L’information publique : devoir sans droits, ou droit sans devoirs

Le 22 octobre 1991

Jean-Denis BREDIN

L’information publique : devoirs sans droits
ou droit sans devoirs
 

Séance publique annuelle des cinq Académies

le 22 octobre 1991

 

L’information a pris tous les chemins, et tous les noms, elle a été rumeur, récit, légende, tradition, leçon. Aussitôt né, l’écrit a transmis la connaissance. La typographie le fit presse. À notre siècle la radio-diffusion, puis la télévision ont ouvert à l’information des champs infinis. Nulle frontière n’a résisté, et nul mystère. Nous avons vu les politiques livrer leurs secrets d’État, les militaires expliquer leurs guerres, les juges raconter leurs enquêtes. Information publique ou privée ? La frontière fut toujours indécise. Le repas de famille répand la confidence. Le discours d’amour se fait connaître quand il devient poème, poème lu, poème récité. Mais voici que toute information devient publique dans un temps qui assiège l’intimité, et ne supporte aucun secret. Rien n’est plus agréable aujourd’hui que le privé rendu public.

L’information est libre. « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme » édicte le fameux article 11 de la Déclaration des Droits de 1789. Ce n’est pas seulement un souvenir de notre histoire, mais un principe de droit auquel notre Constitution oblige. La Convention européenne, ratifiée par la France en 1974, la Déclaration universelle de 1948 disent la même chose en d’autres mots. L’information exerce sa puissance, enveloppée du beau manteau de la liberté.

Considérons un instant le temps qu’il nous fallut pour reconnaître cette liberté, puis pour la mettre en œuvre. Observons la longue tradition française d’une presse sinon soumise au moins surveillée. Voici, en 1611, notre premier journal, l’almanach annuel du « Mercure François » directement contrôlé par le Père Joseph. Voici le premier quotidien, « le Journal de Paris », publié en 1777, suspendu à plusieurs reprises. De l’un à l’autre, en un siècle et demi, on voit se renforcer, se diversifier aussi, le pouvoir des censeurs. Nous avons en mémoire les mots de Beaumarchais : pourvu que l’on ne parle de rien, ni de personne qui tienne à quelque chose, on peut « tout imprimer en France, sous la direction de deux ou trois censeurs »... Une presse sans droits, sans autres droits que ceux nés, par hasard, de l’impuissance ou de la négligence des pouvoirs.

L’Assemblée Constituante peut faire en 1789 de la communication le droit « le plus précieux » de l’homme : dès 1791 ce droit n’est plus qu’un principe. Le célèbre rédacteur de « l’ami du peuple » s’élève contre toute forme de censure, il maudit toute loi qui toucherait à la liberté de la presse, mais il limite aussitôt, d’une nouvelle manière, cette redoutable liberté. « Je ne suis pas de ceux, dit-il, qui réclament la liberté indéfinie des opinions... elle ne doit être illimitée que pour les vrais amis de la patrie... apprenez donc... que la liberté n’est faite ni pour les fous, ni pour les furieux, ni pour les méchants, mais pour les hommes de bien qui n’en veulent pas abuser. » La mort de Marat ne fut pas celle de ses doctrines.

Ce double héritage, celui d’une liberté contrôlée, venu de l’ancien régime, celui d’une liberté réservée « aux vrais amis de la patrie » reçu de la révolution, il a servi, tout au long du XIXe siècle, si l’on excepte les parenthèses de la monarchie de Juillet et de la seconde République, la tradition d’une presse contrôlée ou d’une presse asservie.

Voici cent dix ans que la liberté d’information proclamée près d’un siècle plus tôt fut enfin mise en œuvre, par cette grande loi du 29 juillet 1881 à laquelle il apparaît si difficile de toucher, car elle est faite d’un très fragile tissu. Le pessimisme de M. de Tocqueville nous a sagement mis en garde. « Si les Français aiment la liberté », écrivait-il, « c’est comme la moindre de leurs propriétés, et ils sont toujours prêts à l’offrir par raison dans les moments de péril ». Un peu de licence, ajoutait notre confrère, nous console aisément de la servitude. Exagérait-il ? Nous n’aimons pas la liberté au point de la tenir pour naturelle.

