Discours de réception de Gaspard Abeille

Le 11 août 1704

Gaspard ABEILLE

DISCOURS prononcé dans l’Académie Françoife le 11 Aouft 1704. par Mr. l’Abbé ABEILLE lorfqu’il fut reçu à la place de Mr. l’Abbé BOILEAU.

 

MESSIEURS,

L’honneur, que je reçois aujourd’huy, eftoit fi fort au deffus de mes efperances, qu’il avoit prefque efchappé à mes defirs. Je regardois la diftance, qui me feparoit de vous, comme un obftacle infurmontable à tous mes efforts ; & plein de cette idée, je me refufois jufqu’au plaifir de fouhaiter une place, que je croyois ne pas meriter. Je ne voyois dans cette illuftre Compagnie que des hommes du premier ordre : les uns diftinguez par la grandeur de la naiffance, & par les plus éminentes Dignitez de l’Eglife, & de l’Eftat : les autres par des emplois honorables, qui ont fait refpecter leurs noms, & celuy de l’Académie dans les Pays les plus efloignez : plufieurs par des Ouvrages d’éloquence, & de Poëfie, feu de paffer à la pofterité : & tous recommandables par le merite de l’efprit, & de fçavoir.

 

Jufte fujet de reflexion fur le temps, que j’ay perdu par l’efloignement de voftre commerce ! Auffi, MESSIEURS, depuis le moment heureux, que vous avez bien voulu m’honorer de vos fuffrages, combien de fois ay-je regretté, qu’il n’euft pas efté permis aux Gens de Lettres de venir s’inftruire dans vos Affemblées, comme autrefois dans le fameux Lycée, ouvert à tous ceux, que l’amour de la fageffe y attiroit de toutes parts ?

 

Autorifé, par cet ufage, à venir entendre vos décifions, à me rendre vos reflexions, & vos maximes familieres, à n’eftudier que voftre gouft, pour former le mien, & à nourrir mon efprit, pour ainfi dire, dans le centre de la politeffe, & de l’éloquence, peut-eftre fçaurois-je enrichir un Difcours de ces traits fublimes, qui diftinguent fi avantageufement vos Efcrits de tous les autres ? peut-eftre m’entendriez-vous aujourd’huy donner un tour nouveau à l’éloge de LOUIS LE GRAND voftre Protecteur, qui s’eftant mis au deffus des louanges, par les prodiges de fa vie, ne nous permet plus que l’admiration, & le filence ?

 

La naiffance d’un troifiéme Succeffieur, que le Ciel vient de luy donner, n’eft pas moins un fujet de furprife, & d’envie pour le refte du Monde, qu’elle eft pour nous un fujet de joye, & de raviffement. S’il nous eftoit poffible d’immortalifer les jours de ce grand Roy, comme il vous eft aifé, MESSIEURS, d’en immortalifer la memoire, que ne ferions-nous point, pour fixer à jamais dans cet Eftat la gloire, & le bonheur attachez à fa perfonne, & à fon gouvernement ? Dieu voit le mouvement de nos cœurs, & fans rompre les Loix, qu’il a prefcrites à la Nature, il femble les accorder avec nos defirs. Il eftend le regne de Louis au delà des bornes ordinaires aux autres Rois, & pour rendre ce Heros en quelque façon préfent aux Siecles à venir, il luy approche, & luy met fous les yeux la fuite floriffante d’une longue pofterité. C’eft un bonheur pour luy, je l’avouë, de voir croiftre à fes coftez, ceux que la Providence luy prepare de loin pour fucceffeurs : mais quel bonheur pour eux de pouvoir apprendre fous luy la difficile fcience des Rois, & d’eftre tefmoins de tant de grandes chofes, dont l’Hiftoire n’auroit pû les inftruire fans en affoiblir l’éclat ? Et que nous refte-t-il, MESSIEURS, qu’à fouhaiter qu’ils foient long-temps fes difciples, avant qu’ils deviennent nos Maiftres ?

