Discours de réception de Simon de La Loubère

Le 25 août 1693

Simon de LA LOUBÈRE

DISCOURS prononcé le 25. Août 1693. par Mr. DE LA LOUBERE, lorfqu’il fut reçû à la place de feu Mr. l’Abbé Tallemant l’aisné.

 

MESSIEURS,

L’ESPERANCE d’eftre écouté favorablement, dont il eft naturel de fe flatter, quand on remercie, ne me raffeure point aujourd’huy. Je fçay que je parle dans le Sanctuaire de L’Eloquence, & que je dois y remplacer un homme d’efprit & d’érudition, qui aimoit l’eftude des langues, qui en fçavoit plufieurs, & qui s’eftoit longtemps appliqué à l’élégance de la noftre.

Cependant je n’ay que des expreffions fimples pour vous remercier de l’honneur que vous m’avez fait. Elles demeureront également au-deffous de ma reconnoiffance, & de l’idée que j’aiy de l’Académie Françoife, illuftre par fon origine, par elle-mefme, & plus encore par l’augufte protection du Roy.

L’éloquence, que vous vous eftes propofée pour voftre objet principal, a efté dans tous les temps le charme & l’admiration des hommes, Mais je ne toucheray point à une matiere fi riche, & qui perd fon éclat en des mains moins habiles que les voftres. Il eft auffi difficile de la connoiftre, qu’il eft rare de la poffeder : Il n’appartient qu’aux genies les plus fublimes de bien dire ce qu’elle eft : de définir ce gouft délicat & fûr, qui fait que noftre efprit eft touché des ornemens & de l’élegance, mais qu’il ne fe fournit que d’une fubftance vraye & folide, & ne fe laiffe jamais furprendre par un fon harmonieux de vaines paroles : de prefcrire les bornes au de-là defquelles le feu de l’imagination n’a que de fauffes lueurs ; & en un mot de nous apprendre quel privilege portent avec eux les Ouvrages, que le temps n’ofe détruire.

L’Académie Françoife n’a pû fe propofer un moindre but : toutes nos veilles, MESSIEURS, font deuës à l’Immortalité. De quelle ambition plus noble & plus jufte peut fe flatter un homme de Lettres, dont les talens font honneur à fon fiecle, & font utiles à fa patrie, que de celle de faire vivre fes penfées & fes fentimens long-temps aprés luy, à l’envi de ces hommes celebres de l’Antiquité, dont les écrits n’ont peu eftre emportez par le torrent des années ?

Ils nous inftruifent, ces grands hommes, ils nous confeillent, ils nous plaifent, lors mefme qu’ils ne font plus. Ils fe mettent en poffeffion de toute noftre eftime, de toute noftre créance. Nous nous imaginons les voir & les entendre. Ils nous racontent leur hiftoire, leur religion, leurs mœurs, leur politique, leurs eftudes. Nous voyons jufques dans leurs Poëmes leurs opinions, & leurs affaires, auffi bien que leurs plaifirs. Les richeffes qu’ils nous ont laiffées font immenfes : les Graces vivent & parlent dans leur ftile.

L’art qui a produit ces chef-d’œuvres precieux, eft voftre art : vous en poffedez, MESSIEURS, tous les fecrets ; & la plufpart de vous en ont donné des preuves publiques, que l’antiquité la plus fçavante & la plus polie auroit avouées, & que la pofterité la plus reculée fera gloire d’imiter.

C’eft à vous à donner les régles de cet art fublime fuivant vos anciens projets ; & toute la France impatiente vous les demande. Mais les plus juftes proportions de l’Architecture, fes colonnes, ny fes voutes ne fçauroient empefcher la chûte d’un édifice, dont les fondements font mal pofez : & les leçons qui forment les Orateurs & les Poëtes, feroient inutiles, fi elles n’eftoient préparées par celle de la Grammaire.

