Discours de réception de La Mesnardière

Le 1 janvier 1655

Hippolyte-Jules PILET de LA MESNARDIÈRE

Discours prononcé par Mr. DE LA MENARDIERE, lorſqu’il fut reçu à la place de Mr. Triſtan.

 

 

MESSIEURS,

L’HONNEUR que je reçois de vous aujourd’huy eſt du nombre de ces graces extraordinaires, dont la maniere de les conſerver augmente infiniment l’obligation. Les circonſtances de celle-cy, MESSIEURS, ſont fort glorieuſes pour moy. Elles font voir que la plus ſpirituelle & la plus celebre Compagnie de l’Europe a eu la bonté, non ſeulement de vouloir que j’aye part dorénavant à ces mérites infinis, qui l’ont renduë ſi illustre par tout où il y a de quoy bien juger de la vertu, mais qu’elle a encore voulu déclarer tres-obligeamment par tous ſes suffrages, donnez d’une manière ſi peu commune, au préjudice de ſes maximes & de ſes formes ordinaires, qu’elle me trouve digne d’elle. C’eſt à dire, MESSIEURS, qu’après ces marques d’une bonté ſi générale, je ne puis voir icy à l’avenir aucun de vous, à qui je ne ſois redevable de la plus glorieuse aventure de ma vie, & des plus nobles avantages, dont les plus rares connoiſſances de l’esprit puiſſent être récompensées.

Ce ſeroit mal juger de la nature des choſes, & peu connaître les qualités de celle-cy, que de dire par une humilité deſavantageuſe au jugement de la Compagnie, que c’est à ma ſeule bonne fortune que je dois une couronne ſi précieuse. Bien que ce lieu ſoit fort éclatant, & que ſa grande renommée n’ait pas aujourd’huy moins d’étendue que le bon ſens & les belles Lettres, dont ſont compoſez ſes ornements, il ne peut être conſideré comme le Palais de la fortune. On voit à toutes ſes marques, MESSIEURS, & principalement par vôtre présence, que c’est celuy de la vertu. Il eſt d’autant plus glorieux d’être admis dans ce Temple auguste, que vous luy avez bâti vous-mêmes par vos Ourrages immortels & aux dépens de tant de veilles, que par un privilege merveilleux, & qui tient déja de cette noble indépendance des choſes purement intellectuelles, chacun peut dire icy que ſon ſeul merite y fait ſon bonheur, & que de ſe voir aſſis parmy vous en Corps Académique pour decider ſouverainement de tout ce qui eſt de l’appanage de l’esprit agreable & cultivé, n’eſt que la recompenſe legitime des vertueux qui ſont élevez à cette gloire.

Si j’avois plutôt été libre, MESSIEURS, il y a long-temps que j’aurois témoigné, en la recherchant avec inſtance auprès de vous, qu’elle eſt la premiere de ces biens auſquels j’ay toûjours été ſenſible. On ne ſçauroit trop tôt deſirer ce qu’on ne peut trop tôt obtenir. Quand l’objet eſt eſtimable, l’empreſſement que l’on a pour luy eſt une eſpece de merite, & l’impatience une proche diſpoſition à la vertu. Et ſans mentir, cette ſocieté fameuſe de tant de perſonnes, les plus excellentes en leur genre qu’il y ait dans le premier Royaume du monde, n’eſt pas ſeulement une glorieuse carriere, l’on ne ſe rencontre qu’avec des Concurrens illuſtres dans la pourſuite de la Reputation & de l’Honneur, qui ſont (s’il faut ainſi dire) le Nectar & l’Ambroſie de la terre, & la plus belle convenance que nous y puiſſions avoir avec nôtre principe immortel. C’eſt auſſi par ſes Emplois une Ecole toute céleste, où les eſprits, de quelque étage qu’ils ſoient en y arrivant, peuvent s’élever davantage à tous momens, & par l’approche & la communication d’un Corps lumineux acquérir tous les jours des clartez nouvelles. Il faut donc, ce me ſemble, avoir le goût bien mauvais ſur les choſes qui regardent la belle gloire, & être peu touché de ces lumieres de l’ame, qui ſont même ſa ſouveraine félicité dans le Ciel, pour ne point ſouhaiter avec paſſion de pouvoir profiter icy parmy vous des avantages que trouvent toûjours les plus honnêtes dans le commerce de leurs ſemblables. Et ſans mentir, depuis que par l’ignorance & par le mauvais goût de la plûpart des Puiſſances de la terre, les plus nobles facultez de l’esprit ſont reduites à cette glorieuse neceſſité, de voir que leur ſeule vertu eſt elle-même ſa Recompenſe ; depuis que les plus beaux Arts ſe ſont avilis dans le grand monde ſous des Regnes, & par des inclinations comme oppoſées à celles qui les y avoient rendus ſi floriſſans & ſi utiles en d’autres temps, que peut-il y avoir deſormais de plus illustre & de plus doux pour les perſonnes vertueuſes que d’entrer dans l’honorable compoſition d’une Compagnie de gens choisis en pleine liberté de suffrages, parmy ce que la France a de plus ſpirituel & de plus fameux, que d’être les membres d’un Corps peu materiel, dont la Tête eſt ce même Auguste Chef de la Juſtice, par lequel le Roy s’explique à ſes peuples avec autant de majeſté que d’éloquence, & de qui enfin chaque partie continuë encore tous les jours de ſe rendre recommandable par des fonctions dignes d’une éternellement mémoire ?