 

Heros naiffant, qui dés les premiers momens de fa vie, attires les regards, & l’attention de toute l’Europe, qui fais lai joye, & l’efperance de trois auguftes Princes, à qui tu dois le jour, comme tu fais l’eftonnement & la crainte de leurs ennemis, qui viens cimenter la fortune de cet Empire, & affermir tant de Couronnes fur la tefte de Philippe V. puiffes-tu jouïr long-temps du repos, que tu nous affures, & voir fans ceffe augmenter ton heritage entre les mains d’un Roy fi digne de le poffeder tousjours !

 

Il faut avouer auffi, MESSIEURS, que c’eft un regne merveilleux que celuy de Louis LE GRAND ! regne où l’on ne compte prefque pour rien les Sieges, les prifes des Villes, les Combats, & les Victoires : regne, où tous ces évenements font accompagnez de circonftances plus furprenantes que les évenements mefme : regne enfin, où dans les plus grands efforts d’une guerre generale, tousjours à l’abry de fes fureurs, nous n’en voyons jamais que ce qui peut plaire !

 

Toute la France tefmoigne par des rejouiffances, qui femblent ne devoir jamais finir, combien fon propre intereft luy fait prendre de part à la joye de fon Prince dans tout ce qui luy arrive d’heureux. Quelle part n’y prenez-vous point, MESSIEURS, vous, qui joignez à l’intereft commun une reconnoiffance particuliere, pour la glorieufe protection dont il honore l’Académie ?

 

Elle eft l’ouvrage favory de ce grand Miniftre, qui par fes foins laborieux creufa les fondements de la puiffance de ce Royaume, & les rendit affez folides pour porter l’immenfe édifice, que Louis LE GRAND devait eflever un jour.

 

Armand voyoit la France agitée par des factions, déchirée par l’Herefie, ébranlée par les Eftrangers, tousjours prefts à prefter leurs bras à la fureur des Rebelles. Il la voyoit fe devorer elle-mefme depuis un Siecle fans pouvoir parvenir à fe deftruire. Il crut qu’elle feroit invincible, & capable de tout vaincre, fi elle pouvoit fe réünir. Pour la conduire à cette heureufe union, Miniftre fidelle & zelé de Dieu, du Roy, & de l’Eftat, il difpofa l’Eftat à ne fouffiir plus d’autre Religion, que celle qu’il avoit d’abord receuë de Dieu, à ne connoiftre plus d’autre puiffance, que celle de fon Souverain, à ne chercher plus fon falut dans le fecours des Eftrangers, mais feulement dans fes propres forces.

 

En vain les Nations jaloufes, prévoyant les effets de cette parfaite union, luy ont reproché de trop vaftes deffeins, & le projet de la Monarchie univerfelle. Il ne s’aveugla jamais jufqu’à flatter fon Roy de la chimerique idée d’envahir l’Empire du monde. Mais il eut la jufte ambition de le mettre en eftat de s’en rendre un jour l’arbitre : & c’eft plus que de le poffeder.

 

Dans cette veuë que negligea-t-il des fecrets de la politique ? Il ne fe contenta pas d’humilier nos ennemis, de profiter des divifions capables d’allumer chez eux l’incendie, qu’il venoit d’efteindre chez nous, de porter nos armes au delà du Rhin, & du Danube, des Alpes, & des Pyrenées, fur l’une & fur l’autre mer, où elles avoient efté jufqu’alors prefqu’inconnuës.

 

C’eftoit nous rendre formidables à nos voifins, non pas neceffaires. C’eftoit les efloigner de nous par la defiance, non pas les en approcher par l’eftime, & par l’affection. Mais pour les attacher à nous par des liens plus forts que ceux de la crainte, il entreprit de reveiller dans nos efprits l’eftude, & l’amour des beaux Arts, & fit tout concourir pour eftablir icy le fiege de leur Empire.

 

On avoir veu la France recueillir fous François I. les précieux reftes de l’ancienne litterature, & fervir d’azile aux Sçavants : mais la France en s’enrichiffant des dépouilles eftrangeres confeffoit en mefme temps fon befoin. Armand trouva dans noftre propre fond non feulement de quoy nous enrichir : mais mefme de quoy faire envier, & rechercher nos richeffes à toutes les autres Nations. A peine eut-il eftabli l’Académie, qu’elle produifit auffi toft des Sophocles, & des Euripides, des Demofthenes, & des Cicerons.

