Inauguration des statues de Bernard Saint-Pierre et Casimir Delavigne, au Havre

Le 9 août 1852

Narcisse-Achille de SALVANDY

DISCOURS

PRONONCÉ

PAR M. SALVANDY

POUR L’INAUGURATION DES STATUES DE BERNARDIN DE SAINT PIERRE ET DE CASIMIR DELAVIGNE,

AU HAVRE, LE LUNDI 9 AOUT 1852.

 

La Providence, heureusement, a mis dans ce monde, pour l’ennoblir et fortifier nos âmes parmi toutes les fragilités et toutes les tristesses, des choses qui ne passent point, qui sont de tous les lieux comme de tous les temps, et auxquelles peut toujours s’attacher l’hommage des nobles cœurs : ce sont le talent, l’honnêteté, la gloire. Cette solennité est prodigue pour nous de ces consolations : elle nous les fait doublement sentir.

La dernière fois que Bernardin de Saint-Pierre se fit entendre au sein de l’Académie française, ce fut pour présider à trois réceptions dans un seul jour, en disant l’adieu suprême en même temps à trois confrères qui n’étaient plus. Nous sommes plus heureux. Nous venons, au nom de l’Académie, saluer deux confrères illustres, qui revivent au milieu de vous, et revivent immortels ! Ils entrent en possession de la vie réelle des hommes supérieurs, celle qui s’étend dans la postérité. Aucune pensée de deuil ne se mêle à leur triomphe. Cette journée est une fête pour leur mémoire, pour leurs fils, pour leur cité, pour la patrie qui s’unit à vous tout entière. Est-il besoin d’ajouter pour la compagnie séculaire qui se sent honorée à la fois dans deux de ses membres, et dont nous sommes les interprètes reconnaissants auprès de vous ? Hélas ! il doit être une fête pour nous-même, quels que soient nos souvenirs, quand, à côté d’un maître illustre que notre enfance connut et révéra, nous retrouvons l’ami de nos jeunes années sitôt moissonné, le compagnon de nos premiers travaux, le rival de nos premiers efforts, qui s’élève au-dessus de tous les regrets, comme il échappe à toutes les rivalités, sur ce piédestal d’airain où votre patriotique orgueil le fait asseoir. Casimir Delavigne ! combien de fois nos cœurs battirent d’une extrême anxiété, dans l’attente du rang que nous réservaient les listes d’honneur !... O mon ami, la lutte est finie entre nous ! Les rangs sont fixés. Je m’incline devant ta statue.

Et vous, Messieurs, quand vous vous associez si noblement au sentiment, profondément moral, qui évoque de toutes parts les grandes renommées des générations écoulées, comme pour remplir le vide fait par les événements au milieu de nous et présenter cette première ligne de Français illustres, cette pairie immortelle, cette royauté du génie, aux respects des nations et à la fierté de nos enfants, vous avez une fortune à part : vous pouvez à la fois vous glorifier de deux grands noms ; vous vous parez de deux trophées consacrés l’un et l’autre par le sentiment public. Et, comptoir puissant, ville d’armements et d’affaires sans bornes l’une des capitales commerciales du monde, ce sont deux grands écrivains, deux poëtes, à vrai dire, qui reçoivent de vous cet hommage. Ce rapprochement est un attribut heureux et une gloire de la terre où nous sommes. En arrivant dans la métropole de la Normandie, célèbre aussi par le commerce, célèbre et opulente par l’industrie, c’est avec émotion et respect que nous voyons au-dessus de nous, debout sur le pont, une statue qui nous fait accueil, et qui est celle du grand Corneille. Beau et rare privilége que celui de réunir ainsi tous les génies qui font la grandeur de l’État ! Noble et sage pensée que celle de constater cette association par des monuments publics ! Rien n’atteste mieux que les intérêts matériels, qui sont la richesse et la force, ne vous détournent pas de ceux qui sont l’éclat et l’honneur. Ce sont là les fruits de la grande éducation littéraire qui a fait les trois siècles les plus éclatants de notre histoire. Cette forte nourriture des esprits et des âmes, prodiguée dans l’ancien régime par les fondations religieuses et les libéralités royales, avait donné à notre patrie, avec la suprématie territoriale et politique, incontestable alors et incontestée, que la révolution et des entreprises déréglées nous ont fait perdre, cette autorité universelle de l’esprit français qui a heureusement résisté à tous les déplacements de puissance et à tous les revers de fortune. Pourrions-nous la laisser périr à son tour ? Vous protestez par vos exemples, Messieurs, contre ce danger. Tout en couvrant les mers de notre pavillon, vous restez fidèles à ces nobles cultes du roi chevalier, le restaurateur des lettres et votre fondateur, qui ont été ceux de tous nos rois. L’étranger, que vous amènent de tous les coins du monde les vaisseaux de toutes les nations, demandera quels sont ces grands hommes qui l’attendent assis sur votre rivage. Il apprendra que ce sont deux représentants de la gloire littéraire qui lui ouvrent les portes de la France.

Tous deux méritaient, Messieurs, ce que vous faites pour leur mémoire. Avec des caractères et des esprits différents, l’un agité longtemps comme la mer qui bouillonne aux pieds de vos murailles, l’autre calme et serein dans sa trop courte carrière, comme la région où son regard inspiré semblait planer toujours, ils joignirent aux dons les plus élevés du talent le don plus précieux de mériter l’estime des hommes. Tous deux eurent le rare honneur de renfermer résolûment leur ambition dans les travaux et la gloire des lettres, sans renoncer à exercer sur leur temps et leur pays, du sein de la retraite et de la solitude, l’action qui appartient à la littérature et qui fait sa responsabilité devant l’histoire. La justice de l’histoire n’a rien dont l’un et l’autre ne se puissent honorer.

La principale différence entre eux, c’est que Casimir Delavigne n’a eu que les forces, point les années, pour marquer sa place dans les lettres françaises ; et cependant ses forces ont été à ce point précoces et fécondes, qu’il l’y a marquée d’une façon durable. Son nom restera l’un des plus brillants d’un grand mouvement littéraire, qui fait partie d’une époque mémorable de nos annales que la France ne consentira point à répudier.

Bernardin de Saint-Pierre, au contraire, a vécu près de quatre-vingts ans. Beaucoup d’entre nous, Messieurs, l’avons pu connaître, et pourtant il avait été bercé sur les genoux d’une femme de la cour de Louis XIV, qui a même laissé une vive empreinte dans ses opinions et dans son talent. Contemporain du XIXe siècle où nous sommes, et l’un des représentants du XVIIIe auprès de nous, il remontait ainsi, par la filiation des idées, jusqu’au XVIIe si lointain, ce semble, par le laps des idées, des empires et des années. Il assista au plus grand mouvement philosophique que le monde ait connu. Il contempla ce mouvement désordonné, dans son long travail pour ébranler toutes les colonnes de l’ordre politique et social jusqu’aux plus extrêmes fondements ; il vit, de son temps, et, après lui, nous voyons davantage encore le rêve de Rousseau près de se réaliser, près de nous ramener à l’état barbare, en attendant l’état sauvage… La manière dont il considéra ce spectacle, et le rôle qu’il y prit, sont ses plus beaux titres de gloire.

 

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE.

Bernardin de Saint-Pierre naquit dans vos murs, en 1737, sous le ministère du cardinal de Fleury, dans une année de cette pacifique époque où la main de Louis XV donnait des États de plus à la maison de Bourbon en Italie et la Lorraine à la France, vingt-deux ans seulement après la mort de Louis XIV. Ses parents et lui-même avaient des prétentions de noblesse qui les rattachaient à Eustache de Saint-Pierre ; prétention de noblesse remarquable et assurément excellente, qui consistait à descendre d’un bourgeois héroïque.

Ce serait un curieux et utile travail que de rechercher dans ses écrits et dans sa vie la trace visible des éducations successives qui le firent ce qu’il a été. La première fut celle de la famille : un père et une mère vivant dans les vieilles mœurs, tous deux d’une piété exemplaire, et à côté d’eux sa marraine, la comtesse de Bayard, justement fière aussi de son héroïque nom, toute remplie des souvenirs du grand roi, de la grande cour, du grand siècle, et charmée de ce pupille qu’elle façonne, autant qu’elle peut, sur son modèle. Il a deux livres favoris, qui sont tous deux le merveilleux même dans des ordres d’idées très-différents : la Vie des Saints et Robinson Crusoé. Un autre livre, toujours ouvert devant ses regards, parlait puissamment à cette imagination ainsi travaillée et excitée : c’est l’Océan qui bat vos rivages ; ce sont les tempêtes déchaînées au pied de ce cap de la Hève qu’il célébrera un jour ; ce seront, à mesure qu’il grandira, vos riches bassins, avec le perpétuel de tous les pavillons et de toutes les richesses du monde. En conséquence, l’enfant veut se faire jésuite pour être missionnaire et voyageur ; c’est sa manière de concilier la Vie des Saints et Robinson Crusoé. D’autres fois, il veut simplement se faire matelot ; il veut, à tout prix, s’élancer sur l’orageux élément qui le convie par la magnificence et la variété inépuisables de ses spectacles. Il le veut plus vivement au bruit du canon de Fontenoy et de tout le juste orgueil de la France. Sa famille lui donne satisfaction, l’envoie calmer ses esprits enflammés sous les tropiques, le reprend après une campagne au navire qui l’emporta, l’envoie au collége, le place d’abord chez les jésuites de Caen, à Rouen plus tard, et n’admire pas assez qu’un premier prix couronne des études ainsi faites.

Ce qui est étrange, c’est que Bernardin de Saint-Pierre, dans tous ses écrits, ait attaqué l’éducation des colléges, évidemment coupable à ses yeux de la longue indiscipline de son âme et des orages de sa destinée. Ce qui nous étonnera moins, c’est qu’une destinée commencée sous de tels auspices soit accompagnée de toutes les agitations qui vont consumer vingt ans de sa vie. L’auteur de Paul et Virginie devait avoir le sort du Tasse, du Dante, du Camoëns, de Byron. C’est une race illustre et malheureuse qui enfante dans la douleur.

Ce n’est pas le lieu de suivre les efforts de Bernardin de Saint-Pierre, efforts d’un jour chaque fois, pour se créer une carrière. Ingénieur, journaliste, capitaine d’artillerie tour à tour, toujours mécontent et aventureux, il entre d’abord au service ; il fait ses premières armes au delà du Rhin, dans la Hesse et le Hanovre, sous les ordres du maréchal de Broglie, au milieu de la guerre de Sept Ans. Il assiste à l’acte sublime du chevalier d’Assas, montre lui-même une grande bravoure, et court chercher à Malte une expédition contre les Turcs, ou il ne trouve ni l’expédition, ni les Turcs, ni son brevet. Il poursuit d’autres fortunes en Hollande ; il va demander du service en Russie, en Pologne, en Autriche, en Saxe, en Prusse. Il rencontre sur sa route la grande Catherine, qu’il admire raisonnablement, et le grand Frédéric, qu’il a le tort de ne pas admirer. Il voit, il étudie des contrées nouvelles, mais pour juger sévèrement ces sociétés qui ne lui devaient pas une place dans leur sein, et qui la lui auraient faite cependant, s’il l’avait plus résolument voulu. Puis, désabusé des hommes, pense-t-il, ou plutôt appelant ainsi le désabusement qu’il pouvait avoir de lui-même, il revint en France, à Paris, dans vos murs, et reste enchaîné à deux chimères : l’une de son cœur, passion douloureuse qui remplit, exalte, et par cela même peut un jour illustrer sa vie ; l’autre, de son esprit, qui nourrissait un plan. Savez-vous lequel, Messieurs ? Ici vous reconnaîtrez une nouvelle éducation, celle du temps.

