Réponse au discours de réception de Louis Cousin

Le 15 juin 1697

André DACIER

RÉPONSE de Mr DACIER, au Difcours prononcé le 15. Juin 1697. par Mr. COUSIN, le jour de fa reception.

 

MONSIEUR,

Pour reparer la perte que nous avons faite, il falloit donner un Succeffeur de voftre merite à l’illuftre Confrere que nous regrettons, & voir fa place auffi heureufement remplie. La voix publique vous ya avoit appellé avant nous ; nos fuffrages n’ont fait qu’adopter fon choix & que remplir l’attente de tout le monde. Il eftoit jufte que l’Académie Françoife couronnaft l’Hiftorien François des Mufes & le Heraut de tous les Sçavans. Elle ne pouvoit travailler plus utilement pour fa gloire qu’en honorant de cette recompenfe celuy à qui elle doit elle-mefme quelque partie de fa reputation. Jufqu’où, MONSIEUR, n’avez-vous pas porté fon Nom & fes efcrits dans ce Journal immortel dont l’Europe fera tousjours redevable à la France à qui les Mufes l’ont infpiré, & dont après un célébre Académicien vous avez fait une des plus éclatantes voix de fa Renommée. Cet Ouvrage n’eftoit pas le feul qui duft vous procurer l’avantage que vous recevez ; vous vous en eftiez rendu digne il y a long-temps par des productions encore plus eftimables & plus utiles. Que ne meritoient point les fideles Traductions de tous ces Hiftoriens Grecs à qui vous avez fait parler noftre Langue avec tant de fimplicité & d’élegance. Quel plaifir & quel profit n’auroit-ce pas efté pour l’Académie d’affocier à fes travaux l’Auteur de tant d’Ouvrages qui honorent noftre fiecle, & qui mettent entre les mains de tous les François une hiftoire fuivie depuis la mort de Cefar jufqu’à la prife de Conftantinople, & également utile aux Lettres, à la Politique & à la Religion. Mais vous eftiez refervé, MONSIEUR, pour nous confoler de la mort d’un Académicien, qui dans une grande jeuneffe fit paroiftre tant de merite que le Grand Chancelier SEGUIER, noftre fecond Protecteur, voulut le donner à cette Compagnie, & le jugea capable d’eftre affocié à ces Génies du premier ordre, qui furent d’abord choifis pour la compofer. Ce prefent, qui venoit d’une main fi precieufe, devoir eftre remplacé par une autre main qui ne l’eft pas moins. Oui, MONSIEUR, nous prenons plaifir à publier que c’eft Monfieur le Chancelier qui vous a donné à nous en vous forçant à nous demander la juftice que nous vous avons rendue. Il eft également glorieux & pour vous & pour nous que ce Depofitaire des Loix du plus fage des Princes, faffe connoiftre fi publiquement qu’après qu’un homme a couru avec un très-grand fuccès dans cette carriere des Lettres, il manque tousjours quelque degré à fa gloire pendant qu’il n’eft pas receu dans ce Corps. En nous y demandant une place, j’ofe dire, MONSISUR, que vous avez travaillé à confommer le mérite qui vous l’a fait obtenir : car vous ne venez pas feulement recevoir ici la recompenfe qui vous eft due, vous venez y chercher de nouvelles forces, & une nouvelle vigueur pour vous furpaffer vous-mefme. Icy vous acheverez d’aiguifer les armes dont Arnobe s’eft fervi pour rendre l’Afrique victorieufe de Rome, & celles avec lefquelles fon difciple Lactance, rival de Ciceron, a fait triompher la Religion Chreftienne de toutes les fauffes Religions, & de la fauffe fageffe des Philofophes. Dés qu’un homme a paru comme vous avec réputation dans cette milice, il ne luy eft pas permis de laiffer vieillir la gloire de fes premieres actions ; mais comme un genereux Athlete, qui, dans le mefme moment qu’il eftoit couronné, méditoit de nouveaux combats & de nouvelles victoires, il doit par de nouveaux chef-d’œuvres utiles au public inceffamment entretenir & renouveller la beauté des premiers pour la rendre tousjours plus vive & plus durable. Cette avidité ne reffemble en rien à celle des ambitieux, qui femblables à la Mer, quand elle entaffe des monceaux de fable les uns fur les autres, & que les derniers cachent les premiers, voyent de mefme leurs premiers progrès cachez & enfevelis fous les derniers, les feuls qui foient expofez à leurs yeux & dont ils faffent quelque compte.

 

L’ambition d’un Favori des Mufes a un fuccès bien différent, tous fes Ouvrages tous les honneurs que luy deferent l’eftime & la reconnoiffance publique fubtiftent feparement, & jettant chacun leur éclat fans fe confondre, ils compofent enfimble cette lumiere qui le diftingue fi glorieufement parmy les autres hommes, & qui diffingue mefme le fiecle où il a vécu.