Sa fimplicité apparente cache beaucoup de capacité & de profondeur. La feule explication des mots, qui n’en eft qu’une partie, eft une entreprise presque fans bornes. De combien de Langues mortes ou vivantes ne demande-t-elle pas la connoiffance ? Quel gouft exquis ne faut-il pas, pour sentir les graces & le pouvoir qu’un mot acquiert dans les différentes manieres de le placer ? Et ce gouft fi rare de quelle attention fur le bon usage, de combien de lecture, de combien de compositions n’eft-il pas le prix ? de combien de traductions ? car en traduifant nous enrichiffons noftre langue de belles expreffions, que les ouvrages que nous traduifons nous fourniffent, & qui peuvent aifément perdre l’air étranger.

Reprefentons-nous les foins d’un jardinier habile & laborieux. Il arrache les plantes inutiles ; il conferve les bonnes, & les diftribuë felon leur nature en des terroirs bas ou élevez : celles qu’il n’a pas, il les fait venir d’ailleurs : il ente les arbres, dont le fruit auroit naturellement un gouft fauvage. C’eft, MESSIEURS, une image imparfaite du grand & pénible ouvrage que vous finiffez.

Il eft aifé de croire qu’une Compganie moins éclairée que l’Académie Françoife, & moins affeurée de fa gloire, auroit rejetté une occupation beaucoup plus laborieufe qu’éclatante : mais vous sçaviez que la Grammaire eft neceffaire à tout le monde, que perfonne ne la neglige impunement, qu’une partie de l’opinionqu’on prend de nous, dépend de noftre langage, & que la connoiffance exacte du fonds de la langue fournit à la Rhétorique & à la Poëtique les expreffions propres, qui font effentielles à la beauté des Vers & de la Profe. De quoy ferviroit une adreffe finguliere à faire des Guirlandes, fi l’on manquoit de fleurs, ou fi l’on ne fçavoit faire le choix des plus belles ?

Mais j’oublie, MESS1 IEURS, que ce n’eft pas à moy à relever l’utilité & la dignité de vos occupations ? Que ne puis-je faire parler les Nations qui ont le plus aimé la gloire, chez qui l’Eloquence & la Poëfie faifoient l’ambition des plus habiles, & la Grammaire l’eftude de tous ? Cefar mefme & Charlemagne n’ont-ils pas écrit de la Grammaire ? N’ont-ils pas eu l’ambition d’eftre auffi grands Orateurs, que grands Capitaines ? Et le Cardinal de Richelieu, quelle paffion n’a-t-il pas tousjours tefmoignée pour l’éloquence, & pour tout ce qui appartient à l’éloquence ?

Parmy les foins les plus vifs, & les fuccez les plus éclatans d’un Miniftere, dont la réputation croiftra tousjours, ce grand homme crut ne travailler qu’imparfaitement pour la gloire de cette puiffante Monarchie, fi par l’eftabliffement de l’Académie Françoife, il n’affeuroit pour jamais la beauté de noftre langue. Il fçavoit qu’un certain degré d’élegance marque dans une nation une fuperiorité de genie, que les Etrangers reverent, & par où les vaincus mefmes ont captivé fouvent leurs fiers Vainqueurs.

Il fçavoit qu’une Langue qui plaift, s’infinuë aifément chez les Etrangers ; & que les Nations, eftant plus feparées l’une de l’autre par la diverfité des Langues, que par les plus grands fleuves & par les plus hautes montagnes, c’eft eftendre en quelque maniere fa nation, qu’eftendre fa Langue : Que fi ce n’eft faire des Conqueftes, c’eft peut-eftre les preparer ; comme c’eft affermir & naturalifer fes nouveaux fujets. Mais comment noftre Nation de tout temps plus glorieufe par les chofes qu’elle a executées, que par celles qu’elle a écrites, pouvoit-elle acquerir la vraye éloquence, & porter la Langue Françoife à toute la perfection, dont elle eft capable, s’il n’y avoit un Corps tousjours fubfiftant, compofé de perfonnes choifies, qui nous donnaffent non feulement de bons preceptes, mais encore de bons modelles ?