Le temps était tourmenté, jusque dans la région des plus hautes intelligences, d’une foule de sentiments nouveaux et de nouvelles conceptions. La paix intérieure des États inconnue jusqu’alors, la sécurité générale qui en était née, la liberté de penser qui s’y joignit rapidement, tous ces biens dont jouissait le genre humain, depuis Louis XIV, à des degrés divers, avaient tourné le siècle vers les utopies philanthropiques, les rêves impossibles, les entreprises d’esprit illimitées. Par une contagion inaperçue, la république de Salente, sortie de l’âme chrétienne et chimérique de Fénelon à l’ombre du sceptre de Louis, était devenue le point de départ de toute une littérature et de toute une politique, nullement chrétiennes, philanthropiques à la surface, profondément subversives en réalité, que les philosophes n’eurent pas même le mérite d’inventer. Ils n’étaient que les disciples d’une idée du grand siècle et ses corrupteurs. On a fait venir Bernardin de Saint-Pierre de Jean-Jacques Rousseau : c’est un anachronisme et une méprise. Tous deux procédaient de l’auteur de Télémaque ; tous deux avaient puisé là, comme le siècle même, ces deux choses excellentes et nouvelles : le goût des scènes de la nature et la préoccupation du sort des hommes. Mais la différence entre eux est que, pour Bernardin de Saint-Pierre, ce fut sans en faire sortir l’oubli du ciel et le bouleversement de la terre. En puisant à ces sources pures, il ne les empoisonne pas. Dans son admiration enthousiaste pour l’archevêque de Cambrai il le continue tout entier. Il lui prend tout, le bien et le mal, la sincérité, la foi, l’amour de l’ordre et l’illusion.

L’illusion c’était la république de Salente. Bernardin de Saint-Pierre voulait absolument la fonder quelque part, afin d’avoir la douceur de voir ses semblables heureux, comme Dieu, l’Évangile et Fénelon l’avaient voulu ! Il avait imaginé de l’établir, avec la protection de la czarine philosophe, que devait tenter cette gloire, sur les bords du lac Aral ! Le gouvernement moscovite résista à ses démonstrations. C’était une de ses raisons de mal penser des hommes et de la société.

Alors il essaye auprès du gouvernement de son pays d’être plus heureux ; il obtient pour l’île de France, du baron de Breteuil, une mission à peu près conforme à ses désirs, et s’embarque à la place où nous sommes, avec l’autorisation d’établir, sous le protectorat du roi de France, autant de républiques qu’il voudra dans l’île de Madagascar. On était en 1768, date mémorable, car c’est le temps où le ministère du duc de Choiseul tournait les regards et les armes de Louis XV vers une autre île plus voisine de sa couronne. À ce moment même, ce prince, non content de nous avoir déjà enrichis et fortifiés d’une grande province militaire du côté du nord, envoyait en Corse une armée, sans souci de l’Europe, pour donner aussi, de ce côté, des Français nouveaux à la France. Qui lui aurait dit quels rivaux inattendus, pour prix de ce dessein, il allait chercher à sa race !

L’imprévu gouverne le monde. Qui aurait dit également à Bernardin de Saint-Pierre qu’il rapporterait des parages lointains vers lesquels il voguait le cadre et les couleurs d’un livre de cent pages qui fera vivre son nom dans la dernière postérité ? Vous prévoyez, Messieurs, qu’il ne laissa point derrière lui la république de Télémaque, ni aucune autre. Il faut dire que lui-même cette fois était détrompé. Rien même ne marque mieux le grand fond de bon sens et de bonne foi qui se mêlait aux ardeurs de cette imagination trop longtemps déréglée que la manière dont il s’exprime sur son rêve abandonné, dans le Voyage à l’île de France, qu’il publia quelques années après. « II est probable, disait-il, que je me faisais illusion à moi-même, et que je ne me proposais, au bout du compte, que la gloire d’être le premier, même parmi les sauvages. J’étais comme beaucoup d’hommes que j’ai connus : ils veulent faire des républiques pour en être les législateurs. Ils seraient bien fâchés d’en être membres ! » Il ajoute qu’assurément aucun d’eux ne voudrait appliquer un tel régime à son pays… C’était vrai de lui, qui se montrera toujours bon citoyen. Il vécut assez pour apprendre si c’était vrai de tous !

Maintenant, les aventures de Bernardin de Saint-Pierre sont finies. Sa vie change. Nous avons vu l’homme du temps ; nous allons voir celui de la postérité. C’était en 1771. Il fait connaissance avec la France, qu’il ne quittera plus. « Pour aimer sa patrie, dit-il, il faut l’avoir quittée. J’aime les lieux où, pour la première fois, j’ai senti, j’ai aimé, j’ai parlé ! C’est la nation qui a produit Henri IV, Turenne, Fénelon ! Ces grands hommes, après l’avoir gouvernée, défendue, instruite, l’ont aussi aimée. »

II entre dans le monde, dans le monde des philosophes, bien entendu, car il n’y en avait plus d’autre. Il se lie un moment avec Jean-Jacques Rousseau, qu’il admire. Il l’admire parce qu’il retrouve dans cet entretien le vocabulaire de ses propres pensées, l’amour des hommes, l’amour de la nature, les reproches à la société, bien plus que ses pensées mêmes ; car, dans ce commerce rapide, il ne laisse pas envahir les parties de son esprit et de son âme où se conservent intacts les vrais cultes de sa vie. Il reste lui-même. Aussi ne rencontre-t-il les autres grands hommes de l’époque que pour se heurter à eux violemment. À peine les a-t-il vus et entendus que son cœur et sa raison se révoltent. On prétend conduire l’humanité où il ne veut pas aller. L’athéisme et l’anarchie sont au fond des jeux d’esprit, des systèmes philosophiques, des desseins cachés ou patents parmi lesquels il a vécu. L’athéisme s’avoue même plus hautement que l’anarchie, parce que les puissances du ciel paraissent moins redoutables : on espère que Dieu n’aura pas de défenseurs. On s’est trompé ! Dieu sera défendu. Bernardin de Saint-Pierre a senti s’éveiller au fond de lui-même les impressions de son enfance, fortifiées des méditations de sa vie. Il rompt bruyamment avec la cohorte qui ébranle le monde. « Philosophe ! s’écrie-t-il dans des pages pleines d’une mâle éloquence, je te laisse le néant, et je me réfugie avec celui qui console, en donnant les joies de l’immortalité ! » Ces colères retentissent dans la préface d’une sorte de Télémaque nouveau, sous le nom d’Arcadie, qu’il publiera bientôt, et où les richesses de l’imagination sont prodiguées avec plus d’éclat que de fruit.

Ce défi suscite des tempêtes. C’est alors que, résolu à soutenir le combat, il recourt à la retraite, à l’étude, aux lettres sérieusement adoptées comme une profession et comme un ministère. L’esprit littéraire s’est révélé en lui à l’appel de sa conscience outragée. Dès lors une éducation nouvelle lui révélera bientôt son génie : ce sera celle du repos, de la solitude, de la pauvreté, de la pauvreté acceptée avec courage, supportée avec constance. Il n’a pour vivre que la plus humble des pensions que lui fait le roi ; il s’en contente. Maintenant qu’il a un but, et qu’il y marche d’un pas ferme, tout lui suffit. Il a quarante ans. Six années de sa vie dans un réduit ignoré seront employées à faire sortir un livre des indignations de son âme. Les philosophes ont fait de la nature, c’est-à-dire de la création, le point d’appui de leurs attaques contre le Créateur ; il la retournera contre l’incrédulité, il y fera voir partout le doigt de la sagesse et de la bonté divines. Nous admirions les mondes qui sont sur nos têtes, et leur ordre infini était le perpétuel embarras du scepticisme et de l’impiété ; il nous découvre à nos pieds des mondes à peu près invisibles. Il nous y montre le même ordre, la même sollicitude, la même prévoyance, des fins admirables, le fraisier de son jardin aussi étonnant que l’univers

Tel est le livre des Études de Nature. Imagine-t-on qu’il fut sur le point de ne pas paraître, faute d’un éditeur ! Enfin quelqu’un se dévoua, un homme dont le nom est illustre dans la typographie, M. Didot. Il donna la gloire au grand écrivain. Il fit plus ; préférant la gloire à la richesse, il lui donna sa fille : union qui fut heureuse et courte ; la mort la brisa bientôt. Ce livre, qui avait failli rester ignoré, valut à l’auteur une seconde et rare fortune. Bien des années plus tard, l’admiration enchaînait une compagne jeune et belle, une garde-malade dévouée (mademoiselle de Pelleport), à sa vieillesse.

Cependant, les Études de la Nature avaient paru. Les circonstances étaient favorables. C’était en 1784, quand Louis XVI, par la paix d’Amérique, venait de rendre le repos aux deux mondes. La France avait le repos avec la victoire ; elle était à l’apogée de la puissance régulière et durable, tellement que, pour la faire remonter aujourd’hui à ce degré de prépondérance et de grandeur, il faudrait supposer la constitution présente de l’Europe et du monde changée absolument. De ce rivage vous n’auriez point aperçu de rivaux sur les mers ; la France n’y connaissait que des ennemis vaincus et abaissés. Nous venions de donner l’existence aux États-Unis. Les plus vastes et les plus riches colonies de la terre étaient à nous ; nulle marine militaire ou marchande dans l’univers n’imaginait de pouvoir jamais primer la nôtre. Du côté du continent, même spectacle ! Nos yeux n’auraient pas découvert une puissance dont le poids fut égal à celui de la monarchie française, ou qui en eût la prétention ni l’espérance. Dans la quiétude générale, les affaires de l’esprit étaient le grand intérêt du monde, et là aussi la France régnait. Combien Bernardin de Saint-Pierre avait raison d’écrire : « Ah ! si un seul homme sur la terre peut être l’espoir du genre humain, c’est un roi de France. Il règne sur son peuple par l’affection, son peuple sur l’Europe par les mœurs, et l’Europe sur le monde par la puissance ! » Il disait encore : « L’affection que nous portons à nos rois est le seul bien qui nous unisse, et qui plus d’une fois nous a empêchés de nous séparer… » Par malheur ce lieu allait être brisé, et avec lui toutes nos autres fortunes !

