Discours de réception de Louis de Sacy

Le 17 mars 1701

Louis de SACY

Discours prononcé le 17. Mars 1701, par M. de SACY Avocat au Confeil, lorfqu’il fut receu à la place de M. Rofe.

 

MESSIEURS,

Si je fentois moins l’honneur dont vous me comblez aujourd’huy, j’effayerois de vous dire jufques à quel point j’en fuis penetré. Les paroles s’offrent d’elles-mefmes pour exprimer les fentimens ordinaires ; mais il faut avoir vefcu avec Vous, pour parler dignement de vos bienfaits.

Pardonnez-moy donc, MESSIEURS, fi je me borne à juftifier mon ambition & voftre choix. Le moyen de me difpenfer d’une pareille juftification, fur tout auprés des perfonnes qui fçavent quel eftoit le Confrere que vous venez de perdre ? Également né pour les Lettres, pour la Magiftrature, & pour la Cour : il jugeoit des Ouvrages d’esprit, comme s’il s’en fuft uniquement occupé ; il rempliffoit les devoirs du Magiftrat comme s’il n’en euft point conneu d’autres ; il fe conduifoit au milieu des Courtisans, comme s’il n’euft jamais eftudié que le Monde.

Falloit-il efcrire, falloit-il trouver des expreffions propres pour les pensées d’un Roi, à qui rien n’échappe qui ne foit digne d’eftre retenu ; avec quelle heureuse facilité ne le faifoit-il pas ? Je fçay bien qu’en entrant dans cet employ, il n’y avoit pas apporté toute cette perfection. C’eft en efcoutant le Roy, c’est en recueillant avec foin tout ce qu’il entendoit dire à un fi grand Maiftre, qu’il parvinft à imiter ce langage concis, ces tours majestueux qui conviennent au Souverain.

Mais avouons-le, MESSIEURS, il n’appartient pas à tout le monde de profiter d’auffi hautes leçons, les esprits vulgaires en font plus eftonnez qu’inftruits. Pour luy il fceut en faire un fi bon ufage, que les agrémens qu’il fit trouver dans fon service formerent une douce habitude qui parut le rendre neceffaire, & luy acquirent une confiance, que le Roy n’accorde jamais qu’au merite.

C’eft à cette confiance, MESSIEURS, comme un autre mieux instruit que moy vous le dira bientoft plus éloquemment, c’est à la noble liberté qu’elle autorifoît, que vous devez l’honneur d’offrir à voftre Protecteur augufte les tefmoignages publics de voftre zele & de voftre refpect, dans les occasions où les premieres Compagnies du Royaume vont s’acquitter de ce glorieux devoir.

Quoique Monsieur Rofe ne fuft point encore Académicien, fon amour pour les Lettres luy fit regarder comme un abus, que dans le temps où toutes les Compagnies de l’Eftat les plus diftinguées s’empreffoient de porter au Roy des éloges & des vœux, les Mufes feules renfermées dans fon Palais gardaffent le filence. Ce qu’il avoit pensé, il eut le courage de le dire ; & fa remonftrance fut d’autant plus approuvée, qu’elle ne pouvoit eftre fufpect. Vous receuftes ce privilege precieux que voftre tendreffe defiroit d’obtenir, & que voftre modeftie vous empefchoit de demander ; &depuis ce temps, Minerve va d’un pas égal avec Themis rendre hommage aux vertus qui font le bonheur de la France.

Ainfî, MESSIEURS, d’heureux offices ouvrirent à M. Rofe la porte de ce lieu célébre, où des qualitez perfonnelles l’appelloient defja. Vous affociaftes à vos nobles travaux un homme fi propre à les partager. Il y concourut avec ardeur, il aima vos exercices, il les cultiva fans interruption ; & jufques dans une extrême vieilleffe il fit briller tout l’éclat d’un feu, dont les autres à cet âge laiffent au plus entrevoir encore quelques étincelles.

Tel fut, MESSIEURS, le Confrere que la mort vient de vous enlever, & dont la memoire vivra tousjours dans vos annales. Il ne faut donc pas s’imaginer, qu’en afpirant à fa place, je me fois flatté de la remplir, ny qu’en m’y élevant vous ayez fongé à reparer voftre perte.