Dois-je dire de quel fuccez ces veuës ont efté desja fuivies ? perfonne ne l’ignore, MESSIEURS, le bruit en eft répandu par tout où les belles Lettres font eftimées. La naiffance de l’Académie Françoife fit naiftre d’abord dans les meilleurs efprits du Royaume le zele de leur Langue naturelle. On écrivit moins en Latin : les fciences les plus relevées devinrent Françoifes : les excellens Ecrivains de l’antiquité, & les meilleurs Auteurs étrangers commencerent à parler éloquemment en François.

Ces avantages achevoient de faire oublier à cette Compagnie les traverfes, parmy lefquelles elle eftoit née, & qui font inévitables aux eftabliffemens les p lus utiles, lorfqu’ils ont de l’éclat : ils la rendoient tous les jours plus floriffante, quand la mort trop prompte du Cardinal de Richelieu luy fit envifager de prés fa ruine entiere. Dans cet ébranlement dangereux, je la voy, MESSIEURS, qui cherche un appuy, & qui le trouve heureufement dans fon propre fein. Ce fut le celebre Chancelier Seguier l’un de fes enfans, qui eftant d’ailleurs la parole vivante, par laquelle l’autorité Royale s’expliquoit alors, sembloit avoir un droit naturel de recueillir, & de protéger les Maiftres de l’art de parler.

Mais un plus grand Protecteur, eftoit dû enfin à l’Académie Françoife. Il merite plus que perfonne cette louange qui femble vous eftre plus propre que toutes les autres, je veux dire, celle de bien parler : & perfonne n’a plus d’intereft que luy à protéger non feulement l’éloquence, puifqu’elle luy eft fi naturelle, mais encore tous les autres Arts, qu’on employe à conferver la mémoire des grands hommes.

C’eft fous ces yeux, c’eft dans ce Palais augufte que voftre application s’eft redoublée. En mefme temps l’émulation s’eft reveillée jufqu’aux extremitez du Royaume : les Académies fe font multipliées dans les Provinces, & la Langue Françoife eft aujourd’huy en un fi haut luftre, qu’on fe fait honneur de la parler dans la plufpart des Cours de l’Europe, & que nos Livres font avidement recherchez, mefme parmy les Nations les plus jaloufes, & les plus ennemies de la noftre.

Tels font les progrez que noftre Langue doit desja à l’eftabliffement de cette illuttre Compagnie, & que cette Compagnie elle-mefme fait gloire de devoir principalement à la protection du Roy. C’eft au Roy, MESSIEURS, que vous rapportez toutes les louanges qu’on vous donne. Eh ! à quoy ne m’engageroient point aujourd’hui fes vertus heroïques, fes actions immortelles, & l’attention que vous me donnez, fi j’avois affez de force pour fuivre en cela & voftre zele & le mien ? Mais foit que je regarde ce grand Prince portant au dehors & de toutes parts la terreur de fes Armes contre une Ligue formidable, fouftenant feul les droits des Rois, & ceux des Autels : foit que je le regarde au dedans gouvernant un grand Royaume, comme une feule famille, aimant fes Sujets autant qu’il en eft aimé : foit que je le confidere en luy-mefme, jufte, pieux, genereux, moderé, tousiours preft à ceffer de vaincre & de conquerir, pour embraffer une paix équitable, tousjours plus grand que fa fortune ; je le perds bien-toft de veuë, mes foibles regards ne le peuvent fuivre. Loueray-je en luy le Roy, le Capitaine, l’honnefte homme, l’homme religieux, ou ce tout enfernble qui fait le grand homme ? Tefmoin du bruit de fon nom jufqu’à l’autre extremité de la terre, diray-je la haute opinion que les Nations les plus éloignées, comme les plus proches, ont de fa puiffance & de fes vertus ? Je fens, MESSIEURS, je fens combien mon ambition feroit flattée d’une fi belle entreprife, mais je fens auffi combien ma foibleffe s’en trouveroit accablée. A peine toute voftre éloquence y fuffira-t-elle.