 

C’eft la fage ambition que vous ferez paroiffre. Vous ne travaillerez pas moins à annoblir cette Place, que vous avez travaillé à la mériter, & vous donnerez tousjours un nouveau luitre à voftre gloire, qui eft déformais la noire. Voilà les acquifitions véritablement avantageufes à cette Compagnie; en participant à fes richeffes vous les augmenterez. Voûre predeceffeur animé du zele d’un véritable Evefque, & excité par le fouvenir de fes nobles Ayeux qui avoient l’honneur de porter l’Oriflamme dans les guerres fous nos anciens Rois, a porté l’étendard dan s une guerre plus fainte, il a attaqué les ennemis de la Religion Chreffienne avec toutes les armes de JaVerité, & vous, MONSIEUR, vous renouvellez tout ce qu’ont oppofé à ces mefmes ennemis les Eufebes, les Socrates, les Sofomenes, les Theodorets, & vous nous rendez leurs écrits encore plus utiles par les favantes & Judicieufes reflexions dont vous les accompagnez pour nous nourrir plus falutairement de leur doctine.

 

Je ferois defavoué de mes Confreres, fi me fervant du pouvoir que me donne l’honneur que j’ay de parler pour eux, je m’arreftois à vous donner des avis & à informer de nos réglés, La Compagnie eft perfuadée que vous eftes inftruit de tous nos devoirs, & que vous obeïrez avec plaifir à des Loix qui ont efté comme dictées par le grand Armand de Richelieu, & aufquelles une bonne partie de ce qu’il y a eu de plus éminent dans le Royaume a tenu à honneur de fe foumettre. Vous, MONSIEUR, qui avez fceu fi bien accorder le fervice des Mufes avec les fondions d’une Charge confiderable & neceffaire à l’Eftat, ne trouverez-vous pas auffi le temps de venir affiler à nos Afremblées & nous aider à mettre la derniere main à ce fameux Dictionnaire qu’une feconde Edition rendra encore plus parfait. Vous fçavez que le choix des mots eil le premier fondement de l’éloquence. Ce font les paroles bien choifies qui donnent aux chofes une efpece d’ame & de vie, elles font la lumiere propre & naturelle de nos penfées. Cette lumiere eft éteinte ou obfcurcie quand ce choix eft mal fait ; on ne peut le bien faire que par la connoiffance de leur nature & de leur ufage, & par confequent un Dictionnaire où tous les termes font définis & leurs differents ufages marquez eft le fecours le plus naturel pour conduire à cette éloquence parfaite, qui embraffant tout, & fervant, pour ainfi dire, au commerce du Ciel & de la Terre a efté appellé par un ancien Orateur le lien de l’Univers.

 

Un excellent Hiftorien[1] a efté blafmé avec juftice d’avoir gafté par la baffeffe de quelques expreffions une magnifique peinture qu’il avoit faite de la defcente du Roy de Perfe en Egypte, car parmy des mots lumineux, il mefte tout d’un p des termes obfcurs & vulgaires qui fletriffent fa defcription & y font des taches honteufes. Ce qui eft un vice dans un Difcours éloquent, tout doit eftre noble & majeftueux, eft une vertu dans un Dictionnaire, qui doit renfermer tous les mots & toutes les façons de parler de la Langue, & que l’ufage a receus, comme un Arsenal doit eftre muny de toutes les armes neceffaires à une Armée. Le plus grand défaut où l’on puiffe tomber, c’eft de confondre le bon & le mauvais ufage, & de prendre pour des façons de parler receuës celles qui ne font que dans la bouche du peuple & dont tous ceux qui parlent purement ne fe fervent jamais, non pas mefme dans la converfation la plus familiere. Comme lors qu’une riviere après un furieux débordement eft rentrée dans fon lit où elle roule fes eaux pures, on ne prend plus pour fes veritables eaux celles dont elle s’eft déchargée & qu’elle a laiffées dans des lieux bas où elles croupiffent, de mefme on ne prend plus pour des phrafes du bon ufage celles que la Langue a rejettées, & qui fe font arreftées dans le peuple comme dans un fond, d’où elles ne fortent jamais.

 

Les réflexions qu’un long travail vous a donné lieu de faire fur noftre Langue, nous promettent de grands fecours, & nous profiterons avec plaifir de vos lumieres. Mais ce n’eft pas la plus importante de nos fonctions. Dans ce Palais augufte, à l’abry des Lauriers d’un Roy qui a tant d’eftime pour les Lettres qu’il a bien voulu adjoufter à tous fes glorieux Titres celuy de noftre Protecteur, nous rendons des hommages continuels à des vertus qui feront tousjours la fource de noftre félicité. Par quels monumens, par quels nouveaux honneurs ne devons-nous pas nous efforcer d’éternifer les vertus d’un Prince qui a refrené la licence, protégé & reformé les Loix, ranimé la pieté, rétabli la Religion, rappellé les bonnes mœurs & aboli ou profcrit le vice ? Le plus grand Philofophe[2] de l’Antiquité & celui qui a le plus approfondi la Nature a dit en parlant de la Medecine, qu’il faut aimer les hommes pour y réüffir. Cette maxime, qui fe trouve fi vraye prefque dans tous les Arts, eft encore plus vraye dans l’Art de regner ; Nul Prince ne peut bien regner s’il n’aime fes peuples. Louis LE GRAND n’a perfectionné cet Art que par ces foins qu’il a pris de nous, & qui font les veritables gages de l’amour d’un Roy. Et aujourd’huy quelles marques ne nous en donne-t-il pas encore ! fa vertu proportionnée aux plus grands deffeins, fouftenue par fa piété, & fécondée par la victoire, luy promet par tout de nouveaux fuccés, & infenfible à ces promeffes qui s’accompliffent, il ne travaille qu’a nous donner la Paix, & qu’à faire le bonheur de fes ennemis comme le noftre. Desja ont éclaté à nos yeux les premiers rayons de cette Paix qui éclairera bien-toft toute le monde Chreftien, & qui achevera de diffiper les tenebres où il eft plongé.