Ma vie juſques icy trop diverſifiée m’avoit donc mis comme hors d’état, MESSIEURS, de prétendre plûtôt à cette grace. Avant que d’en témoigner les derniers deſirs, j’ay crû qu’il falloit renouër durant quelque temps avec les Muſes mes premieres habitudes, que pluſieurs effets de ma mauvaiſe étoile, & particulierement certaines ſuites tres-fâcheuſes pour moy de la mort du grand Cardinal de Richelieu, avoient étrangement interrompues.

Ce Grand homme, MESSIEURS, des dernieres penſées duquel j’ay eu l’honneur d’être dépoſitaire, pour ce qui regardoit les belles Lettres, avoit eu pour elles dans tout le cours de ſon glorieux Miniſtere, de grandes & nobles intentions dignes de ſon Genie, de ſa Vertu, & de ſon Nom, & proportionnées à ſon élevation & à ſa fortune. Lorſque toute la terre avoit les yeux ouverts ſur ſes déportemens, qui étoient devenus le premier ſpectacle du Monde Chrétien, il commença à luy marquer admirablement, & la delicateſſe de ſon goût, & la paſſion qu’il avoit tres-ardente pour la gloire immortelle de ce Royaume ſi floriſſant par ſes Conſeils, quand pour ſa politeſſe & pour ſon inſtruction il établit la Compagnie que vous compoſez.

J’eus de S.E. MESSIEURS, de longues & glorieuſes Audiences vers la fin de ſa vie durant le voyage de Rouſſillon, dont la ſerenité fut troublée pour luy de tant d’orages. Il me mit entre les mains des Mémoires, faits par luy-même pour le plan qu’il m’ordonna de luy dreſſer, de ce magnifique & rare College qu’il meditoit pour les belles Sciences, & dans lequel il avoit deſſein d’employer tout ce qu’il y avoit de plus éclatant pour la litterature dans l’Europe. Ce Heros, MESSIEURS, votre célèbre Fondateur, eut alors la bonté de me dire la penſée qu’il avoit de vous rendre Arbitres de la capacité, du merite & des recompenſes de tous ces illuſtres Profeſſeurs qu’il appelloit ; & de vous faire Directeurs de ce riche & pompeux Prytanée des belles Lettres, dans lequel, par un ſentiment digne de l’immortalité dont il étoit ſi amoureux, il vouloit placer l’Académie Françoiſe le plus honorablement du monde,& donner un honnête & doux repos à toutes les perſonnes de ce Genre, qui l’auroient merité par leurs travaux.

C’étoit là, MESSIEURS, dans l’intention du grand Armand, le premier & le plus noble ouvrage de la paix, que ſa derniere Campagne avoit ſi notablement avancée, auſſi bien que les bornes de ce Royaume. Mais en verité l’on diroit que certaine fatalité s’oppoſe aux avantages temporels des Gens de Lettres, Il ſemble que le Ciel, en leur donnant de quoy prétendre à des choſes plus élevées que ne ſont celles de la terre, veut qu’ils ſe contentent icy bas du précieux partage de la gloire, qui tient de luy ; & qu’il ne peut ſouffrir que les eſprits extraordinaires ſoient occupez des ſoins qui accompagnent ces établiſſemens fragiles qui ſont ordinairement les preſens vicieux de la fortune, & l’unique recommandation des ames baſſes, à qui elle eſt plus favorable. Comme le monde ne voit presque jamais enſemble la félicité d’un peuple, & les conquêtes de ſon Prince, ainſi l’on peut croire que par une diſpoſition tres-juſte de la Sageſſe qui nous conduit, la recompenſe d’un nom glorieux ſe rencontre fort rarement dans les conditions privées avec les autres richeſſes, de qui l’eſpece & le Genie ſont oppoſez directement à ceux des biens, que nous appellons immortels. La nature elle-même ſemble avoir travaillé ſur cette idée dans ſes productions. Les lauriers, & ces autres arbres qui jouïſſent comme eux d’une verdure perpetuelle, ſont infructueux & ſteriles & les livrées qu’ils portent de l’Immortalité, ſont la noble raiſon qui les prive de la fécondité des autres plantes. La ſeve de ces beaux arbres, dont vos travaux les plus merveilleux, & ceux même des plus celebres Conquerans, ne ſe propoſent que quelques feuilles pour recompenſe, s’en va toute à la nourriture de cette profonde couleur de leur printemps éternel : de qui neanmoins tout l’uſage, c’eſt d’être durant l’hiver & quand la nature ſemble morte, la recreation de la vuë, qui eſt à la vérité plus spirituelle elle ſeule, & plus aimable que tout le reſte de nos ſens. De même l’esprit des gens d’étude ſe donne le plus ſouvent tout entier à l’éternité de leurs noms, & aux autres choſes de cette manière ; qui ſont preſque toujours contraires par la leur à la fortune des hommes, parce que, ſelon les remarques que nous avons faites, elles ſont estrêmement éloignées du Genie de l’interêt, & de celuy des affaires.