Mais voici que se fait entendre un autre discours. Fragile, la liberté d’information, et toujours menacée ? Ne vous réfugiez pas dans l’histoire. Voyez-la plutôt dans les temps où nous sommes ! Tout est devenu information. Celle-ci n’est plus une victoire de la connaissance, elle est maintenant une défaite quotidienne de l’intime, du secret, de la dignité, et aussi des lois qui les protègent, ces lois devenues arbitraires puisqu’elles ne sont plus appliquées que par ceux qui le veulent bien. Regardez la vérité travestie par le spectaculaire. Observez non l’accroissement du savoir, mais l’affaissement de l’homme moderne, assailli d’informations qui s’entassent et se contredisent, incapable de les classer, de les juger, devenu simple voyeur. Observez cette passion des catastrophes qui hante aujourd’hui l’information faite, autant qu’il se peut, des meurtres, des accidents, des guerres, des tremblements de terre, de tous les drames qui doivent, un bref instant, nous effrayer, nous fasciner. Observez le cirque des affrontements substitué au débat d’idées. Observez le temps historique sacrifié à l’instant. Observez la dégradation de notre mémoire, raccourcie, écrasée par le poids des événements qui se succèdent et se remplacent. Observez surtout le dévoiement de cette liberté, l’information disposant en maître de l’homme, de la réputation, de l’avenir de chacun, ne cessant de dénoncer des coupables, et s’affirmant forcément innocente. Ce n’est plus du tout cette liberté fragile dont il était question tout à l’heure. Ce n’est plus cette liberté « précieuse » qui devait asseoir la démocratie, développer le savoir, l’esprit critique, nous faire citoyens libres et intelligents, et encore nous enseigner les vraies dimensions du monde, et encore, passant toutes les frontières, saper les dictatures. Que reste-t-il de ce rêve ? Protégée par la liberté, l’information s’est faite droit sans devoirs, et vrai pouvoir. Voici, nous dit-on, le quatrième pouvoir, le seul qu’aucun autre n’arrête, le seul pouvoir absolu. Et l’on entend, ici ou là, réclamer des lois qui viendraient borner une forme nouvelle de la tyrannie.

Devoir sans droits ? Droit sans devoirs ? Cette bascule, d’un péril à l’autre, n’est pas propre à l’information. De toute liberté nous sommes tentés de faire un étrange usage, prêts à en abuser, ou à l’anéantir. À la fin du siècle passé, c’est la violence, l’acharnement, presque l’hystérie d’une partie de la presse – celle que Zola qualifiera de « basse presse », de « presse immonde » – qui fit de l’officier juif un traître désigné, un traître né. Mais c’est la presse aussi, quand tout appellera à étouffer l’injustice, la presse courageuse, parfois intrépide, qui forcera à la révision. Un siècle plus tard nous ne finirions pas de débattre de l’information pour l’exalter ou la maudire, célébrant ses bienfaits pour exiger qu’elle soit une liberté sans limite, ou dénonçant ses vilenies dans l’espoir de la rendre docile. Ce qui est sûr au moins, c’est la puissance nouvelle de l’information dans nos vies, sur nos vies.