Le livre des Études de Nature, paraissant dans l’état de paix et de dissertation universelles où on était alors, eut un succès immense. Le monde, qui ne savait pas combien il était attaqué, se sentit cependant défendu en même temps que la Providence ; il l’était dans le trône de Dieu ; il l’était, avec la même sollicitude et le même amour, dans le trône des rois. Ce n’est pas que l’expérience ne nous instruisît aujourd’hui et n’eût instruit l’auteur lui-même à modifier sur bien des points ses propositions. Homme du vieux sang à l’égard des fondements de l’ordre social, il est de son temps pour tout le reste, dans tous ses ouvrages, sans en excepter même le plus parfait, le plus charmant, celui qui devait être le moins dogmatique de tous. Il est de son temps, par ce défaut de logique qui consiste à se montrer tout ensemble morose pour la société et tendre pour les hommes. Comme c’est d’hommes que l’état social se compose, on est obligé de s’avouer qu’il n’embrasse pas la nature humaine dans l’étude bienveillante et favorable qu’il fait du reste de la nature. Il oublie combien l’observation trouverait là aisément, comme partout ailleurs, le bien mêlé à l’imperfection des choses d’ici-bas. Quel beau livre de plus il aurait pu faire, s’il nous eût traités comme la plante ou l’insecte, et qu’il eût montré, à travers nos vices et nos misères, ce qu’il y a de bon et de beau dans la société, cette œuvre de Dieu ; dans ses institutions, cette œuvre des hommes ; dans notre cœur à tous, dont les impulsions sont l’ouvrage à la fois des préceptes de la loi divine et des exemples du genre humain ! C’est le côté par lequel on l’accuse de confiner à Rousseau. Il a le tort, en effet, de parler quelquefois la même langue, quand il n’a jamais le même but, quand il ne veut pas le bouleversement des pouvoirs sociaux quand jamais il n’imaginera de demander le renversement de la civilisation au nom de la nature qui l’a enfantée. Tout se borne chez lui à quelques ressouvenirs de mécontentements personnels qu’il aurait mieux fait de surmonter, à l’emploi irréfléchi du style de convention de l’époque, plus que tout à ce besoin général de réforme qui était le mot d’ordre universel alors, comme nous l’avons vu récemment. Ce mot d’ordre fatal devait, deux fois à soixante ans de distance, nous précipiter follement du faîte de toutes les prospérités dans un gouffre sans fond !

Hâtons-nous de dire que les réformes de Bernardin de Saint-Pierre n’étaient pas de celles qui risquaient d’avoir cette portée. Qu’il les précise, et le bon esprit que nous avons signalé en lui apparaît aussitôt. Ce sont presque toujours de simples améliorations administratives, aujourd’hui réalisées depuis longtemps pour la plupart on peut seulement s’étonner qu’il eût ainsi devancé le temps. L’abolition de la traite des noirs, la suppression du fouet dans les colléges, les trottoirs ou les lavoirs publics qui nous occupent fort en ce moment, sont ses plus grandes témérités. Les académies sont les plus hautes institutions qu’il menace, en attendant d’en être lui-même. Plût à Dieu que les générations se fussent inspirées de sa retenue ! Nous n’aurions pas marché de convulsions en convulsions, et moissonné trois millions d’hommes sur les champs de bataille ou les échafauds, pour arriver, en fin de compte, à intervertir, au détriment de la France, ce grand équilibre de Richelieu et de Mazarin que Louis XIV, Louis XV et Louis XVI avaient si glorieusement interverti au détriment de l’étranger.

C’est la veille de la Révolution, aux bruits précurseurs du renversement de la monarchie et de la société française, en 1788, que parut l’épisode de Paul et Virginie. La réputation de l’auteur assurait celle de l’ouvrage. Le succès inexprimable de l’ouvrage fit la gloire de l’auteur. Le monde entier salua dans cette heureuse création un chef-d’œuvre. Les événements qui se précipitaient, si grands qu’ils fussent, la réunion des états généraux, la prise de la Bastille, la séance du Jeu de Paume, ne réussirent point à détourner l’attention publique. Comment s’en étonner ? Ces pages rapides rassemblent tout ce qui pouvait toucher, plaire et entraîner. Un grand écrivain, plein de sentiment et de charme, raconte le premier amour de tout le monde, comme nul ne l’a raconté encore, et comme peu l’ont senti. Il nous présente la perfection de nos souvenirs ou de nos rêves à tous, en puisant son inspiration dans la mémoire d’un de ces cultes du cœur qui sont des guides certains, qui ne trompent pas, et que toutes les scènes, toutes les paroles révèlent. Il a choisi pour théâtre des régions nouvelles, une nature admirable et ignorée. Enfin l’intérêt de l’action est dramatique parce qu’il est simple ; il consiste dans le passage graduel et saisissant d’un tableau plein de douceur, d’une pastorale pleine de vérité et d’enchantement, à cette catastrophe effroyable qui termine tout. La catastrophe met en présence toutes les grandeurs de la nature et toutes celles de l’âme ; dans l’amant, le dévouement et la passion qui feraient donner mille vies pour l’objet aimé ; dans la noble et pure image de Virginie, un sentiment angélique de jeune fille et de chrétienne, auquel s’immolent, en présence du gouffre ouvert et impatient, l’amour de la vie et l’amour même. Bien des héroïsmes ont été peints ; celui de la pureté virginale ne l’avait pas été encore. La simplicité du sacrifice est déchirante ; sa grandeur et sa beauté attachent le sceau de la pensée religieuse à cette peinture inimitable de la première des affections humaines ; et, du milieu de toute cette scène, si touchante et si terrible, jaillit, plus touchant et plus solennel que tout le reste, pour retentir pardessus tous nos abîmes jusque dans la dernière postérité, le cri suprême de l’équipage du navire le Saint-Gérand disparaissant sous les flots, ce cri de vive le roi ! le cri contemporain de la monarchie, qui était, dit la narration inimitable, « celui des Français dans toutes leurs grandes joies et dans tous leurs dangers extrêmes. » On dirait que Bernardin de Saint-Pierre avait voulu reporter notre pensée vers un autre naufrage qui s’accomplissait alors ; celui-là, plus terrible encore, devait laisser aussi dans la mémoire d’horribles, d’ineffables souvenirs, par l’immensité des sacrifices et la sublimité des victimes.

La Chaumière indienne parut en 1791, autre chef-d’œuvre, monument de style et de discussion, où l’esprit occupe la place que, dans l’autre, tient le cœur. Les misères visibles des classes inférieures y sont étalées, mais à côté d’admirables compensations. C’est une œuvre très-brillante et très-attaquée. Evidemment, son côté sceptique ne peut s’entendre que des opinions humaines, et son côté social n’est que la démonstration ingénieuse et charmante de cette pensée, exprimée ailleurs par Bernardin de Saint-Pierre, que, lorsqu’il lui arrive de parler de l’inégalité des conditions, ce n’est pas qu’il veuille rendre la noblesse roturière, mais seulement qu’il voudrait rendre nobles tous les hommes. Ce mot résume la différence fondamentale entre lui et Rousseau. Des deux parts, utopie ! mais même distance de la sienne à celle du Contrat social que de la création et de l’histoire de la maîtresse de Saint-Preux à la pure image de Virginie. Ici tout ce qui élève ; là tout ce qui corrompt, dégrade et dissout.

Il est remarquable que la révolution française soit encadrée entre la Chaumière indienne et Paul et Virginie, d’un côté de l’abîme, Atala et René, de l’autre. Ces simples nouvelles dureront autant que les lettres françaises. Nous ne voulons pas les comparer, chercher quelle âme renferme plus de désenchantement et aussi plus de profondeur, de René ou du Paria ; quels cœurs contiennent plus de foi et d’amour, du couple infortuné de l’île de France ou de celui des savanes américaines. Partout ce sont d’admirables couleurs, un intérêt saisissant, des inspirations qui attestent la muse chrétienne. Évidemment, les grands bouleversements des empires soulèvent toutes les profondeurs de l’âme humaine et en font jaillir des accents à part. Le seul roman de l’antiquité qui soit venu jusqu’à nous, la pastorale de Daphnis et Chloé, à laquelle le drame de Paul et Virginie a souvent été comparé, fut écrit aussi à une de ces époques où on dirait que les demeures du genre humain vont s’écrouler. Désintéressée de tout alors, parce que tout semble nous manquer quand nous manquent la sécurité et la durée, l’humanité ne trouve de refuge que dans son propre cœur, et l’homme de génie en tire des accents sublimes, soit qu’il doute, s’isole et s’abandonne, ou bien que, saisissant cette échelle du patriarche qui unit la terre au ciel, il aime et croie !

Le sentiment vrai de nos malheurs respire dans un écrit prophétique qui, justement apprécié, doit être un éternel honneur pour la mémoire de Bernardin de Saint-Pierre. Nous parlons des Vœux d’un solitaire, publiés à l’origine de la tourmente, en 1789. C’est là que l’auteur fait bien entendre la pensée générale de ses ouvrages. Le temps de la spéculation était passé ; celui de la politique positive n’était que trop venu. Il est en présence des événements ; il a de longs griefs contre cet ordre social où il n’a pas su se faire jour, où il n’a trouvé que la solitude et l’indigence, plus la gloire, mais la gloire conquise à la sueur de son front, envers et contre tous ! La Révolution est flagrante et victorieuse. Avec sa renommée populaire et sa notoire philanthropie, il pourrait s’y jeter. Il s’y jette en effet, mais pour crier à son pays : « O France ! puisse ton roi, que tu nommais justement le restaurateur de la liberté française, se promener sans gardes entre ses enfants !... Tenons un juste milieu, puisqu’il s’agit d’être justes ! Prenons garde, en fuyant le despotisme, de nous jeter dans l’anarchie ! Rétablissons le char sur son essieu monarchique. » Et il ajoute ces paroles qui nous frapperont tous : « O peuple de Paris, vous venez de briser les liens du despotisme. Ne vous en donnez pas de plus insupportables. Désormais qu’avez-vous à craindre pour vous, sinon vous-mêmes ?... » Pensez-vous, Messieurs, qu’il n’eût pas été bon que des voix courageuses et puissantes fissent entendre quelquefois ces conseils et qu’ils fussent écoutés ? Alors ils parurent écoutés un moment ; ils eurent un retentissement extraordinaire. Les Vœux d’un solitaire furent mis au même rang que la brochure célèbre de Sieyès ; mais l’une était offerte au torrent, pour suivre ou plutôt pour précipiter ses flots ; l’autre prétendait les refouler. Le torrent poursuivit sa marche, et tout le monde oublia le patriotique avertissement !

