fes anciennes tenebres, vous demande de ne vous point laffer d’y jetter de nouvelles lumieres ; & vous, MESSIEURS, complaifants à fon imperieufe voix, pouviez-vous mieux exciter ceux qui ne nourriffent pas peut-eftre avec affez de courage & avec afflez de foin le génie qu’ils ont receu de la nature, qu’en commençant par couronner celuy, qui avec moins de talents, fait paroiftre le plus de zele.

 

M’efgarai-je dans ces idées, MESSIEURS, ou fuis-je affez heureux, me trouvant parmi vous, pour entrer desja dans vos veritables veuëe ?

 

C’eftoient fans doute celles de voftre illuftre Fondateur. Perfonne n’a mieux que luy defcouvert tous les fruits que fçait produire une noble jaloufie. Il en avoir luy-mefme recuëilli les premices, ce grand Homme, que fes projets rendirent l’eftonnement de fon fiecle, & que voftre docte reconnoiffance rendra l’admiration de tous les âges. Heureufement jaloux de l’ancienne Rome, il défira que la France en devinft la Rivale ; il ne ceffa de travailler à jetter les fondements de cette Gloire, qui met aujourd’huy le nom François en parallele avec les noms des plus celebres Peuples de l’Antiquité. Experience des Capitaines, valeur des Soldats merveilles des Confeils, perfection des Arts & des Sciences, tout entroit dans fes immenfes deffeins.

 

Après avoir fignalé fon Miniftre par des prodiges qui preparoient ceux de nos jours, il creut qu’il ne pouvoit affez perfectionner la langue d’une Nation, qui deviendroit digne de donner des Loix aux autres : non content d’avoir tracé dans fes Efcrits des exemples de ce renouvellement du plus pur langage, il en raffembla les plus habiles Maiftres, Orateurs, Poëtes, Hiftoriens, chacun de ceux qui brilloient en toute efpece de Litterature, fut appellé ; & fous ce nouvel Apollon voftre Compagnie naiffante fit renaiftre les Mufes, avec toute la variété & toute la dignité de leurs ornements.

 

Avant cet heureux eftabliffement, quels autres preceptes nous donnoient le plus celebres Auteurs, les Peres de l’éloquence & de la Poëfie, finon de faire revivre à noftre imagination les Heros de la fçavante Antiquité. Paroiffez devant eux, nous difoient-ils, non pour y demeurer dans un fterile admiration, mais pour vous efchauffer du feu qui les anime ; non pour honorer fimplement leurs triomphes, mais pour emprunter leurs armes, & vous affocier à leur gloire. Preceptes magnifiques ! ingenieufes exhortations ! mais en mefme temps, exemples trop affoiblis par l’efloignement ! Leçons trop depourveuües de vie jufqu’au Cardinal de Richelieu ! Il ne fe contente pas de retracer de parfaits modelles à l’imagination, il veut les prefenter aux yeux mefmes ; il en compofe un Tribunal, pour juger des efforts que leur veuë doit infpirer, il y cite tous les Auteurs, il ordonne que ces nouveaux Athletes fe monftrent devant vous, s’exercent fur vos pas, & fe propofent vos couronnes.

 

Parmi tant d’objets fi dignes de fes foins il referve une attention plus marquée encore pour les Poëmes Dramatiques. Luy-mefme quelquefois, à l’exemple des Scipions & des Lelius, il s’appliquoit à ces productions, qui, fous l’apas du plaifir, doivent offrir des leçons de fagesse. Oubliez, MESSIEURS, ce que mon inattention m’auroit laiffé efchapper à moy-mefme d’opppofé à ces prinripes: je fçay que la Tragedie ne doit employer les charmes de la Scene, que pour rendre plus aimables ceux de la vertu, & qu’elle ne flatte l’imagination, que pour mieux combattre les paffions. C’eft ce que, vous voudriez reproduire parmy nous. Il m’a fuffi d’envifager une fi belle fin, pour m’attirer vos regards ; il m’a fuffi d’avoir tenté dans quelques Ouvrages d’exprimer de nobles fentimens, pour vous faire efperer plus de fuccés à l’avenir. Mon illuftre Predeceffeur vous authorife, MESSIEURS, à de femblables prefages.

