Souvenirs et Visions. Fragment composé à Rome, en mars 1850, au milieu du Forum

Le 25 octobre 1850

Jacques-François ANCELOT

SOUVENIRS ET VISIONS,

FRAGMENT COMPOSÉ À ROME, EN MARS 1850, AU MILIEU DES RUINES
DU FORUM ;

LU DANS LA SEANCE PUBLIQE DU 25 OCTOBRE 1850.

PAR M. ANCELOT.

 

L’homme, dans cette ville en chefs-d’œuvre féconde,
Dès qu’il gratte le sol, en fait jaillir un monde.
Devant ces hauts débris d’antiques monuments,
Ces vieux sépulcres, veufs de leurs grands ossements,
Ces arcs majestueux, dont l’âme désolée
Admire en gémissant la splendeur mutilée ;
Ces bronzes, ces granits, ces marbres glorieux,
Images de héros moins mortels que leurs dieux,
Le présent disparaît, le passé recommence,
Et je vois, sous mes pieds, surgir le spectre immense
De ce peuple oppresseur qui, par la gloire absous,
Pesa sur cette terre et dort couché dessous.

 

Ces austères tableaux, ces éloquents vestiges
D’un passé que l’histoire a semé de prodiges,
De mille visions peuplent tous mes instants,
Et mes vieux souvenirs font rebrousser le temps.
Je poursuis, à travers ces masses colossales,
Des consuls, des Césars, les pompes triomphales ;
Je compte les drapeaux, les chars, les légions,
Les trésors arrachés à tant de régions,
Les troupeaux de captifs, et les rois sans couronne ;
Des vainqueurs, des vaincus, la foule m’environne ;
Le front brillant d’orgueil, ou courbé par l’effroi,
Des générations s’écoulent devant moi,
Et, sous ces arcs géants[1], de gigantesques ombres
Passent, sans réveiller l’écho de ces décombres.

 

Et qui pourra sur vous promener ses regards,
Squelettes de palais, de temples, de remparts,
Sans que vers les beaux jours d’une splendeur passée
Un songe éblouissant emporte sa pensée ?

 

Ce reste mutité des rostres abattus[2]
Semble se redresser au seul nom des Brutus !
Là les Gracques des champs demandaient le partage[3] ;

Ici Caton criait : « A Carthage ! à Carthage »

Un guerrier m’apparaît sur ce rocher désert[4] ;
C’est Manlius ! L’abîme à ses pieds est ouvert,
II tombe ! mais son bras, au sénat qui l’immole,
Montre encor les Gaulois chassés du Capitole
Je revois tour à tour proscripteurs et proscrits,
Marius et Sylla régnant sur des débris.
Vers le mont Aventin, où rugit sa colère,
J’entends gronder les flots du torrent populaire.
Dans ce temple écroulé, contre Catilina[5],
De l’orateur consul l’éloquence tonna.
D’Octave, aidé d’Antoine, ici l’orgueil cupide
Vola le tiers du monde aux vices de Lépide.

 

Qui donc a relevé ce palais, cette tour[6],
Des plus hideux forfaits parricide séjour ?
J’y vois le despotisme étaler son délire
Voilà Néron ! sa main fait résonner sa lyre ;
Le tyran baladin, de roses parfumé,
Admire l’incendie à sa voix allumé,
Et, souriant aux pleurs des enfants et des femmes,
Tandis que Rome brûle, il chante Troie en flammes !

 

Debout, peuple ! accourez, soldats et sénateurs !
Les tigres, les lions et les gladiateurs,
Dans le cirque rouvert se heurtent et bondissent[7] ;
On combat, le sang coule, et les mains applaudissent
Déchiré membre à membre, épuisé, haletant,
Le gladiateur tombe avec grâce !... Il attend
Que la vestale encor, pressant la mort trop lente,
Se penche, un doigt ployé, sur l’arène sanglante.
Le signal est donné !... Cesse donc de souffrir,
Pauvre esclave, et rends grâce aux dieux tu peux mourir !

 

Quels suaves accents ont charmé mon oreille ? 
Plus doux que les doux sucs recueillis par l’abeille
Aux vallons de l’Hymette ou sur le mont Hybla,
Un chant mélodieux me dit : « Virgile est là[8] »
Sa voix, éternisant une gloire éphémère,
Rend une ombre immortelle aux larmes d’une mère,
Et dans ces lieux, après vingt siècles révolus,
L’écho murmure encor « Tu seras Marcellus ! »

 

Oh ! ne me fuyez pas, solennelles images !
Visions dont le vol glisse à travers les âges,
Demeurez !

— Vain espoir ! Mon regard attristé
Retombe lourdement sur la réalité,
Et je n’aperçois plus, au pied des sept coltines,
Qu’un rayon de la lune argentant des ruines !

 

Et pourtant qu’elle est belle encor dans son linceul,
La grande cité morte, où j’aime à rêver seul !

 

Ah !que mon cœur se glace avant que je t’oublie,
Kome, austère séjour !... Et toi, noble Italie,
Que j’ai versé de pleurs sur ta captivité,
Vieux berceau de la gloire et de la liberté !
Hélas des souvenirs mère auguste et féconde,
Ton histoire fatale est l’histoire du monde.
La liberté se lève, elle règne !... sa voix
Éveille un peuple enfant qu’elle arme de ses droits ; »,
Bientôt le spectre tombe aux mains de la Victoire ;
L’univers ébranlé frémit !... Et quand la gloire
A prodigué le sang et l’or des nations,
Les vices, les besoins et les corruptions
De la gloire, à leur tour, dévorent l’héritage
Puis, derrière eux, se dresse et grandit l’esclavage.

 

 

[1] Arcs de Septime Sévère, de Titus et de Constantin.

[2] Vers le milieu du forum on voit les débris de la tribune aux harangues, appelée les Rostres parce qu’elle avait pour ornements les proues des vaisseaux pris aux ennemis.

[3] L’auteur n’entend point adopter et propager ici cette calomnie historique, si longtemps accréditée, qui fait des communistes de Tibérius et de Caius Gracchus, en leur attribuant la pensée de l’égalité absolue des fortunes. Il n’est question, dans ces vers, que du partage, entre les citoyens romains des champs nouvellement conquis par la république, seul partage réellement réclamé par ces deux fameux tribuns.

[4] La roche Tarpéienne.

[5] Temple de la Concorde, où Cicéron assembla les sénateurs, pendant la nuit, pour accuser Catilina.

[6] Restes du palais et de la tour de Néron.

[7] Le Colisée.

[8] Restes du palais d’Auguste.