Nous nous trompons, Messieurs ; quelqu’un s’en souvint ce fut le roi. Près de trois ans après, en 1792, Louis XVI, qui touchait à son insu au dernier terme de ses épreuves, chercha Bernardin de Saint-Pierre dans sa retraite profonde pour le nommer intendant du Jardin des Plantes. Il le fit venir ; il lui dit cette simple et grande parole : « J’ai lu vos ouvrages ; ils sont d’un honnête homme, et j’ai cru nommer en vous un digne successeur de Buffon. » C’était treize jours avant cette journée du 10 août, qui éclaira l’abolition de la royauté française, et dont nous traversons demain l’anniversaire ; journée de sang et de pleurs, journée fatale, où les complots criminels et imbéciles des Girondins poussèrent le roi infortuné à l’holocauste du 21 janvier, en courant eux-mêmes, sans s’en apercevoir, aux expiations du 3l mai ! Bernardin de Saint-Pierre ! cette parole du roi martyr, dans son passage de toutes les douleurs à toutes les immolations, quand déjà il montait au ciel, est la consécration de tes écrits et la gloire de ta vie ! Puisse cette parole, pour l’honneur de ton nom, arriver avec ta statue à la dernière postérité !

Votre illustre concitoyen Messieurs, se montra digne de l’avoir inspirée et entendue ; il fut héroïque dans l’affreuse époque qui suivit de si près, il le fut simplement, sans bruit c’était l’être doublement.

Il y a quelques jours, nous relisions une édition de ses œuvres datée de ces funestes années, faite sous ses yeux, par lui-même, avec des notes et des préfaces nouvelles. Comment dire quelle émotion nous saisit en trouvant fidèlement reproduites, immuables sous son stylet d’airain, toutes les expressions monarchiques et dévouées dont ses livres sont semés : sa patriotique admiration du haut rang d’un roi de France dans le monde, quand il n’y avait plus de roi de France ; son culte des vertus de Louis XVI, appelé encore son bienfaiteur en présence des bourreaux, salué toujours des noms de Marc-Aurèle et d’Antonin lorsque celui de tyran se lisait en traits de sang d’un bout de la France à l’autre, et que la hache régnait, à la place de Louis, sur la nation consternée ; enfin le cri final du Saint-Géran, dans Paul et Virginie, bravant les temps, les traversant avec une mâle audace, et tenant en quelque sorte la monarchie debout, dans le cours entier de nos vicissitudes, en face de tout ce qui la nie. Cette intrépide fidélité à soi-même est admirable, Messieurs ; elle ne l’est pas seulement parce qu’elle s’était exercée sous le règne des plus horribles tyrans qui aient épouvanté l’histoire, mais parce qu’elle dénote un plus difficile courage : celui d’aller résolument à l’encontre de ces courants d’opinion qui, dans notre patrie, entraînent tout, devant lesquels tout se tait, qui grondent, mugissent, s’élèvent à la hauteur de la vérité, de la justice éternelles, et qui, le lendemain, ne sont plus, dont tout le monde foule aux pieds l’écume impuissante et dédaignée !

Ce n’est pas tout, Messieurs. La Convention à cette époque, après ses destructions sauvages, quand elle avait renversé toutes les institutions propres à éclairer les hommes, éteint tous les flambeaux des nations, décrète une École normale, prépose à l’enseignement de la morale Bernardin de Saint-Pierre, l’arrache à sa solitude d’Essone malgré ses refus ; et, monté par ordre dans sa chaire, il enseigne à la jeunesse, accourue autour de lui sur le bruit de son nom, l’existence de Dieu. Elle s’étonne de cette nouveauté ; car voilà ce qu’on avait fait de notre patrie ! elle tressaille de cette audace ; elle applaudit avec transport à cette clarté, comme ferait un peuple dont les chaînes se dénoueraient tout à coup. Vous le pensez bien, Messieurs : le maître n’eut plus à professer. Il ne sera tiré de nouveau de son obscurité que pour appartenir à l’Institut, en 1795, quand l’Institut sera créé. Nous voudrions oublier que là les mêmes scènes l’attendent. Ce qui nous console, c’est d’avoir à dire qu’il y porta le même courage et la même constance. Cette constance glorieuse est attestée par les Harmonies de la Nature, auxquelles il travaillait, comme le sage de l’antiquité, dans le bruit de tous ces assauts. Ce nouveau livre ne devait être qu’un écho prolongé des Études de la Nature, une redite approfondie de son invariable pensée. C’est l’honneur de ses publications que, quelle que soit leur date, l’orage de la Révolution ne s’y fasse pas sentir. On n’y sent que le calme invariable d’une âme vraiment résolue et courageuse car elle l’est sans intermittence et sans faste.

Cependant, après tant de maux, la paix et la sécurité de la place publique furent rendues aux Français. On sait sous quelle main puissante l’ordre matériel, et, autant qu’il se pouvait alors, quelques grandes parties de l’ordre moral se reconstituèrent. Napoléon professait pour Bernardin de Saint-Pierre une vive admiration. « Donnez-moi des Paul et Virginie et des Chaumière indienne, lui disait-il ; j’en voudrais tous les six mois. » C’était encore de l’ambition, mais de la meilleure, et qui sied au maître tout-puissant de la France. On comprend qu’il format ces nobles vœux pour son règne. Malheureusement, les chefs-d’œuvre ne s’enfantaient point à sa voix comme les victoires. Les lettres troublées en produisaient peu, à travers cette grande et terrible épopée, tout éclatante qu’elle fût. Ce n’était pas que les encouragements leur manquassent ; les princes nouveaux que la Révolution nous donnait pour maîtres se faisaient une loi de restituer aux Français toutes les traditions de la monarchie. Anciens pensionnaires de nos rois, ils s’honoraient d’avoir pour pensionnaires à leur tour, suivant l’exemple de ces rois magnanimes, les hommes de lettres éminents et populaires. Joseph Bonaparte avait donné à Bernardin de Saint-Pierre une pension toute royale, avant d’être roi encore ; Napoléon y en ajouta une autre plus modique. Il y aurait ajouté plus volontiers des emplois et des honneurs Bernardin de Saint-Pierre les refusa. Sans abdiquer aucun de ses sentiments et de ses principes, sans rien modifier dans ses pensées ni dans ses ouvrages, il avait accepté des bienfaits qui rendaient douce et facile la dernière saison de sa vie ; mais il ne voulut rien de plus. Fidèle à ses résolutions de retraite et de solitude, il se bornait à payer d’une louange la dette de sa reconnaissance quand l’occasion venait le saisir, témoin le jour où, présidant l’Académie française, à l’époque des triomphes d’Iéna et de Tilsitt, il saluait dans Napoléon un héros philosophe organisé pour l’empire. Évidemment il n’était pas organisé pour la flatterie. À cet apogée de la puissance et de la grandeur, on pouvait aisément trouver mieux, et, sans doute, courtisan presque octogénaire et novice, en appelant également du nom de grands princes les deux frères qui pensionnaient sa vieillesse, il ne se relevait pas dans l’esprit du plus formidable des deux ! Cependant, l’âme altière de Ducis s’indigna ; son ressentiment rompit la longue intimité de ces deux amis chargés d’ans et de gloire. Heureux temps, après tout, où de grands esprits et de grands cœurs prenaient feu pour si peu !

Leur querelle aurait pu passer vite et finir promptement en finissant avec l’Empire ; Dieu voulut que l’Empire durât quelques jours de plus que Bernardin de Saint-Pierre. Quoiqu’il occupât sa vieillesse saine et robuste d’une théorie de l’univers, résumé des spéculations scientifiques qui avaient rempli ses ouvrages et passionné sa vie, le terme de ses forces et de sa carrière approchait. Il mourut à un anniversaire douloureux, le 21 janvier 1814, quand allait se relever, à la voix du sénat et de la nation, cette monarchie qu’il avait portée si haut dans ses écrits. Il ne vit pas le trône rétabli, la paix rendue au monde, un blocus armé de onze armées, qui avait pesé sur vous, à cinquante lieues des Tuileries, pendant toute l’ère de la grandeur impériale, écarté enfin de vos rivages, les périls toujours croissants du bombardement écartés de vos foyers ; il ne vit pas votre port, qu’il aimait tant, rouvert ; les mers restituées au commerce de toutes les nations, la plupart de ses Voeux d’autrefois, dans sa brochure célèbre, accomplis. Ne le plaignons pas, Messieurs ! En mourant il avait dit à la jeune compagne de ses vieux ans, à son fils, aussi notre condisciple, cette belle parole : « Consolez-vous ! Je quitte la terre, et non la vie. » La terre lui aurait offert de douloureux spectacles : la révolution du 20 mars, celle de 1830, celle de février, débordant successivement à travers nos royautés, nos chartes, nos lois, et ne laissant durer que nos incertitudes et nos dangers. Les générations d’alors avaient été élevées à une école fatale, cette de deux génies qu’il nous est permis de réprouver, puisqu’ils sont abjurés hautement l’un et l’autre : l’esprit d’anarchie et l’esprit de conquête. Où ces générations malheureuses auraient-elles pris les lumières, le bon sens, les forces morales nécessaires pour comprendre et soutenir avec courage des gouvernements réguliers et pacifiques, une politique intérieure monarchique quoique libérale, une politique extérieure juste, calme, sensée ? C’est un miracle que les mains dévouées qui se sont succédé au gouvernement aient pu, avec de tels éléments, dispenser à la France, malgré tout, trente années prospères et libres. La Providence devait encore nous imposer de longues épreuves et de rudes châtiments pour que les idées d’ordre et d’autorité puissent se rétablir enfin par degrés au siége du mal, c’est-à-dire dans les esprits et dans les lois, de manière à promettre quelque jour des fondements solides à l’édifice d’un gouvernement régulier et durable.