Le sentiment que j’ay eu de ma foibleffe m’a rendu audacieux, & la connoiffance que vous avez euë de mes besoins vous a rendu indulgens. J’ay tousjours compris qu’un homme chargé de défendre les interefts des autres, ne pouvoit ni trop eftudier l’éloquence, ni fe promettre de l’apprendre jamais bien ailleurs que parmi Vous.

Heureufement, MESSIEURS, vous n’avez pas dedaigné d’entrer dans ces reflexions ; vous avez creu que vos veuës ne devoient pas fe borner à recompenfer les talens reconnus, mais qu’elles devoient s’eftendre encore à les former, dans ceux à qui leur employ les pouvoit rendre neceffaires. Et à qui pourroient-ils eftre plus neceffaires, MESSIEURS, qu’à celuy que fon miniftere engage fans ceffe, à fixer l’attention fur des fujets qui la rebutent tousjours, & qui fouvent ne la meritent gueres ?

Dans les fiecles des Demofthenes & des Cicerone, quand des Loix à eftablir ou à revoquer, des alliances à conclure, la paix ou la guerre à refoudre le fort des Rois, la deftinée des Empires, eftoient le principal objet de l’Eloquence ; l’importance de ce qu’on traitoit, & l’intereft des Auditeurs pouvoient fuffire pour les rendre attentifs. Mais aujourd’huy que dans nos Tribunaux les plus grandes caufes fe reduifent à la reputation, à la fortune de quelque particulier, & tout au plus à l’eftat d’une famille ; on ne doit point s’attendre à eftre efcouté fi les charmes du Difcours n’en fouftiennent le fond. Il faut que la maniere de conter égaye des faits naturellement defagreables, & l’on veut qu’ils foient retenus ; il faut orner une Raifon trifte & fauvage d’elle-mefme, fi l’on fouhaite qu’elle plaife.

Ce font-là, MESSIEURS, des fecrets qu’on ne peut puifer que dans vos Ouvrages & dans voftre commerce. C’eft à la communication, c’eft à l’efpanchement de lumieres qui fe fait dans vos Affemblées, que j’efpere qu’un jour je devray l’heureux talent, de faire parler la Jurifprudence une Langue digne de Magiftrats nourris dans le fein de la Politeffe, digne du Chef & du Sanctuaire de la Juftice. Ainfi vos doctes Exercices, loin de prendre fur mes devoirs, m’aideront à m’en acquitter.

Desja je fens naiftre en moy la plus vive reconnoiffance pour voftre illuftre Fondateur, qui par voftre eftabliffement me met en eftat d’acquerir ce qui me manque. Que d’autres vantent la jufteffe & la longueur de fes Veuës, fa dexterité dans les Negociations les plus difficiles, fa force à manier des Efprits intraitables, fa fermeté réprimer ou à diffiper des Factieux, fa penetration pour découvrir les deffeins des Ennemis, fon habileté à cacher les fiens, fa fageffe à prevoir, fa promptitude à provenir, fa fidelité pour fon Roy, fon zele pour l’accroiffement de la Monarchie : Grand en tout (me fera-t-il permis de le dire) il ne me paroift pas moins grand dans l’Inftitution de cette illuftre Compagnie.

Les autres biens qu’il a faits à la France font fujets au caprice de la fortune, & au pouvoir du temps : mais la fondation de l’Académie donne à la Nation des avantages, qui en maintiendront éternellement l’éclat & la grandeur.

Ce profond Génie qui voyoit les chofes jufques dans leurs principes, avoit parfaitement reconnu que les Eftats ne font floriffants, qu’à mefure que l’amour de la Gloire y domine. Legiflateurs, Capitaines, Philofophes, Hiftoriens, Orateurs, Poëtes, Hommes excellens dans tous les Ordres fe prefentent en foule parmi les Grecs, & parmi les Romains : ils aimoient la Gloire, ils en connoiffoient le prix.

Si la Religion, fi la Philofophie remuë les Ames par des refforts plus nobles, convenons du moins que la Politique n’en a point de plus puiffants. Ne craignez rien de bas & de honteux ; que dis-je, attendez tout ce qu’il y a de plus magnanime de ceux que la Gloire conduit ou fouftient.