On se permettra, en guise d’épilogue, quelques remarques. Il est sans doute vain de se demander si les médias constituent ou non un « pouvoir », au sens que Montesquieu et notre tradition juridique après lui ont donné à ce mot, ou s’ils ne sont pas seulement une influence, ou plutôt une multiplicité d’influences, car on ne saurait, sans abuser des mots, assembler en une force unique des journaux et des medias très différents et qui ne cessent de s’opposer. Et sans doute serait-il aussi vain d’édifier un cinquième pouvoir prié de borner le quatrième, une autorité régulatrice dont la légitimité serait fragile, et qu’il faudrait demain limiter à son tour. La presse est libre, assure l’article 11 de la déclaration des Droits de l’Homme, « sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. » La loi de 1881 sur la presse, même vétuste, même empêtrée dans les formes, et ce grand progrès du droit que fut la loi de 1976 veillant au respect de la vie privée, donnent aux tribunaux français les moyens de sanctionner les abus de la liberté d’information. S’ils s’en servent peu, c’est d’abord que l’autorité judiciaire, constamment fragilisée par les autres pouvoirs, ne se sent pas assez de forces pour réprimer les abus d’une liberté si puissante. C’est encore que les medias s’empanachent de leur légitimité, qu’ils recourent vite, pour se protéger, au mythe d’une liberté absolue, issue du mythe du pouvoir absolu, et qui ne supporterait ni condamnation ni critique. C’est aussi sans doute que nos tribunaux, prisonniers d’une vieille tradition qui ne répare vraiment que la maladie et la mort et tient l’honneur pour un bien précieux certes, mais idéal et qui ne se monnaye pas, ne voient pas forcément que la dénonciation, que la calomnie n’atteignent pas que l’honneur, qu’elles peuvent détruire une vie, aussi bien que la faute d’un automobiliste, et qu’un préjudice aussi grave doit emporter aussi grave réparation.

Peut-on se tourner du côté des journalistes ? Certains sont victimes des maux que porte en soi tout pouvoir, la vanité d’en jouir, et le plaisir de l’exercer. Certains sont médiocrement recrutés. Dans une société où la fonction d’information est devenue fondamentale, il serait évidemment heureux qu’elle soit exercée par les meilleurs. Et l’un des périls que court notre nation serait sans doute que les fonctions essentielles – la politique, le judiciaire, l’enseignement, bientôt la fonction publique – soient peu à peu désertées, pour des raisons diverses, par ceux qui seraient capables de les bien remplir. Élever le niveau de qualification des journalistes ? Attendre d’eux l’invention d’une déontologie, d’une éthique dont l’urgence apparaît à beaucoup ? Imaginer que dans une société démocratique une presse libre se tienne elle-même pour responsable ? Qu’elle veille à la vérité de l’information, qu’elle répare ses erreurs au lieu de les nier, qu’elle apprenne et enseigne le respect de la dignité et du bonheur de chacun ? Ce n’est peut-être pas un rêve... Et beaucoup de journalistes ne supporteront pas longtemps d’être injustement courbés sous la médiocrité de quelques-uns.

Mais la vraie difficulté est sans doute que nos medias nous ressemblent, qu’ils nous renvoient notre image, à peine déformée. Le goût des indiscrétions, des scandales, des calomnies, pouvons-nous vraiment l’imputer à la presse ? Cette relation trouble avec l’argent, cette dénonciation rageuse de ses méfaits, cet appétit des privilèges qu’il offre, ne serait-ce pas l’une de nos traditions ? Et cette manière de toujours distribuer des leçons ? D’exiger de tous les peuples les vertus dont nous nous dispensons ? D’être occupés de parler haut plutôt que de parler vrai ? Ne seraient-ce pas nos vieilles maladies ?

Les hésitations de l’intelligence, l’humilité de la connaissance, la réflexion, la modération, nous les attendons... des autres. Et nos medias nous ressemblent fort. Le scrupule de la vérité, le doute de l’esprit qui cherche, ne sont pas leur affaire : compte d’abord l’effet produit, et la satisfaction de soi. Pareils à nos medias nous ne sommes sans doute enclins ni à respecter ceux qui nous dérangent, ni à observer la loi commune quand elle ne nous plait pas.

Et sans doute « ce vieux peuple », dont le général de Gaulle disait qu’aucune expérience ne lui avait arraché ses vices, est-il plus capable d’exporter la démocratie que de la vivre. Que notre liberté d’information devienne, demain, digne de sa fonction ? Nul besoin de lois qui seraient vite dévoyées. Il y faudrait une vraie résolution, et l’effort de la plupart. Les medias continueront d’être notre miroir : aujourd’hui le miroir de ce que nous avons de pire, et demain, pourquoi pas, de ce que nous aurions de meilleur.