 

Un des plus fameux Capitaine Grecs[3], & le feul à qui Athenes ait donné le magnifique furnom d’Olympien, furnom le plus grand qui ait jamais relevé la gloire d’un Prince, eft moins loué de fes victoires que d’avoir facrifié à la Paix plufieurs Villes qu’il avoit prifes fur les Lacedemoniens. Louis LE GRAND fera tousjours loué du mefme facrifice qu’il fait à fes Peuples. Il ne veut pas fe prévaloir des avantages qu’il pourroit tirer de la defunion qui a commencé à confondre les projets trop audacieux de la Ligue, & lorfque comme le Jupiter d’Homere il pourroit attirer plus facilement à luy cette chaifne, & faire voir à fes ennemis que rien n’eft capable de lui refifter, il eft preft à pofer les foudres qu’il vient encore de lancer fur une de leurs plus fortes Places, il s’offre tousjours à guerir leurs playes, & à leur épargner de nouveaux malheurs. Triompher & ne conferver que des penfées de Paix au milieu de fes triomphes c’eft le dernier effort de la vertu des plus grands Heros.

 

Venez donc, MONSIEUR, célébrer avec nous cette magnanimité & cette veritable gloire qui n’appartient qu’aux Princes qui rendent leurs Peuples heureux. Nous ne pourrons nous fouvenir de voftre reception fans nous fouvenir de nos victoires ; elle fera dattée dans nos faftes d’un des jours de triomphe de LOUIS LE GRAND. Car pendant que nous vous ouvrons les portes de ce Palais, tout retentit encore du bruit des acclamations & des applaudiffemens qu’attirent les nouveaux progrès de fes Armes, & on ne vient que d’ouvrir nos Temples pour remercier Dieu de la protection vifible dont il accompagne tous fes deffeins. Mais ce qui rend encore voftre entrée parmy nous très-heureufe & à jamais memorable, ce font les nouveaux tefmoignages qu’elle nous a attirez de l’attention que le Roy daigne avoir pour nous au milieu de fes grands projets qui doivent faire le deftin de l’Europe. Cette attention a paru glorieufement dans les termes dont le Roy s’eft fervi en approuvant noftre choix, lorfque j’ay eu l’honneur de luy en rendre compte. Qu’il me foit permis de rapporter ici publiquement ces paroles comme je les ai entenduës de cette bouche facrée que la douceur & la majefté ne quittent jamais ; Vous le fçavez, MESSIEURS, le Roy m’a ordonné de vous dire qu’il aime beaucoup mieux les Sujets que l’Académie choifit elle-mefme que ceux qu’elle prend par complaifance & par deference pour des recommandations. Ce Prince, qui fait regner dans tous fes Eftats la juftice & la Liberté, vous rend entierement Maiftres de vos fuffrages. Il n’y a point d’ordre que vous deviez regarder comme fouverain, & vous ne devez reconnoître d’autre pouvoir que celui du merite. Jufqu’ici les recommandations, aufquelles vous avez quelquefois deferé, n’ont fait que vous foulager du choix en vous prefentant des Sujets que vous auriez choifis vous mefmes ; mais le Roy qui par fa prudence & par fa fageffe prevoit tout & pourvoit à tout, fçait bien qu’un fi grand bonheur ne peut pas durer ; le vray merite ne fera pas tousjours l’objet de la protection & de la faveur ; ny le jufte difcernement le fidele compagnon du crédit & de la jouiffance. Ne vous fervez donc jamais de vos lumieres, MESSIEURS, pour appeler à vous des hommes qui foient dignes de vous, & qui puiffent vous aider à fouftenir le grand poids donc vous eftes chargez. Comme le Roy s’eft eflevé au deffus de fon Art par la grandeur de fon genie, fa gloire ne peut eftre feulement qu’entre les mains de ceux qui s’efleveront auffi au deffus du voftre par leur efprit : car dans tous les Arts les grands Hommes ne font pas ceux qui les exercent en fuivant les regles que leurs Maiftres leur ont enfeignées ; mais ceux qui les furpaffent, & qui s’éloignant des routes ordinaires trouvent des chemins que leurs guides n’ont pas connus.

 

[1] Theopompus dans Longin.

[2] Hippocrate.

[3] Périclés.