On n’arrive à la Gloire que par deux routes différentes. Il faut, ou faire des chofes qui foient dignes d’eftre écrites, ou en écrire qui foient dignes d’eftre leuës. Mais le plus grand Heros tombe dans l’obfcurité, fi quelque illuftre Efcrivain ne l’en garentit.

Avoir donc eftabli dans la Capitale du Royaume une Société & une fucceffion d’Hommes d’élite, qui confacrent leurs veilles à perfectionner la Langue, & à compofer des Ouvrages capables de la fixer ; c’eft y avoir eflevé un Temple de Mémoire ; c’eft avoir allumé dans tous les Citoyens l’éternelle paffion d’y voir graver leur Nom ; c’eft avoir affeuré à la Patrie des Heros de tous les genres dans tous les temps.

Un fi rare Ouvrage n’avoit à craindre que les efforts de l’Envie. Elle en pouvoit après la mort du Cardinal de Richelieu efbranler les fondements encore mal affermis. Mais un fameux Chancelier, qui tousjours occupé des plus glorieux deffeins, ne refufoit point fon admiration à ceux qu’un autre avoit formez, fe fit un honneur de Vous maintenir. Il fe partagea entre les Loix qu’il eftoit obligé d’animer fans celle, & les Lettres qui luy eftoient neceffaires pour fe délaffer. Il donna tout fon temps aux unes, & tout fon loisir aux autres.

On ne doit pas croire pourtant, que dans l’amour qu’il eut pour voftre Compagnie, il fe laiffait feulement entraifner par un penchant naturel, ou toucher par un attrait dont il ne pouvoit fe deffendre. Véritablement cet efprit délicat eftoit tres-fenfible aux douceurs de voftre commerce. Son intime familiarité avec les Mufes augmentait le gouft, qu’il avoit pour elles. Mais ce premier Magiftrat accouftumé à ne rien refoudre, qu’après avoir bien pefé toutes chofes, & à ne rien pefer qu’au poids de l’utilité publique, apperceut fans peine dans voftre Inftitution tous les biens que l’Eftat devoit en attendre, & que le grand Armand s’en eftoit promis.

Perfuadé comme luy, que la Gloire eft ordinairement le principe de tout ce qu’il y a d’honnefte & d’heroïque parmi les hommes, il jugea qu’on ne pouvoit trop chérir, trop favorifer ceux qui ne s’occupent que du foin d’en nourrir le défis dans le cœur des autres, & de leur en affeurer la poffeffion.

En effet, à qui croyons-nous devoir ces grandes allions, qui brillent encore à travers l’obfcurité de tant de Siecles ? A l’admiration que nous leur donnons, & dont elles avoient pour garents les Hiftoriens qui nous les ont tranfmifes.

Dans cette fameufe Journée où le Conquerant de l’Afie avoüa qu’il avoit enfin trouvé des périls dignes de luy, de quelles réflexions le voit-on occupé ? O Atheniens (s’écrie-t-il) à quels perils s’expofe Alexandre pour eftre loué de vous ? C’eftoit aux louanges des Athéniens que tendoient tous les travaux de ce Vainqueur du Monde.

Graces aux foins d’Armand & de fon illuftre Succeffeur, Athenes depuis fi long-temps enfevelie fous fes ruines, n’a peri que pour les Grecs. On la retrouve icy toute entiere. & desja fes Hiftoriens, fes Orateurs, & fes Poëtes font chargez de celebrer plus de prodiges, que n’en a jamais veu la Grece, fouvent reduite à la neceffité d’en feindre.

Quelle différence des Heros qu’elle vante, au Heros que nous admirons ! On ne s’occupoit qu’à jetter du merveilleux dans leur Hiftoire, on ne doit s’appliquer qu’à mettre du vray-femblable dans la fienne. Encore, MESSIEURS, fi vous n’aviez à parler que d’Exploits militaires : fi vous ne deviez entretenir la pofterité, que de remparts forcez dans des faifons, dont la rigueur fembloit fuffire pour les deffendre ; de Provinces auffi-toft foumifes, qu’attaquées ; de Places qu’on croyoit imprenables, emportées d’affaut ; d’ungrand Fleuve paffé à la nage en prefence d’un Ennemi retranché ; de Victoires fans nombre fur cent Nations conjurées, & dont une feule avoit jadis plus d’une fois occupé toutes les forces de la France ; de cette heureufe Monarchie tousjours en paix au dedans, pendant que les Peuples, jaloux de fon bonheur, eftoient livrez à toutes les horreurs de la Guerre ; enfin fi Vous n’aviez à tranfmettre aux Races futures qu’une infinité d’Actions non moins glorieufes que celles-là ; peut-eftre tous les Siecles enfemble autoriferoient-ils de quelques Exemples tout ce que Vous publierez de LOUIS feul.