 

Le fort a beau s’oppofer aux progrez d’un eftabliffement fi refpectable : tous fes efforts font vains. Richelieu meurt : Seguier le remplace, Seguier auffi recommandable par fon amour pour les Lettres que par la dignité de Chancelier de France, devient par voftre choix le protecteur de ceux dont il eftoit le compagnon. Il redouble fon zele pour l’Académie naiffante, & le fait paffer avec fon fang dans le cœur de fes petits-fils, qui font encore aujourd’huy un de fes plus précieux ornements.

 

Mais helas ! l’Académie voit en un moment toutes fes efperances évanouïes. La mort de ce fameux Chancelier la plonge dans une efpece d’accablement qui efloigne d’elle toute idée de confolation lorfque Louis LE GRAND jettant des yeux de pere fur les Académiciens defolez, & voulant reparer leur perte, au delà de leur ambition, les reçoit dans fon Palais, comme fes enfants ; les comble de bienfaits, & de privileges ; & fixe leur heureufe deftinée.

 

Glorieufe époque pour vous, MESSIEURS, qui defirant éternifer voftre reconnoiffance, femblez ne vous appliquer à la perfection de la Langue Françoife, que pour inftruire vos nouveaux Confreres à louër plus dignement ce Heros !

 

Quelle gloire pour moy ! quelle joye de pouvoir aujourd’huy à la faveur d’une fi louable couftume, parler en liberté devant vous de tant de merveilles, dont mon profond refpect ne me permet ailleurs que le fentiment ! Mais fouffrez, s’il vous plaift, MESSIEURS, que cette joye faffe place à de juftes regrets, que mon cœur ne fçauroit plus long-temps renfermer. Celuy, à qui j’ay l’honneur de fucceder, m’avoit infpiré pour luy, & avoit conceu pour moy depuis trente ans, une amitié fi pleine de confiance, que ny les employs differents, ny les routes prefque oppofées, ny les longs voyages, ny les abfences frequentes ne l’avoient jamais affaiblie un feul moment. Que ne m’avoit-il point dit dans les épanchements de fon cœur, pour me marquer fon empreffement à me voir fon confrere ? par combien de reprifes avoit-il tafté mon courage, pour tafcher de vaincre ma timidité ? & combien de fois m’avoit-il repeté, par je ne fçay quel efprit de prophetie, & contre fa modeftie ordinaire, qu’il m’ouvriroit un jour la porte de l’Académie ? Prophetie trop toft accomplie ! honneur affez payé par la mort d’un tel amy, dont nous regrettons aujourd’huy la perte, & dont je prévoy fans chagrin, que je ne vous confoleray jamais. Le libre aveu que j’en fais icy, MESSIEURS, ne flate pas moins mon amitié, qu’il bleffe peu mon amour propre.

 

Je ne m’eftendray point fur les talents de feu Monfieur l’Abbé Boileau. Ils luy avoient acquis parmy vous, & dans le monde une reputation, qui vivra dans les fiecles les plus reculez. je diray feulement qu’une brillante imagination accompagnée de fageffe, qu’une éloquence fouftenuë d’érudition, & qu’une nobleffe d’action animée par fon zele, & par les terribles veritez de l’Évangile avoient plus d’une fois fait paflir ces prétendus efprits forts, qui fe font un merite de ne pas croire. Mais je ne puis me refufer la confolation de vous faire fouvenir qu’il n’y eut jamais d’amy plus officieux, plus attentif à ménager les occafions de faire plaisir, plus ingénieux à les trouver, droit dans toutes les vues, religieux dans tous les devoirs, & doüé de mœurs fi douces & fi pures, que la Cour & le monde n’en avoient jamais altéré l’innocence & l’intégrité.

 

La parfaite connoiffance que j’avois du caractere de fon cœur & de fon efprit, les fentiments d’eftime qu’exigeoit de moy fa vertu, & ceux de reconnoiffance, que je devois à fon amitié, feront, MESSIEURS, des motifs affez puiffants, pour m’encourager à regler ma conduite fur la fienne & à l’imiter au moins dans fon zele pour l’Académie, auffi-bien que dans fon refpect pour tous ceux qui la compofent.