Discours pour l’inauguration d’une plaque sur la maison natale de Maurice Genevoix, Decize

Le 13 juin 1981

Jean-Jacques GAUTIER

DISCOURS

DE

M. Jean-Jacques GAUTIER
de l’Académie française

pour l’inauguration d’une plaque sur la maison natale de Maurice GENEVOIX

à DECIZE le 13 Juin 1981

 

 

Madame le Conseiller général,
Monsieur le Maire,
Monsieur l’Inspecteur d’Académie,
Messieurs les Administrateurs d’établissements,
Madame,
Messieurs,

 

Maurice Genevoix vous parle par ma bouche :

« C’est à Decize, disait-il, que j’ai vu le jour... Decize, petite ville en Loire assise », se plaît aux eaux vives ou dormantes ; deux bras de Loire, deux canaux et la rivière Aron, que de miroirs pour ses toits et ses arbres, pour le clocher de son église Saint-Arré ! »

Il disait encore :

« Decize m’a rappelé bien des fois... Mais de toutes ces retrouvailles, j’en veux citer une seule.

« C’était l’été de 1915. Soldat blessé, évacué d’un hôpital à un autre, de Verdun à Vittel et de Vittel à Dijon, j’étais, cette fois, dirigé sur Bourges pour y être de nouveau opéré. De Dijon à Bourges, le train passe par Decize. C’était le soir, le temps était radieux, l’un de ces crépuscules où la lumière s’attarde, où les derniers rayons rasants caressent le visage de la terre. C’est dans ce doux rayonnement que Decize allait m’apparaître. Debout, le front contre la vitre, je l’ai regardée longtemps, je n’en ai détaché mes yeux que lorsque la distance me l’eut à la fin dérobée. Comment dirai-je la houle de joie, montée du fond de mon être, qui me rendait ici à mon destin d’homme, à la beauté du monde, à la merveille d’être vivant ? »

Qui est celui dont le nom figure sur cette plaque ?

Un créateur dont le plus vaste et le plus divers public de tous âges, de toutes catégories mêlées, a découvert et aimé l’œuvre, riche, humaine, généreuse et variée. Il a été plus et mieux qu’un « auteur » !

Il ne faut pas confondre homme de lettres, auteur et écrivain.

Maurice Genevoix a été et reste non pas un écrivain, un parmi tant d’autres, mais l’écrivain.

Et puis ce fut un homme, un homme individuel et innombrable.

J’ai connu Genevoix. Je crois que je connais tous ses visages, toutes ses incarnations. Narrateur et poète, aristocrate et terrien, seigneur et paysan.

Il m’est d’abord apparu vers 1925, avant son Prix Goncourt, sous les traits du braconnier Raboliot, ce livre merveilleusement riche, chantant et savoureux, où flottent tous les parfums de la forêt, toute la brume des étangs solognots ; là où il entendait et nous fait entendre « le souffle ronflant de son vieux chien, le choc mou d’un lapin se retournant dans sa caisse, l’ébrouement d’ailes d’une poule au perchoir, celui d’un faisan dans la volière d’élevage, la boulée lointaine des pineraies au passage d’un coup de vent, le cri rouillé d’une chevêche en chasse, toute la grande paix vigilante des nuits où s’entendait infatigable le grondement de l’oeillard au travail. Depuis la veille, l’oeillard de l’étang, grand ouvert, tirait. Cela faisait à la surface de l’eau, un entonnoir aux parois luisantes, un tourbillon tranquille et fort, si continument régulier qu’il paraissait immobile. Mais, par instant, quelques feuille morte, quelque brindille de jonc desséchée, approchait avec lenteur, aspirée d’un attrait invincible, accélérant son glissement peu à peu, et basculant soudain, s’engouffrait en chute vertigineuse ».

Toute la passion que Maurice Genevoix va montrer pour la nature et toutes ses odeurs de terre et d’eau, tous ses dessins d’animaux, étaient déjà dans ce texte que, si j’étais maître d’école ou professeur, je lirai et ferai pénétrer à mes enfants pour leur inspirer le goût d’écrire.

Maurice Genevoix dont le destin était de survivre pour aimer et faire partager son amour de la vie, remontait du fond des horreurs de la guerre qui avait laissé en lui de si profonds sillons. Son corps frappé de trois balles coup sur coup, avait été déchiré et il disait qu’il se considérait comme en sursis depuis Verdun.

L’artère humérale sectionnée, on met onze heures à le soigner. Il a parlé du lent et quotidien calvaire des hommes au combat de façon simplement pathétique dans ses ouvrages (lisez Ceux de 14) et de sa propre expérience bouleversante dans La Mort de près.

Il n’a cessé d’être hanté par cette tragédie des combats, et pourtant, jamais, à le voir, on n’aurait pensé qu’il souffrît, toute sa vie, dans son corps aussi, des suites de ses dramatiques blessures.

Souvenez-vous, vous qui l’avez rencontré : cette petite moustache blanche, ce doux sourire, ce haut front, ces yeux malicieux.

Sa popularité, oui, souvenez-vous... Les gens l’ont aimé comme un symbole aimable et chaleureux de la France et des Français.

Ce n’était pas un saint. Il n’était point systématiquement gentil. Dieu sait qu’il avait de la défense, l’esprit acéré et l’art du revers foudroyant. Mais il était d’abord un homme encourageant. Un être rare, bon, grave et gai, ardent et bienveillant. Il a toujours été le courage lui-même et la dignité personnifiée. Il a connu la violence et la douceur. Le public avait le sentiment à le lire, le voir et l’entendre, de son sens fraternel. Seuls les êtres supérieurs savent donner à leurs interlocuteurs un sentiment d’égalité.