Mais comment trouverez-vous croyance, lorfque Vous parlerez de Vertus exemptes des deffauts qui leur ont efté prefque tousjours attachez ? L’Antiquité a veu l’un de fes plus grands Heros oublier qu’il fuft homme, & fe montrer homme fans ceffe. Mais la Pofterité croira-t-elle que nous ayons veu un Heros fe fouvenir tousjours qu’il eftoit homme, & ne le paroiftre jamais ? Quand vous peindrez dans cette fuite de profperitez conftantes, la Fortune affervie à la Valeur & à la Prudence, pourra-t-on ne pas traiter de fable, les triomphes continuels de la moderation fur les paffions qui flattent le commun des Conquerans ? Quand du recit de tant de gloire Vous eftonnerez nos derniers Neveux, ne feront-ils pas tentez de douter des Eloges que Vous donnerez à cette heureufe alliance de Vertus, que fur la foy des Hiftoires, on croyoit incompatibles ?

C’eft de tout temps que la Juftice & la Guerre font en divorce ; mais qui fceut jamais mieux les accorder ? Si l’on en confulte nos Ennemis, & fes Conqueftes, il a donné toute fon attention aux Armes : fi l’on s’en rapporte à fes Peuples & à fes Loix, il a épuifé tous fes foins pour maintenir la concorde & l’équité.

Il n’eft permis qu’à Vous, MESSIEURS, de toucher à fes Lauriers ; pour moy, obligé de faire toute mon eftude des ouvrages de fa juftice & de fa fageffe, ne puis-je dire ce que nous voyons, ce que nous fentons, ce que toutes les autres Nations nous envient ?

Quel autre Eftat fut jamais plus tranquille & mieux reglé ? On y voit le Soldat auffi moderé que brave ; les Loix refpectées, les Violences punies ; le Throne acceffible ; la Chicane enchaifnée ; le Duel aboli ; enfin la Religion & la Pieté regnent.

Voilà quels font les fruits de la juftice de noftre Augufte Protecteur, & c’eft pour les faire goufter à fes Peuples, qu’un Roy preft à paroiftre devant le Juge des Roys, dans ces moments où la Verité perce tous les nuages de la prévention, declare qu’il ne peut rien faire de plus utile pour fes Sujets, que de nommer un Succeffeur formé du Sang, nourri fous les yeux, inftruit par les leçons & par les exemples de LOUIS.

Et quelle autre Vertu moins puiffante que fa juftice pouvoit operer le miracle, qui vient de marquer le commencement de ce Siecle ? La jaloufie que l’amour de la Gloire fomentoit depuis fi long-temps entre deux Nations fieres & belliqueufes s’évanouït tout à coup, & fe tourne en émulation : elles ne fe difputent plus que l’honneur de porter plus loin leur admiration & leur amour pour un Heros, aujourd’huy l’objet commun de tous leurs Vœux.

Dans l’ardeur de partager avec nous la douceur de noftre obeïffance, nos anciens Rivaux le multiplient, autant qu’il eft en leur pouvoir. Ce n’eft pas un de fes petits-fils, c’eft luy-mefme qu’ils croyent voir regner fur eux. Ils ne tentent pas feulement tous les biens que leur fait leur jeune Roy ; ils approchent les années, ils confondent les perfonnes, & jouïffent par avance de tous ceux dont il les comblera, quand l’heureux jour fera venu où il pourra reffembler à fon Ayeul.

Mais où m’emporte un zele indifcret ? J’ofe traiter les plus grands Sujets, comme fi j’avois eu l’honneur de vous efcouter long-temps. Perfonne, MESSIEURS, ne connut jamais mieux que moy la neceffité de Vous eftudier ; perfonne auffi ne le fera jamais avec plus d’attention, de docilité, de refpect & de reconnoiffance.