Jusque-là nos catastrophes rendent plus éclatantes la mission et la vie de Bernardin de Saint-Pierre. On ne peut contempler ces catastrophes, enchaînées comme les actes d’un même drame, comme les leçons d’un même enseignement, sans s’arrêter devant son image. Debout sur le seuil de l’ancienne société française et de la nouvelle, ainsi que M. de Chateaubriand et madame de Staël, il semble également renouer la chaîne des temps par des anneaux immuables. Le caractère commun de ces trois grandes figures littéraires est de protester contre les excès du XVIIIe siècle, excès de la pensée longtemps, qui étaient devenus ceux de l’action enfin, par une juste et inévitable dispensation. Madame de Staël oppose à la démocratie révolutionnaire cette monarchie hiérarchique et libre que vous voyez de vos rivages, et dont on vous entretient volontiers, Messieurs, parce que c’est le sang et l’esprit normand qui l’ont fondée. M. de Chateaubriand défend la foi catholique tout ensemble et la foi monarchique, dans ce que l’une a de poétique et l’autre de national, contre la double persécution des dérisions voltairiennes et des violences démagogiques. Bernardin de Saint-Pierre prend les choses de plus loin ; c’est Dieu même, attaqué hardiment, systématiquement, par une philosophie audacieuse et par un siècle insensé, dont il embrasse la querelle. Il le fait avec une décision tout aussi hardie et tout aussi systématique que celle des assaillants, mais qui sera invariable, qui n’a pas reculé devant les dérisions, qui ne reculera pas devant les périls. Il le fait dans le moment opportun, non pas après les événements, quand leur lumière a pu frapper tous tes yeux, mais longtemps auparavant, quand éclatait le crime de cette conspiration contre la raison et la conscience de tous les peuples, qui devait se retourner si promptement contre les droits de tous les pouvoirs et l’existence de toutes les sociétés. Il le fait, enfin, avec un bon sens qui comprend dans la même sollicitude la Providence et la royauté, la royauté française surtout, si tutélaire, si auguste, et qui lui était chère. Il sait que l’une ne sera pas bannie du ciel sans que, sur la terre, l’autre ne s’abîme aussitôt, en laissant un vide qu’il ne sera pas donné à la pensée humaine de mesurer, à la puissance humaine de remplir. Les hommes supérieurs ont tous un ministère et un caractère à part ; c’est là ce qui constitue cette grande noblesse du genre humain, c’est là ce qui vaut à Bernardin de Saint-Pierre nos respects. Serait-ce pour avoir écrit quelques livres brillants, et dans le nombre un opuscule immortel, deux peut-être, qu’il verrait le concours de tout ce peuple se pressant avec les magistrats à son apothéose ? Non, Messieurs ; c’est parce qu’il attacha à ses écrits une pensée, un but, une vertu ; parce qu’il a lutté, par l’effort constant d’une raison et d’une âme supérieures, contre les fléaux qui dévoraient nos destinées et menaçaient celles du monde. Il a averti son temps ; il l’a ému, il l’a charmé ; il l’a préparé à de salutaires retours. S’il ne l’a pas arrêté, le malheur est à nous et à nos pères : la faute n’est pas à lui.

Voilà ses titres ! L’Académie française était d’accord avec vous pour les reconnaître et les consacrer. Elle décernera, dans quelques jours, le prix de son éloge : c’est notre manière d’élever des statues. Nous avons pensé, comme vous, Messieurs, que personne n’y avait plus de droits que votre glorieux concitoyen.

 

CASIMIR DELAVIGNE.

À la chute de l’Empire, il n’y eut pas interrègne de gloire pour la France ; à l’éclat des armes, épuisé jusqu’aux plus extrêmes revers, succédèrent rapidement toutes les gloires de la paix, celles des lettres, des sciences, des arts, de l’industrie, du commerce, la puissance maritime, les nombreuses et formidables expéditions navales, d’immenses travaux publics, des monuments sans nombre, enfin tous les témoignages du génie d’un grand peuple, entre lesquels Dieu nous garde d’oublier les triomphes de la parole humaine tenant lieu d’institutions à une société qui n’en a pas, et fondant dans les esprits les idées de gouvernement, d’ordre et de salut qui ne préserveront pas des orages une société désemparée, mais qui les surmonteront ! Et cette paix est-elle désarmée ? Non ! Intrépide et victorieuse, tout en s’honorant de ne poursuivre que les victoires justes et les conquêtes durables, elle crée un empire sur la Méditerranée, délivre la Grèce, affranchit l’Espagne, couvre la Belgique à Anvers, l’Italie à Ancône, multiplie les exploits héroïques sur toutes les mers, dans le Tage, le Maroc, le Mexique, l’Amérique du Sud, et va jusque dans l’Océanie planter le drapeau de la France, comme un jalon dans un océan et un monde nouveaux

Le mouvement extraordinaire des esprits, qui marque l’avénement de la Restauration, peut-il nous étonner ? Les plus vives joies qui aient jamais éclaté chez une nation la transportant presque tout entière ; les plus grandes sources d’inspiration connues parmi les hommes, c’est-à-dire la foi, la tradition et la liberté elle-même, invoquées en même temps ; les annales anciennes et nouvelles d’un peuple qui possède la plus belle histoire de l’univers, également reconnues et honorées ; quatorze cents ans de souvenirs déployant à nos yeux le spectacle d’une grandeur qui s’étend par les conquêtes, par le génie, par les royautés françaises sur les deux tiers du monde ; d’un autre côté, un régime où les garanties abondent autour de nous ; la sécurité des personnes et des biens inviolable ; les franchises publiques assises au foyer de la monarchie, et n’y tenant, pour leur propre salut, que trop de place ; tous les rapports des nations multipliés et agrandis ; le travail et la richesse partout ; cette conquête africaine sollicitant l’intérêt et l’orgueil publics par tous les aiguillons du commerce, de la guerre, de la religion ; en un mot, des horizons infinis et nouveaux ouverts à nos intelligences et à nos âmes autant qu’à notre pavillon comment le génie national ne se serait-il pas éveillé de toutes parts ?

Il s’éveilla d’une façon éclatante. Les talents sortirent de terre dans toutes les voies de l’art et de la pensée. Les poëtes les premiers parurent. Vous savez qui fut le premier de tous. C’est à l’aurore même de l’ère nouvelle que Casimir Delavigne se révéla aux lettres et à la patrie. Votre cité ranimée ne pouvait être absente de ce grand mouvement ; il n’y a pas d’interruption dans sa participation à la gloire littéraire de la France : sous Richelieu et Louis XIV, par deux femmes illustres ; par Bernardin de Saint-Pierre dans le XVIIIsiècle ; quand s’éteint cette grande lumière, par celui dont la gloire a contribué à nous réunir, et nous savons, dès longtemps, que lui-même avait d’avance un héritier.

Uno avulso, non déficit alter.

Casimir Delavigne était né parmi vous, en 1793 ; cette année ne nous devait que trop de compensations. Il appartenait à une famille de commerçants estimés. Ses parents voulurent pour leur fils les fortes études que rien ne supplée, et qui sont nécessaires à tout. Il fut envoyé à l’un des grands colléges de Paris, celui qui s’appelle, au gré de nos vicissitudes, lycée Napoléon ou Henri IV. Il arriva dans les hautes classes et y marqua sa place sur-le-champ. Elles comprenaient en foule des noms que, depuis, la France a connus : Montalivet et Dumon, Barrot et Rémusat, Casabianca et Saint-Arnaud ; car nos souvenirs comprennent tous les régimes et toutes les dates ! Nous citons seulement, de ses compagnons devenus célèbres, ceux qu’a touchés le sceau pesant du pouvoir. La liste serait trop longue si nous ajoutions tous ceux que l’Institut, l’armée, l’administration, la magistrature, les professions savantes ont illustrés ; famille dispersée dans toutes les carrières et sous tous les drapeaux, mais qu’un lien fraternel n’a cessé d’unir, et qui s’honorera, Messieurs, d’avoir été représentée auprès de vous. Tous pressentirent les destinées de Casimir Delavigne. Il avait déjà le regard enthousiaste que vous lui avez connu, avec cet air de confiance affectueuse dans les autres, et de naïve méfiance de soi-même, qui était plein de charme. La constante sérénité de son âme se faisait lire dans tous ses traits, comme sur son beau et large front. Ce front rayonnait de lumière et d’intelligence ; on y voyait à découvert le travail de sa pensée. En connaissant cet écolier plein de cœur et de feu, il était impossible de ne pas l’aimer ; impossible, en le voyant, de ne pas deviner qu’on aurait à l’admirer un jour.

L’étincelle poétique s’était éveillée en lui dès ses plus jeunes années. Souvent il traduisait en vers les poëtes auxquels étaient empruntés nos devoirs. Dans une composition de troisième, sa traduction d’une ode charmante d’Anacréon transporta les élèves et étonna les professeurs. En seconde, il s’éleva de plein saut aux plus difficiles hauteurs de la poésie. Il concourut, par un dithyrambe resté célèbre, au prix proposé sur la naissance du roi de Rome. Il était à cet âge où les pompes éblouissent aisément, surtout quand elles ont une réelle grandeur, où on ne sait pas qu’un gouvernement peut exister, être puissant et être impossible. Nos regards ne discernaient pas la ceinture de feu que le colosse portait à ses flancs, cilice involontaire et inexorable qui s’étendait de vos rivages assiégés à tous les rivages, de l’Espagne et de la Calabre à une moitié de l’Europe, et devait en se resserrant, l’étouffer. Le poëte lauréat avait à peine quitté les murs du collége que l’illustre et malheureux enfant dont il venait de chanter le berceau quittait, pour n’y plus rentrer, le palais de nos rois. Du reste, il n’avait buriné dans ses strophes éloquentes que l’admiration naturelle qui sied à la jeunesse pour la victoire. En les relisant, on est étonné de n’y rencontrer aucune contradiction avec les appréciations sévères que lui dictèrent plus tard la réflexion, l’esprit nouveau de la France, le contraste des nobles et infinies difficultés de la monarchie constitutionnelle avec les facilités infinies d’un pouvoir absolu jusqu’au suicide. Qui ne sait l’ode magnifique :

De lumière et d’obscurité,
De néant et de gloire étonnant assemblage,
Astre fatal aux rois comme à la liberté,
Au plus haut de ton cours porté par un orage,
Toi qui n’as rien connu, dans ton sanglant passage,
D’égal à ton bonheur que ton adversité ?...

Nous nous arrêtons !

La carrière de Casimir Delavigne était commencée avec éclat à un âge où celle des autres hommes ne se laisse pas encore deviner. Un grand acte et un grand succès fixèrent sur lui sans retour les regards de son pays. Ce devait être l’effet des soudaines libertés de la Restauration de restituer tout à coup un essor illimité à toutes les passions contraires d’une société qui avait passé par les vicissitudes les plus extrêmes. On faisait honneur à l’Empire de les avoir apaisées ou amorties ; il les avait simplement enchaînées. Les maux particuliers de la seconde invasion, cette conséquence fatale du 20 mars, irritèrent ces flammes non éteintes ; ils pénétrèrent toutes les âmes françaises d’une même douleur, mais qui se tourna chez les amis du trône en violente et courte réaction contre les auteurs de ce grand désastre, en en violente et implacable opposition contre le trône partout ailleurs. L’esprit militaire et l’esprit démocratique, la République et l’Empire confondirent leurs ressentiments et leurs drapeaux. Il devait arriver, un jour, que la littérature et la politique, la poésie et l’histoire, toutes les sources de l’esprit public, fussent détournées et corrompues par ce désordre des esprits et ce trouble des cœurs. Pour le moment, tout se taisait, lorsque tout à coup quelques jeunes voix se firent entendre. Une, surtout, rompit avec éclat l’universel silence : elle disait le deuil universel. C’était un chant douloureux et frémissant ; on y sentait vibrer le cœur même de la France. Le poëte avait agrandi sa mission en se portant l’interprète de ce qu’il y avait de commun et de légitime dans les sentiments de tous. Vous avez reconnu les Messéniennes ! Cette France abattue et mutilée trouva une consolation dans l’expression épique de ses afflictions.

Casimir Delavigne fut le Tyrtée de nos revers. Le pays tout entier répondit à ses accents. Tout entier, disons-nous, car le roi s’émut comme la nation. Celui qui avait voulu s’asseoir sur le pont d’Iéna pour le couvrir de son droit ou s’ensevelir sous ses ruines applaudit à la fois au poëte et au Français. Le Français n’avait dicté au poète que des paroles d’ordre et de concorde ; sa loyale sagesse ne s’en prenait qu’à nos divisions de nos malheurs.