Aucun portrait télévisé n’a jamais eu plus de succès que les émissions qui lui furent consacrées. Il était connu de tous et familier à chacun, il communiquait en prise directe, aussi bien avec ses pairs qu’avec le commerçant, l’ouvrier ou des chauffeurs de taxi qui nous parlent encore de lui dans des termes traduisant leur émotion et leur admiration ; et presque aussi bien avec l’inconnu qu’avec sa femme, ses deux filles Sylvie et Françoise, et cette merveilleuse petite enfant, Charlotte, qui allait illuminer l’accomplissement de sa vie.

Quant il fut élu en 1946 à l’Académie Française, il avait 66 ans et une trentaine de livres derrière lui. Il a été notre Secrétaire Perpétuel à partir de 1958 et, de l’avis de tous ceux qui ont eu affaire à lui, un administrateur, un guide, un arbitre auquel on avait recours avec confiance et joie.

Cela commençait le jour où, avant de poser une candidature, on allait lui demander conseil. Il écoutait vos rêves et s’employait à vous éclairer dans les limites de la discrétion inhérente à sa fonction. Puis, au moment de dénombrer avec vous vos partisans, il vous invitait avec bonhomie à réfléchir :

— Eh bien, disait-il, je vous écoute. Allez-y, énumérez-moi les gens sur qui vous comptez, mais lenlevez-en six !

On lui faisait répéter. Il répétait.

C’était l’avis le plus précieux qu’il vous donnait.

Avant tout, vous pouvez, en effet, ôter une demi-douzaine de voix à la somme des suffrages que vous croyez réunir, et, sans doute parce que cette évaluation sans illusion, est fondée sur une longue pratique et une grande connaissance des hommes, cela tombe presque toujours juste !

En 1974, il a fait une chose qui ne se fait généralement pas : il a demandé à être relevé de la charge du Secrétariat Perpétuel. Il avait sacrifié plus de quinze ans à cette Maison où sa courtoisie, sa finesse, son talent, son autorité et la grâce de sa belle et précieuse compagne Suzanne, avaient aisément gravé une image de réussite et d’harmonie.

Certes, pendant ces dernières années, il avait bien publié une quinzaine d’ouvrages dont ses Bestiaire tendre, enchanté, sans oubli, mais voilà que Maurice Genevoix, à 86 ans, disait qu’il avait envie d’écrire un et peut-être plusieurs livres, au moins un, surtout un, qui lui tenait à cœur. Il allait donc retourner à l’écriture comme au long temps de son existence rustique, provinciale, érémitique et laborieuse, de Chateauneuf, du Val-de-Loire, de la Sologne et du Loiret.

Etant son ami comme il le voulait bien, je lui dis ma crainte : ce grand trou, ce vide considérable de l’inaction matérielle après les devoirs de sa charge, allait-il pouvoir les combler en créant, en composant du matin au soir ?...

Il secoua la tête. Il se connaissait. Il savait.

Il a eu raison.

En six années, Maurice Genevoix écrit ses chefs-d’œuvre.

Un jour d’abord, roman vivifiant et lumineux en marche vers une sérénité. Laissez-moi vous en citer quelques lignes :

« C’était un arbre singulier. Quelques pierrailles ou quelque souche tombée, avait jadis infléchi sa pousse. Au lieu de monter verticalement, sa jeune tige avait dû ramper pour retrouver l’air libre et la lumière. Elle était allongée parallèlement au sol jusqu’au point d’émergente où elle s’était enfin redressée. Depuis, année après année, l’arbre s’était plaisamment épanoui. C’était un vieil arbre radieux. L’approche de l’automne avait touché ses feuilles.

« Elles ruisselaient à contre jour, d’or pâle. Comment ne pas songer au vieux saule pareillement doré qui nous avait accueillis, le matin, dans la gloire du premier soleil ? »

Un jour donc, qui vaut toute une vie ; et l’autre, Trente mille Jours, qui la composent.

C’est dans ce dernier que Maurice Genevoix conte la ravissante scène fameuse où, usant du charme, du fluide que pouvaient apprécier ceux qui ont eu le bonheur de partager sa vie, il apprivoise l’écureuil qui vient à lui, monte sur son épaule et finit par s’endormir dans la poche intérieure de sa veste.

Là, Maurice Genevoix touche au mystère de la subtile confiance lui manifestaient aussi les bêtes qu’on appelle sauvages.

J’aurais voulu, pour finir, le montrer à sa place dans notre salle de travail de l’Académie, cette place dont, aujourd’hui, le vide fait mal ; oui, le montrer vif, restifiant, avec une petite lueur dans le regard et un sourire doucement ironique, quelque impropriété de langage ; ou mettant en lumière la gaucherie d’une définition ; et, la main droite tendue dans un geste familier, « inventant », à l’instant même, plein, fort, le terme irremplaçable. Cet instinct infaillible de la justesse se traduisait dans son œuvre en mots toujours précis... « et meilleurs que meilleurs » comme disait Colette, le seul prosateur de génie qui lui ressemblait et auquel je puisse comparer Maurice Genevoix. Sa mort nous déchire. Chose extraordinaire : dans un milieu, un univers, un temps où l’on ne s’attendrit guère, tout le monde a eu une vraie peine, car chacun avait perdu un être qui lui était personnellement cher. Il était celui que nous admirions et aimions à plein cœur.

Lorsque le sien s’est arrêté à la fin d’un jour en Espagne, nous avons perdu un grand camarade, un ami rare qui, à plus de quatre-vingt dix ans, était le plus jeune d’entre nous. Et notre modèle.

Il n’a pas fini de nous manquer.

 

Jean-Jacques Gautier
de l’Académie Française.