 

Les premiers effais de fa plume, devenus d’abord l’agreable amufement de ce qu’il y avoit alors d’Efprits plus galants & plus polis, exciterent voftre attention. Vous y remarquaftes la facilité du genie, des expreffions vives & naturelles, des tours heureux, des reflexions utiles fous des images riantes ; touchez de voir en luy ces riches prefens de la nature, vous n’attendiftes pas les fruits tardifs d’une longue eftude, vous previnftes mefme le temps fixé par les Loix pour juger de la maturité de l’efprit ; & fur ce qu’il avoit produit avec fes feules forces, vous auguraftes ce qu’il feroit, aidé de vos lumieres & de vos exemples. Quelle émulation ne luy donna point le choix que vous en fiftes ! & quels furent les fruits de cette emulation ! Il eftoit né Académien. Il avoit efté comme nourri dans le foin des Mufes dont la maifon de fon père eftoit fouvent l’azile. Le titre d’homme de Lettres parut à Monfieur l’Abbé Tallemant, comme fon plus précieux héritage. Ce feul nom luy tint lieu de tout, & il fe crut affez dedommagé des injures de la fortune, en fe voyant affocié aux honneurs d’une fi fçavante Compagnie. Aux richeffes de l’efprit il joignit celle de la vertu. Heureux de ne les devoir point à fes efforts ! Les fentiments de probité luy eftoient auffi naturels, que les agrements des penfées. Auffi les a-t-il confervez jufqu’à la fin de fa vie, également irréprochable dans toutes les fituations, également aimable dans tous les âges.

 

L’éloquence qu’il avoit acquife parmi vous, MESSIEURS, il ne la confacra qu’à fes devoirs & à vos ordres. Que puis-je dire, qui ne foit au deffous de l’éloge que vous en fiftes vous-mefmes en le chargeant du foin de marquer voftre douleur & voftre reconnoiffance à la mort de Monfieur le Chancelier Seguier ? Comment fceut-il exprimer ce que vous deviez à la mémoire de ce fecond Pere de l’Académie, qui dans un temps malheureux, fceut effuyer vos larmes, & porter fi dignement le titre de fucceffeur du grand Richelieu ? Mais, pourquoy vous rappeller le fouvenir de vos pertes ? fongeons au bonheur qui les a fuivies : LOUIS LEGRAND luy-mefme n’a pas defdaigné de prendre le mefme titre de voftre Protecteur.

 

A ce nom, quelle ardeur me preffe de joindre ma foible voix à vos plus brillans eloges ! Quel Héros excita jamais tant d’admiration ! On a veu des Conquerans rendre comme luy la terre attentive à leurs exploits ; mais, quel autre a fi bien connu le legitime ufage de la victoire, à la tefte d’une Nation capable de conquerir le monde ! Quel autre des anciens Vainqueurs auroit fceu s’arrefter & borner luy-mefme le cours de fes conqueftes ? Pardonnons à nos ennemis de n’avoir pu croire une moderation, dont tous les fiecles ne fourniffent point d’exemples. Troublez du nombre & de la valeur de fes Armées, des inépuifables reffources de fes finances, de l’inviolable fidélité de fes Sujets, & d’ailleurs inftruits du penchant commun des hommes, ils font excufables d’avoir mefuré fon ambition fur fon pouvoir. Qu’ils l’ayent foupçonné de fe propofer une domination univerfelle, ils fçavoient que rien ne luy manquoient pour s’y elever. Leurs defiances, quoique vaines, feront une de fes plus folides loüanges. Ils ne fe feorient pas avifez de luy prefter ces projets fans fin, s’ils ne luy avoient trouvé un merite fans borne. Plus ils ont fuppofé qu’il defiroit maiftrifer l’Univers, plus ils l’en reconnoiffent digne : il devoit leur en paroiftre d’autant plus digne, qu’il le defiroit moins. Mais l’idée d’une fi grande modération ne tombe pas dans les ames ordinaires : Les premieres lueurs de

la fortune les efblouiffent ; dés qu’elle leur permet de fe flater, tout leur paroift permis ; ils ofent prétendre tout ce qu’ils s’imaginent pouvoir. Le cœur du veritable Heros, auffi fuperieur aux profperitez passageres, qu’aux difgraces les moins preveuës, tousjours conduit par la vertu, & jamais emporté par la fortune, ne ne fçait, ni fe laiffer abattre par fes outrages, ni s’aveugler de fes faveurs. C’eft en vain que nos Chefs & nos Soldats, animez par les plus efclattants fuccés, nous promettent de nouveaux triomphes, le Roy efcoute moins les efperances d’une nouvelle Campagne, que les principes de cette conftante moderation, tant de fois efprouvée, & jufqu’à prefent fi peu imitée par nos ennemis : & l’inefperé retour de nos avantages ne fert qu’à mieux découvrir l’immuable fond de cette Sageffe, qu’une grande Reine a feule connüe, & dont elle cherche à partager l’honneur.

 

Heureufe émulation de vertu ! fource de la véritable gloire des Souverains, & de la félicité des Peuples ! Prodiges que nous ne pourrons jamais allez révérer, & que vous feuls, MESSIEURS, pouvez loüer dignement !