Étouffons le flambeau des guerres intestines.
Soldats, le Ciel prononce ; il relève les Lis :
Adoptez les couleurs du héros de Bovines,
En donnant une larme aux drapeaux d’Austerlitz.

Noble et habile inspiration ! Avec ces sentiments, quels n’eussent pas été les destins de la France !

Les Messéniennes, en se succédant, ajoutèrent à la vive impression du public et à la gloire de l’auteur. L’auteur dut à son succès une place à la bibliothèque de la chancellerie, sous les auspices d’un ministre du roi, témoin émérite et illustre du cours entier de la Révolution, dont la parole, consacrée par quatre-vingts ans de souvenirs et de travaux, fait aujourd’hui encore le charme et l’honneur de l’Académie française. Plus tard, cet emploi fut remplacé pour lui par un autre de même nature dans la maison du premier prince du sang, peu après roi des Français. Nous notons ici à l’avance ce changement, parce que nous n’aurons plus à parler de sa carrière. Ces modestes fonctions sont les seules que sa vie ait connues. Comme Bernardin de Saint-Pierre, il vivra uniquement pour les lettres et par elles. Un jour, j’annonçais au premier magistrat du département qu’il habitait l’intention de me présenter à l’élection prochaine. J’appris que, la nuit même, un courrier était parti, portant au poëte populaire, alors tout à fait illustre, des offres de candidature. « La candidature, répondis-je, est donc vacante ; car je sais de lui qu’il entend rester inéligible, pour résister plus aisément à des empressements sans nombre, et conserver, avec la paix profonde de ses études, l’indépendance absolue de sa situation et de son esprit. » Cette âme fière et réfléchie ne connaissait pas ce besoin d’être quelque chose, pour parler comme le vulgaire, qui est souvent l’écueil du courage et de la fidélité. Il pensait que l’homme de lettres, le propriétaire, le jurisconsulte, le négociant, honorables et utiles, sont assez par eux-mêmes, sans le relief d’un titre public. Cette croyance, trop rare parmi nous, est la condition d’existence des sociétés bien ordonnées. Il était digne de votre cité de lui donner à la fois, dans ces nobles images, deux représentants illustres.

Désormais le nom de Casimir Delavigne appartenait à la France. Il n’avait plus devant lui ce long effort nécessaire à l’écrivain pour se révéler au public, se faire accepter de la foule et concilier des auditeurs à sa parole. En même temps, son talent, puissant et flexible, lui permettait le choix des genres. Il avait dû à la poésie lyrique ses premières palmes, et, quoique résolu à ne pas s’y renfermer, il se plut, toute sa vie, à lui confier ses plus vives inspirations. Sans dédaigner l’épître, qui convenait à sa verve ingénieuse et réglée, qu’il a quelquefois adressée à sa ville natale toujours chère à son cœur, l’ode, l’élégie, et ce mélange héroïque d’élégie et d’ode qu’il appela Messéniennes, restèrent ses instruments constants et dociles, pour tout ce qui était le cri de son âme. Il y recourait quand il voulait donner passage à ce concert incessant de sa pensée, que son regard rendait visible pour son cercle intime, et que sa plume notait pour la postérité. C’est dans cette forme grave et touchante qu’il disait tes malheurs de la France, les beautés de l’Italie, le réveil de la Grèce, ou qu’il interpellait, en homme digne de tels interlocuteurs, Christophe Colomb, Jeanne d’Arc, lord Byron, M. de Lamartine, Napoléon. Ajoutons que tous ces chants sont des chefs-d’œuvre. On y sent une facilité naturelle dont Jean-Baptiste Rousseau ne porte pas l’empreinte au même degré ; et, cependant, comment n’être pas frappé de l’accord incessant du rhythme avec le sentiment et la pensée, pour le mouvement, la variété, l’élévation, l’éclat ? Les deux Messéniennes sur Jeanne d’Arc sont une véritable et rapide épopée. Le poëte a cru ne venger la sainte héroïne que de ses bourreaux ; il la venge d’une plus grande injure. Il console deux fois les cœurs français.

Cependant la poésie lyrique ne l’enchaîna point ; le théâtre l’entraînait. Un frère, digne de lui, lui montrait la route. D’ailleurs c’est là seulement que la supériorité véritable trouve encore, de nos jours, les aiguillons et les récompenses que les sociétés anciennes prodiguaient au génie. Le poëte voit son œuvre vivante ; son public réuni, concentré, frémissant sous sa main ; le succès ou le revers présents, éclatants, retentissants ; la représentation enfin, plus dramatique pour lui mille fois que ne l’est, pour l’assistance, l’œuvre même. Il a sous les yeux la Grèce assemblée !

Casimir Delavigne débuta par les Vêpres siciliennes, en 1819, quand Louis XVIII venait d’obtenir du respect et de la confiance de l’Europe la fin de l’occupation étrangère. L’inspiration datait de la veille. C’était l’émotion des  Messéniennes transportée sur la scène ; c’était le même ordre de sentiments et d’idées. L’occupation, qui avait cessé de peser sur le territoire, ne pesait que trop sur les âmes. L’effet devait être immense ; il le fut, et, ce qui vaut mieux, il a été durable : le temps, en refroidissant les premières impressions, les a confirmées. Des qualités fortes distinguent cette composition d’un si jeune homme. S’il est des parties tracées d’une main moins sûre, elles se soutiennent au niveau de tout le reste par une beauté de langage éclatante et naturelle qui enthousiasma. Le sentiment patriotique de l’ouvrage s’était communiqué, dès les premiers mots de l’action aux spectateurs il se traduisit en transports inexprimables ; il arriva d’une façon électrique à une foule immense, qui était accourue aux abords du théâtre, conviée tout à la fois par le nom de l’auteur et le titre de l’ouvrage. Ses flots impatients et avides semblaient attendre le coup de cloche vengeur. Ce fut un triomphe antique. Comment oublier le visage du triomphateur étonné de sa victoire, illuminé de modestie, pleurant de la joie de ses compagnons d’études qui se pressaient autour de lui, ivres de l’ouvrage et de sa fortune, orgueilleux de l’auteur et de sa gloire ! On peut remarquer que l’homme de lettres véritable jouit peu de ses plus belles journées ; il semble toujours conserver une secrète inquiétude ; il ne voit que les parties défectueuses de son œuvre et de son succès. Il a en soi un type de l’art supérieur à ses forces, de sorte que, ce qui le frappe toujours, c’est la distance où il est resté de cet idéal inaccessible. Il y a quelqu’un, au contraire, qui est tout à fait digne d’envie : c’est l’ami du poëte, ce sont ses compagnons. Ceux-là ne voient que les qualités ; ils ne considèrent que le résultat ; ils en sont fiers sans trouble et sans partage ; ils semblent y être pour quelque chose. On raconte que le machiniste, qui avait fait entendre le grand coup de cloche des Vêpres siciliennes, s’expliquait les transports de la soirée, les plus éclatants auxquels il eût assisté dans sa longue carrière, en disant : « C’était si bien sonné ! » Nous avions tous un peu de ce sentiment, aux premières représentations des premiers ouvrages de Casimir Delavigne. Chacun de nous aurait dit volontiers : « C’était si bien applaudi ! »

Maintenant, le public savait qu’un auteur tragique avait été donné à la France. Les lettres françaises se complaisaient dans cette assurance, quand, trois mois à peine écoulés, on apprit avec étonnement que les Comédiens succédaient aux Vêpres siciliennes (1820). On sut bientôt, avec plus d’étonnement encore, que l’ouvrage, qui joignait les difficultés frappantes du sujet à celles du genre, avait rencontré d’unanimes applaudissements. Ce fut ainsi que, peu après, à la belle tragédie du Paria, qui avait suivi les Comédiens, succéda l’École des Vieillards. Deux ouvrages et deux genres : deux triomphes de plus ! L’idée du Paria est empruntée à la Chaumière indienne, la mise en scène à la tragédie antique. La langue, les sentiments, cette exquise peinture de l’amour combattu, ne le sont à personne ; et cependant, en écoutant d’une oreille avide les chœurs et leur ravissante mélodie, on ne peut s’empêcher de se souvenir d’Esther et d’Athalie. Comment dire mieux qu’en effet le succès fut immense ? Cependant celui de l’École des Vieillards le surpassa : les contemporains n’en ont pas vu de plus beau. Le titre de la pièce courait le danger de reporter la pensée vers le maître incomparable de la comédie française. L’événement justifia cette hardiesse. On vit d’abord qu’il n’y avait aucune tentative et aucune prétention de rapprochement. La pièce était moderne, actuelle, vivante. Les personnages, l’action, le dialogue, par le naturel, par la vérité, par le piquant, par la moralité, excitèrent une admiration générale. Mademoiselle Mars recueillit là un de ses derniers et de ses plus beaux triomphes ; Talma ne crut pas déroger en sollicitant un rôle dans la comédie ainsi traitée deux noms dont le rapprochement est à lui seul un titre d’honneur pour l’auteur et pour l’ouvrage.

L’entreprise avait donc réussi, entreprise curieuse et nouvelle que celle d’un jeune homme de vingt-cinq ans, s’il les avait, qui, le front couronné de grands succès tragiques, recueillait une palme aussi belle et plus difficile, pense-t-on, celle de la comédie. Nos grands hommes avaient hésité à poursuivre cette double gloire. Voltaire, qui y prétendit plus qu’aucun autre, vit expirer dans cet effort son universalité. Casimir Delavigne avait réussi ! Il continua, depuis lors, presque alternativement, de passer d’un genre à l’autre, d’appeler tour à tour le public aux fortes émotions de la tragédie, aux impressions plus variées et plus douces de la muse comique jusqu’au jour où, pour défier toutes les difficultés, il s’essaya aussi à une sorte de drame héroïque, dans lequel toutes les classes, toutes les formes et tous les genres s’unissent et se confondent. Au terme de ces audacieuses épreuves, comptant au théâtre quelques-uns des plus grands succès de notre temps, il a laissé difficile de décider où il fut le plus accompli, laquelle des deux carrières était le plus conforme au caractère de son talent, ce qu’il faut enfin préférer, pour sa célébrité, entre ses deux théâtres ou bien les Vêpres siciliennes, le Paria, Marino Faliero, Louis XI, les Enfants d’Edouard, une Famille au temps de Luther, la Fille du Cid, ou bien les Comédiens, l’École des Vieillards, la Popularité, la Princesse Aurélie, Don Juan d’Autriche : double phalange dont la moitié ferait le juste orgueil d’un grand écrivain, et qui se presse tout entière autour du piédestal d’une seule mémoire !