Mais ſans inſiſter davantage ſur cette deſtinée du Parnaſſe, dont la cauſe ne ſeroit pas mal-aiſée à trouver dans le propre temperament de ſon Enthouſiaſme, & de laquelle le grand Cardinal alloit ſi genereuſement ſurmonter les mauvais effets pour les Muſes, j’eſtime, MESSIEURS, qu’il n’y a point auprès de vous de plus excellent Panegyrique pour ſa memoire, que ce recit aſſez particulier que j’ay l’honneur de vous faire de ſes dernieres penſées Académiques, connuës de peu de perſonnes vivantes, de partie deſquelles neanmoins pourroit encore être témoin ce fameux & puiſſant Miniſtre, de qui ſa place eſt aujourd’huy ſi glorieuſement occupée. Mais certes, rien n’eſt auſſi à mon ſens plus avantageux pour vôtre illustre Compagnie, que cette marque honorable de la déſerence qu’un ſi Grand homme avoit pour elle. En effet, MESSIEURS, pouvoit-il mieux témoigner à toute la terre la grande opinion qu’il avoit de vous, qu’en vous établiſſant, s’il eût vécu un peu davantage, une eſpece de ſouveraineté perpétuelle ſur ce qu’il y avoit de plus éminent dans le monde, & de plus connu pour les lumieres de l’esprit ?

Quelqu’étroites que ſoient les bornes du mien, je vois, MESSIEURS, que dans ce rare deſſein d’un ſi grand homme, s’il eût eu le temps de l’accomplir, vôtre bonté d’aujourd’huy m’auroit érigé en l’un de ces Arbitres du beau Scavoir, dont l’Intendance vous alloit être donnée. Pour recueillir ſoigneuſement dans mon cœur tous les ſujets de ma gratitude envers vous, je me remets à tous momens devant les yeux, qu’ayant l’honneur d’être de vôtre nombre, par la grace que vous me faites, j’allois devenir l’un des glorieux diſtributeurs de ces Couronnes, dont la mort augmente l’éclat, plutôt qu’elle ne le ternit & ne l’efface.

Mais le Ciel en a diſpoſé autrement. Le plus grand & le plus louable de tous les hommes n’a pû exécuter un deſſein noble & genereux, dont l’accompliſſement ſembloit devoir être la conſommation de ſes deſirs, comme il auroit ſans doute ajoûté le comble à ſes louanges : mais ſon dernier jour, ſi funeſte à la grandeur de ce Royaume, & aux délices de tous les honnêtes gens de l’Europe, dont la tranquillité faiſoit deſormais toutes les inquiétudes de ce Héros ne m’empêche point, MESSIEURS, de trouver toûjours abondamment dans cette illustre & ſubſiſtante production du grand Cardinal, je veux dire dans cette glorieuse Aſſemblée du Parnaſſe, de quoy remplir la plus noble ambition, dont une belle ame ſoit capable. La connoiſſance & le mérite ſont infiniment plus excellens que l’autorité & le pouvoir. Les perſonnes même les plus imparfaites, qui ſont conſtituées en dignité ſur la terre, y jouïſſent ordinairement du dernier de ces avantages : mais la ſuprême intelligence eſt un pur talent du Ciel. C’eſt, ſelon l’apparence, le plus noble & le plus éclatant attribut de la Divinité,ſi elle n’eſt Dieu elle-même.

Si je ne ſuis donc point deſormais avec vous, MESSIEURS, le diſpenſateur des grâces envers les gens de la plus haute érudition, je ne laiſſe pas de voir toujours icy quelque choſe de tres-utile pour moy, & qui me ſera encore plus glorieux, puiſque, ſi je n’y donne pas de ces recompenſes paſſageres, il m’eſt permis à moy-même d’y acquerir mille Couronnes immortelles en apprenant de vous tout ce qui les fait mériter, quand on joint les lumieres de vos Préceptes à l’imitation de vos exemples.

C’eſt l’esprit, MESSIEURS, avec lequel j’ay l’honneur de prendre place dans vôtre celèbre Aſſemblée. Comme mon ambition s’y termine entierement aujourd’huy, il ne me reſte plus, MESSIEURS, qu’à vous ſupplier tres-humblement de croire, que réglant ma reconnoiſſance envers vous, par les grâces que j’en ay reçûës dans ce conſentement ſi univerſel de vos suffrages, ſi glorieux par ſes circonſtances, pour un ſujet auſſi foible que je le ſuis, nul ne me ſurpaſſera jamais en zele pour les interêts d’une Compagnie ſi auguste, en reſpect & en amour pour les perſonnes illuſtres qui la compoſent, ni en déférence pour les judicieux ſentimens de tant d’eſprits les plus éclairez & les mieux faits, qui forment dans le monde intelligent & poli, aucune ſocieté de même eſpece que la vôtre.