Poëte lyrique, poëte tragique, poëte comique, quelque langue que parle Casimir Delavigne, son mérite éminent est la langue même. Nous sortons d’un temps de désordre des idées et de crise du goût, où il n’y avait pas de louange plus rare et plus belle : il a contribué puissamment à nous en faire sortir. Dans tous les genres il est empreint au même degré de naturel et d’élégance, de correction, de précision et de clarté. Toujours il unit la flexibilité à la force, l’élévation à la facilité, l’élan et l’ardeur à une dignité invariable. Ces qualités assigneraient seules à ses œuvres un rang à part dans notre littérature. Leur réunion constitue la beauté et la bouté du style mérite sur lequel nous insistons, parce que ce n’est pas seulement pour Casimir Delavigne une grande gloire, ce fut un grand service rendu aux lettres françaises. L’idiome noble et pur de Malherbe et Corneille, de la Fontaine et Molière, de Boileau et Racine nous ne nommerons que les poëtes, est l’un des plus parfaits et des plus puissants organes de l’intelligence humaine. Mis en œuvre par une suite d’hommes supérieurs, cet idiome excellent a donné de rares facilités à leur génie. Leur génie, par un juste retour, a fait son universalité ; son universalité, notre ascendant. Casimir Delavigne a travaillé plus que personne à conserver intact ce dépôt des siècles, et il y travailla quand ce précieux dépôt était en péril. Par une contradiction singulière, au moment où régnait parmi nous une préoccupation des influences extérieures qui allait jusqu’à fausser tous les ressorts de la politique et toutes les notions du bon sens, on vit un effort presque général de la littérature pour dénaturer les lettres et la langue par une volontaire invasion des préférences et des formes étrangères. Dans cette explosion soudaine de l’esprit français, comprimé si longtemps par les révolutions et le despotisme, il semblait que les idées débordassent, qu’il fallût de nouvelles ressources à des besoins nouveaux. Les lois du théâtre, celles du langage, celles du goût, étaient traitées comme l’ont été plus tard les lois de l’État. Par une seconde singularité, il advenait que c’étaient d’ordinaire les écrivains les plus conservateurs, les plus dévoués jusqu’alors au culte de la monarchie, qui se montraient littérairement tes novateurs les plus révolutionnaires. Soit opinion systématique et parti pris d’une raison abusée, soit quelquefois simplement indiscipline naturelle et presque involontaire d’un réel génie, ils précipitaient déjà, d’une main, le torrent qu’ils s’employaient encore, de l’autre, à retenir.

Il se trouva, par un juste retour, que Casimir Delavigne leur fit face en littérature non moins qu’en politique. En politique, la popularité saluait de plus en plus en lui le barde des opinions libérales. Il les représentait, en effet, dans tout ce qu’elles avaient de généreux ; il ne prêtait le secours de ses chants qu’à ce qu’il jugeait loyal et sensé. C’est au nom de la cause constitutionnelle qu’il disait à M. de Lamartine :

Pourquoi donc, abusant d’une fausse apparence,
Nommer la liberté, quand tu peins la licence ?

Mais cette liberté, qui trouvait en lui un champion fidèle dans le champ des institutions, le reconnaissait pour adversaire dans le champ des lettres. Là il était conservateur intrépide, ou, s’il admettait des concessions à l’égard des règles du théâtre, si même il en donna quelquefois l’exemple, il était invariable pour le maintien des traditions immortelles de l’art d’écrire. II ne comprenait pas que, ce qui avait suffi aux deux plus grands siècles de l’histoire, le nôtre put le déclarer indigent et incomplet pour son usage. Sa fidélité joignait l’exempte au précepte ; et, nous ne craignons pas de le dire, cet exemple, donné pendant trente années, avec une persévérance inébranlable, par un écrivain éminent et populaire, a contribué immensément à maintenir le goût combattu du public et à ramener celui de la littérature. La lutte fut longue et animée mais enfin le bon droit l’emporta. Pour couronner toutes les contradictions, la révolution de 1830 aida au triomphe du droit et de la sagesse antiques. Aux prises avec une révolution victorieuse et avec un désordre d’idées qui en préparait de nouvelles, le bon sens publie s’épouvanta de tant d’ébranlements à la fois : il prit la langue sous sa sauvegarde. Elle est restée maîtresse du champ de bataille ; elle n’a plus affaire qu’à des barbares involontaires ce sont les moins dangereux de tous. Espérons que les lettres reconnaissantes n’oublieront jamais ce qu’elles ont dû, dans cette double crise de nos institutions et de notre génie, à l’heureux ascendant de Casimir Delavigne.

Casimir Delavigne avait raison de défendre le grand instrument de la pensée humaine ; c’était celui de sa gloire. On peut dire que personne ne le mania mieux que lui. Vainement recourait-il aux genres les plus différents ; toujours sa muse obéissante, en prenant le ton particulier qu’ils exigent, se fait remarquer par le meilleur style qui y convienne, celui que les lois du goût et les traditions des maîtres ont donné pour modèle. Il peut s’élever ou descendre, revêtir la grâce ou la force, se plier à la raillerie comique, suivre les grands effets tragiques à toutes les hauteurs, arriver sans effort à la magnificence et à la majesté de l’épopée dans des chants olympiques par la forme, français par le cœur, excellents par l’art ; et l’expression reste invariablement marquée au coin de ces qualités essentielles de la langue, qui sont aussi les siennes éminemment : la pureté, l’élégance, la clarté.

Sa tragédie est tout à fait racinienne, et ce n’est pas qu’il imite le maître inimitable. Des hommes tels que lui ne copient pas les plus grands hommes ; ils les ont médités, et, en restant eux-mêmes, ils les suivent, ou se placent à côté d’eux c’est la postérité qui marque les rangs. Mais on sent qu’il avait fait de Racine une étude particulière. Soit effet de cette étude, soit plutôt pente naturelle de son génie particulier, il est de l’école de celui que nul n’a surpassé dans l’art d’employer la langue poétique de notre patrie. Un cœur plein de tendresse, une pensée pleine d’élévation et un sentiment vrai de l’art devaient naturellement le rapprocher de quelques-unes des formes de l’auteur de Bajazet et de Britannicus.

La comédie de Casimir Delavigne a de la verve, du trait, du mordant. Son dialogue court, avec une facilité remarquable, à travers tous les sujets, tous les tons, toutes les saillies nécessaires à la scène comique. Sa plaisanterie est délicate et ingénieuse. Ses peintures de mœurs ont du naturel et de la pénétration. Ses personnages sont bien ceux de cette scène ouverte à tous les rangs, faite pour toutes les situations, qui doit être le vrai miroir du monde, et qui, par conséquent, est tenue de rester toujours au niveau de tout le monde. Enfin, il parle le véritable langage de la comédie, sans quoi il n’eût point réussi, et, en même temps, il conserve cette élévation, et par suite cette élégance soutenues, qui lui sont tellement habituelles qu’en lui l’auteur tragique, même en se pliant à des exigences nouvelles, ne déroge jamais. Cette nature essentiellement tempérée et sereine, mais noble et digne dans ses écrits comme dans sa vie, ignore absolument ce qui est bas et trivial ; elle y résiste comme à une abdication. Elle ne résiste moins à ce qui serait excessif et déclamatoire. C’est pour lui qu’a été faite la parole de Pascal : « Je hais également le bouffon et l’enflé. Je ne ferai mon ami de l’un ni de l’autre. »

En toute chose l’excès était contraire aux dispositions de son esprit et à celles de son âme. Il entretenait ces qualités et les défendait, en quelque sorte, contre les chocs du monde, en vivant uniquement dans sa studieuse retraite pour une famille digne de lui, pour l’héritier de son nom, pour l’art et l’amitié. Cette retraite du poëte et du sage le tenait en dehors des luttes actives de la politique, de ses entraînements inévitables et des poursuites personnelles de l’ambition, sans le rendre étranger à rien de ce qui intéressait et passionnait son pays. Du fond de sa solitude, il prend couleur dans tous les grands débats de son temps ; il s’associe à toutes les sollicitudes de la France. Il a pu dire cette vérité :

J’ai des chants pour toutes ses gloires !
Des larmes pour tous ses malheurs !

Hélas ! peut-être lui reprocherait-on, aujourd’hui, de n’avoir que trop constamment senti et pensé ce que sentait, ce que pensait son ardente patrie. Heureusement devons-nous ajouter qu’il n’embrassa les causes qui agitaient les esprits, si incandescents alors et si fébriles, qu’en leur imposant en quelque sorte le frein de l’inébranlable modération de son caractère et de sa raison. Qu’il ait un vœu pour les révolutions d’Italie, auxquelles il a eu tort de croire qu’il en ait mille pour celle de Grèce, à laquelle il eut raison de prodiguer le secours de sa lyre enthousiaste que son cœur s’émeuve au nom de la Pologne, toujours, ce qui le distingue et l’honore, c’est qu’avant tout il déplore nos discordes ; il accuse nos emportements ; il avertit les Français des châtiments que réservait la fortune à leurs divisions obstinées :

Empire malheureux, voilà donc ton destin !
Français ! ne dites plus : La France nous est chère.
Cessez, enfants ingrats, d’embrasser votre mère,
Pour vous étouffer dans son sein !

Une seule fois il se jeta dans la mêlée de nos luttes civiles. Il se chargea d’écrire la Marseillaise d’une victoire domestique ; il en célébrait, quelques jours après, les espérances inutiles, qu’on ne peut, sans saisissement, relire aujourd’hui. C’était en 1830. Sur la foi de l’histoire d’Angleterre fatalement invoquée, il crut, avec le parti constitutionnel, avec l’esprit public presque entiers, qu’on pouvait bâtir une monarchie dans le courant d’une révolution populaire et armée. Il pensa qu’une victoire qui renversait le principe fondamental de la société française et brisait le faisceau des hommes et des idées d’ordre dans notre patrie, mais qui rencontrait tant d’élan et semblait réunir tant de bras et de cœurs, pouvait être un facile dénoûment. Un roi sacré par la raison publique, comme il le disait, lui sembla devoir être le maître assuré de l’avenir ! Et, en attendant les démentis que l’avenir lui réservait, il se hâtait de venir en aide aux hommes de courage et de dévouement qui entreprenaient d’arrêter ou de ralentir la marche des révolutions. Sa voix patriotique commandait à la multitude triomphante de rentrer dans son lit, à l’abîme ouvert de se refermer :

Pour toi, peuple affranchi, dont le bonheur commence,
Tu peux croiser tes bras, après ton œuvre immense.
Purs de tous les excès, huit jours t’ont enfanté…
Peuple, repose-toi : ta semaine est finie !

Elle ne l’était pas ! Il n’a pas vécu assez pour le savoir ; mais il sut si, pour les masses, le bonheur est jamais à l’ombre des pouvoirs façonnés de leurs mains ; il sut aussi ce que le sacre des origines révolutionnaires promet de jours fortunés aux plus grands princes. Il vit le parti constitutionnel, uni à la surface dans le combat, se diviser, dans la victoire, en conservateurs de toutes les nuances et révolutionnaires de tous les degrés. Il vit se déchaîner de toutes parts les emportements, les révoltes, les attentats, en attendant les révolutions. Il vit enfin la polémique, l’histoire, le drame, la poésie, toute cette littérature française qu’il s’était appliqué à maintenir correcte et pure, soulever avec furie les basfonds de la société contre l’ordre social. Il n’écrivit plus sur la politique. Sa comédie de la Popularité, pleine de raison et de courage, atteste un jugement éclairé des changeantes iniquités de la faveur populaire ; elle fut jouée et applaudie en 1838. Déjà auparavant, en 1833, la tragédie des Enfants d’Edouard avait semblé la révélation d’un ordre d’idées nouveau. Cette tragédie, l’une de ses dernières créations, est aussi l’une de celles qui produisirent l’effet le plus profond et le plus durable. L’intérêt de l’action, l’énergie des ressorts, la moralité du drame manifestée par l’horreur même du dénoûment, en font, au jugement des maîtres, le chef-d’œuvre de sa muse tragique. L’esprit de famille, le sentiment monarchique, l’idée du droit donnent et empruntent tout ensemble un relief saisissant à la beauté du langage. C’est un de ses ouvrages dont on peut dire avec assurance qu’ils ne périront pas.

Nous n’avons pas tenté d’examiner toutes les grandes compositions de Casimir Delavigne. Le nombre étonne, comparé à celui de ses années. Il en est peu que la faveur générale n’ait environnés, qui ne soient restés au théâtre après lui, après les grands artistes qui furent les dignes ouvriers de sa gloire. De tous les maîtres de l’art, il n’en est qu’un avec qui il partage l’honneur d’un aussi grand nombre d’œuvres restées à la scène. Toutes, avec des caractères différents, ont leur place dans la mémoire de ceux qui lisent et qui pensent.

Aussi tant de travaux épuisèrent-ils ses forces. Il enfanta trop, et trop tôt. Dieu ne communique à la nature humaine, même la plus privilégiée, qu’une mesure limitée de puissance. Il n’avait pas eu de jeunesse, car la maturité avait commencé pour lui dans les murs du collége ; il n’eut pas non plus d’arrière-saison. Il tomba dans toute la force de l’âge et du talent !

Depuis longtemps sa santé chancelante alarmait les douces et saintes affections qui veillaient sur lui. Bien des années avant il était allé demander des forces au ciel d’Italie ; il n’en avait rapporté que des inspirations. Elles nous ont donné sur Rome, Naples, Venise, des poëmes dignes de si grands noms. Mais ce corps, fatigué du fardeau d’un esprit et d’une âme infatigables, ne s’était pas raffermi. Lui-même se sentait faiblir de jour en jour, à un âge où il aurait dû, pendant bien des années encore, faire la gloire des lettres et de la France. Il avait dit à l’hirondelle de sa retraite :

Avant moi tu pars cette année ;
Mais reviendrai-je comme toi ?

Le 19 décembre 1844, ce noble cœur cessa de battre, cette vive lumière s’éteignit... Inconsolable affliction, souvenir toujours récent et cruel pour ceux qui le connurent et  l’aimèrent ! L’histoire dira quel deuil immense éclata à cette nouvelle. Qui le sait mieux que moi ? J’arrivais d’au delà des Alpes. J’eus à traverser toute la France, après avoir rencontré la nouvelle fatale sur ma route. À chaque relais elle m’était donnée de nouveau comme celle d’un malheur public. Je trouvais partout l’émotion et la douleur qui étaient en moi, tant cette grande voix avait profondément retenti dans les cœurs français ! Elle en avait été, pendant trente années, l’écho fidèle et inspiré.

L’histoire aussi dira quel cortège accompagna ses funérailles. L’étranger aurait demandé aussi quel était ce guerrier illustre, ce prince populaire qu’entouraient la jeunesse éplorée, un peuple consterné, un concours inouï C’était un citoyen modeste et solitaire, dont le cœur avait toujours battu à l’unisson de sa patrie ; un amant des lettres, qui n’avait tiré d’autres avantages de ses succès et de sa gloire que sa gloire même ; un homme de bien, qui comptait plus d’amis que personne, et qui n’avait pas d’ennemis. Cette rare fortune lui était échue, en effet, de n’avoir ni connu ni soulevé l’envie exposé à la faire naître par ses triomphes, il la désarmait par sa simplicité, son abnégation, sa vertu. Le hasard voulut que le président de l’Académie française, appelé à lui rendre le funèbre hommage, fût l’un de ses rivaux sur la scène, le chef de l’école qu’il avait constamment combattue. Sa gloire ne souffrit pas de cette rencontre.

« Son style, dit M. Victor Hugo, avait l’élévation, la précision, la maturité, la dignité, la grâce, l’élégance, la clarté, l’éclat. » Passant du poëte à l’homme, l’orateur ajoutait : « Il avait ce goût charmant de l’obscurité, qui est la soif de ceux qui sont célèbres. Il composait dans la solitude ces poëmes qui remuaient la foule. » Son successeur, qui avait incliné aussi vers d’autres errements, résuma bien tout ce qui est à dire de cette noble vie : « Il a eu, dès le premier jour, la célébrité. Il a obtenu la gloire, et n’a pas cessé un jour d’y joindre l’estime. » Ces mots mérités, Messieurs, sont de ceux qui pourraient être écrits aux pieds du monument. Ils sont l’honneur de celui à qui est rendu ce grand hommage et du peuple qui le décerne.

Parmi tous les sentiments que ce jour réveille, et qui s’associent à cette apothéose, permettez que ceux d’une génération qui se sentit frappée dans son représentant le plus pur et le plus illustre, le jour où Casimir Delavigne nous fut ravi, trouvent place dans cette solennité. Les absents ne pardonneraient pas au témoin privilégié de ce triomphe suprême s’il ne disait que ses propres émotions, s’il ne parlait pas pour tous. Tous se sentent honorés en lui. Bernardin de Saint-Pierre, parmi les armes qu’il a prêtées, probablement sans le vouloir autant qu’il l’a fait, aux ennemis de l’éducation publique, a écrit que la prétendue émulation des colléges n’est que haine et envie… Casimir ! justifie-nous. Tu sais si tes succès ne furent pas nos succès, si la fraternité sainte de nos études ne nous a pas tenus tous rangés autour de toi, dans les essais de ta jeunesse, comme ta garde et ta cour : garde sans déserteurs et cour sans transfuges !

Aujourd’hui que tu recueilles la plus belle des palmes de ce monde, la plus glorieuse des promotions réservées aux ambitions humaines, sans avoir connu l’ambition, tu sais si, n’ayant plus d’égaux, tu n’as pas des amis toujours ! Ah ! tous t’entourent, tous te saluent par ma voix. Oui, cette fois, tous m’envient, et ils ont raison ; car je puis le dire avec vérité, ma carrière n’a pas eu de plus chère fortune que d’être appelé deux fois, d’abord par le hasard d’un devoir de situation, et aujourd’hui par le mandat bienveillant de l’Académie française, à inaugurer ton image dans tes deux berceaux, le collége et la ville natale double hommage rare et glorieux, qui t’était dû. Tu l’as conquis par les grandes et nobles forces de ce monde l’intelligence, l’âme et le cœur !

Maintenant, nous te disons adieu ! Nous te laissons dans la région de la noblesse immortelle du genre humain. De cette place immuable où tu es assis, tu verras... Français chers à la France, vous verrez tous deux les générations s’écouler à vos pieds. Puissent-elles donner à la patrie beaucoup d’hommes tels que vous, aimer la gloire comme ce peuple qui vous contemple, et avoir des destinées meilleures et plus stables que les nôtres !

En terminant, Messieurs, une réflexion nous saisit. La veille de la catastrophe où la monarchie constitutionnelle s’est abîmée, nous avions l’honneur d’assister, à l’autre extrémité de la Normandie, en face de ce rivage, au milieu d’un peuple immense, à une solennité semblable à celle qui vous a réunis. Nos paroles, pénétrées de tout ce qui se préparait, déférèrent au public assemblé les écrivains sans nombre qui se complaisaient alors sans repos à dresser en quelque sorte des statues dans leurs écrits à tous les hommes de sang et de houe qui furent, il y a soixante ans, t’effroi de notre patrie et l’horreur du monde. Nous disions que ce goût du crime et de l’anarchie n’était qu’un funeste et coupable caprice de quelques esprits en délire, que le pays était innocent de ce désordre dont il risquait trop d’être victime, qu’une chose était la condamnation éclatante de tant de hardiesses subversives : c’est qu’il ne se verrait pas un jour, quels que fussent nos malheurs, où l’on osât faire revivre sur les places publiques, avec le marbre et l’airain, au su et vu des populations, ces abominables idoles de la polémique, de l’histoire et de la littérature du jour.

Depuis lors l’expérience a été faite. Le lendemain précisément, comme il devait arriver après de tels spectacles, les disciples et les preneurs des princes de la Révolution étaient les maîtres de la France. Une sorte d’éruption de barbares la leur avait livrée, et l’a tenue trop longtemps sous leur joug. Ont-ils tenté, au nom du pouvoir, ce qu’ils avaient accompli au nom de la liberté ? Ont-ils quelque part proposé d’audacieuses réhabilitations à la conscience publique ? Non, Messieurs ! Cet attentat ne pouvait pas être commis, dans nos cités, en plein soleil, à la clarté de la morale et de la raison universelles. La révolution victorieuse a été contrainte parle génie de la France, rendue peu à peu a elle-même, d’ériger, en effet, de ses mains, sur tous les points du territoire, plus de monuments à la gloire des mémoires illustres que n’avaient fait tous les siècles écoulés. N’ayant pu introniser ses héros, a-t-elle réussi du moins à exclure les représentants de ce tour passé qu’elle maudit, ou bien les princes, les grands, les guides des nations qu’elle renverse et qu’elle proscrit vivants ? Point. Les statues qu’il lui a fallu dresser de ses mains sont celles de rois, de princes, de pontifes, d’hommes d’État glorieux, aussi bien que de guerriers, de magistrats, de poètes entourés de l’amour et du respect des peuples. On a remonté le cours du temps jusqu’à Jeanne d’Arc et Bayard, jusqu’à Guillaume le Conquérant et saint Louis, jusqu’à saint Bernard et Gerbert. On l’a redescendu, de Duquesne et Condé, jusqu’à Desaix et Marceau, jusqu’à Bernardin de Saint-Pierre et Casimir Delavigne. On nous voit disputer à la tombe à peine fermée le duc de Plaisance hier, le duc de Dalmatie bientôt ; en ce moment même le dernier duc fait par la victoire, ce capitaine, ce citoyen illustre, impopulaire, disait-on, de son vivant, quand il servait la France et lui conquérait l’Afrique, aujourd’hui bercé dans la mort par les regrets unanimes de son pays. Partout et toujours, la France s’est inclinée devant les seuls titres d’honneur qui aient la sanction de toutes les nations et de tous les siècles.