L’Art de notre temps. Intellectualisme et symbolique inconsciente

Le 18 mai 1987

René HUYGHE

L’Art de notre temps.

Intellectualisme et symbolique inconsciente[1]

René HUYGHE

 

Si l’œuvre d’art requiert avant tout d’être appréciée sur le plan esthétique, on ne saurait omettre de voir en elle aussi un révélateur psychologique : non seulement de la personnalité de l’artiste qui la crée mais des caractères propres à l’époque à laquelle il appartient. Comme dans les rêves, les images qui hantent l’artiste sont le langage de son inconscient à l’opposé de l’intellectualisme générateur de théories où s’est complu l’art du XXe siècle.

Au seuil de ce siècle, les images avouent une mutation profonde consacrée jusque là surtout à la quête de l’harmonie, elles indiquent désormais une inquiétude grandissante. De plus, fréquemment surgissent l’attitude de la mélancolie telle qu’elle a été définie cliniquement par le professeur Tellenbach ou encore les marques d’une angoisse devant un espace fermé. Mais des signes plus précis démontrent un fléchissement en quelque sorte organique de la civilisation en cours.

On relèvera en particulier un processus d’éparpillement des éléments de l’image en rapport étroit avec celui de l’entropie en physique, de même jusque dans l’organisation plastique apparaissent des caractères analogues à ceux de la schizophrénie. Toutefois, avec la dernière génération se manifeste une réaction en quête d’une raison d’être spirituelle ; elle se traduit à maintes reprises par la symbolique élévatrice de la flamme, de l’oiseau, etc. et avoue une prise de conscience du péril en marche.

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Quand on parle d’art, on ne devrait tenir compte que de la qualité, mais la qualité est une chose qui se sent, qui se perçoit individuellement et qui ne peut pas faire l’objet d’un discours. D’un autre côté, l’œuvre d’art, si elle est porteuse de qualité, est aussi un révélateur dans le domaine de la psychologie (j’ai consacré de nombreuses années à l’enseignement de la psychologie de l’art au Collège de France). En effet, à côté du langage des mots qui exprime des idées et des concepts, il existe un langage des images pour communiquer ce qui est encore l’indicible, que nous percevons obscurément en nous. La psychanalyse a montré depuis longtemps — quelles que soient les réserves qu’on puisse faire sur certains aspects de cette doctrine et certaines de ses écoles — que l’inconscient se révèle dans nos songes et que ce sont des images qui y projettent l’équivalent de ce que nous ressentons obscurément. Nous pouvons donc chercher dans les images que crée l’art ce qui n’est pas encore formulé, codifié ce qui jaillit en force vive, du fond de nous-mêmes. La psychologie, qui nous est ainsi révélée, est de deux ordres : d’abord, celle de l’individu ; devant l’œuvre d’un Van Gogh, nous cherchons avant tout la personnalité de cet artiste dans ses tumultes et dans ses richesses ; mais, à côté de la révélation de la psychologie individuelle, il faut placer la psychologie collective. Tout homme réagit d’instinct, soit par l’adhésion, soit par opposition à la situation historique dans laquelle il est situé. Cette réaction se traduit dans les images et c’est elle que je voudrais utiliser aujourd’hui comme un moyen pour aborder notre temps. Non en revenant ces luttes d’idées fastidieuses, dont la politique nous abreuve — ces idées conceptualisées et fossilisées par les obligations des partis qui les professent — mais, au contraire, en essayant de trouver le contact avec les profondeurs de notre sensibilité en face des problèmes d’aujourd’hui. Tel est le but de mon propos.

J’aimerais, en commençant, me mettre sous le couvert d’un très grand artiste, l’un des plus grands je crois, de notre temps : Max Ernst. Celui-ci a très bien formulé cette pensée dans un texte, que j’ai noté, il y a trente-sept ans, quand il fit cette déclaration à la radio : « il faut exclure toute conviction mentale consciente de la genèse de l’œuvre d’art pour arriver à l’inspiration totale, car les objets de nos amours, de nos haines apparaissent sur la toile, sans que nous y contribuions par notre volonté. Il suffit de les y fixer ». Me méfiant beaucoup des théories et des concepts, j’ai tenu à me placer sous le témoignage d’un artiste tel que Max Ernst qui avec sa lucidité exceptionnelle a perçu la projection directe de l’artiste à travers ses images. Tentons de la saisir pour interroger notre époque.

Nous ne doutons plus que l’Occident traverse une crise de civilisation. Ceci est devenu une pensée banale. Il y a plus d’un demi-siècle, Oswald Spengler, en 1918, avait déjà parlé de la crise de l’Occident. Je me souviens aussi qu’il y a de cela dix-sept ans le prince Bernard des Pays-Bas avait réuni un congrès à Rotterdam où se trouvaient des hommes de bords très différents, Galbraith, Mansholt, votre confrère Fourastié et, pour témoigner sur l’art, j’y avais été invité. Dans ce congrès nous avions pour but d’aborder, précisément, l’inquiétude ressentie par tous devant l’orientation prise par notre civilisation. Cette inquiétude, je vais essayer d’en percevoir le témoignage dans les images des artistes. Je dois, toutefois, préciser qu’il est une chose dont je me méfie énormément aujourd’hui : c’est du bouillonnement des idées abstraites, sinon des peintures abstraites, suscitées par l’art. Or l’art est instrument de communication du sensible au sensible, cela n’exclut pas de faire ensuite un effort pour le comprendre et pour en extraire des données plus objectives. Mais il importe de se garder de la tare de notre temps, où l’art finit par être commandé par des concepts et des théories. Étant président d’honneur du syndicat de la critique d’art, dont je vois ici la présidente, je crois devoir dire mea culpa, nostra culpa... La critique d’art a fait un mal considérable à l’art contemporain, quand elle a pris le pas sur la spontanéité de l’artiste, quand elle a voulu codifier, créer des théories dogmatiques, qu’il se croyait tenu d’appliquer. Je voudrais donc m’écarter de tous ces concepts, qui ont créé des écoles, les « ismes » comme on a dit si justement, pour revenir à une perception directe du témoignage de L’artiste. Perception de ce qui peut être chez lui inconscient, car simple projection de ce qu’il ressent.

Quand nous étudions l’art moderne sous cet angle, nous nous apercevons d’abord qu’une cassure se produit à la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire au moment où germe l’art moderne. Jusque-là, l’art avait été essentiellement voué à une euphorie de l’harmonie et de la vérité de la nature, où il convient de voir le témoignage d’un équilibre profond des facultés de la civilisation. Et tout d’un coup, à partir de cette fin du XIXe siècle, c’est l’inquiétude et l’angoisse du monde qui apparaissent. Il y a là un retournement des pentes que nous devons enregistrer avec soin et qui est inquiétant. J’en donnerai-un exemple en juxtaposant deux œuvres d’art exécutées à cinquante ans de distance. L’une à la fin du XIXe siècle par un peintre qui était l’aboutissement du monde ancien, l’autre par un des artistes qui ont été les plus novateurs en notre temps. Le premier est Puvis de Chavannes, peut-être le dernier des grands peintres de l’harmonie. Je vous montre cette peinture qui est à Chartres et qui a été exécutée en 1891. Nous remarquons d’abord son équilibre. Tout est fondé sur l’horizontale et les verticales. De même, l’harmonie, la paix, la sérénité des personnages s’expriment dans la rectitude des attitudes, où les courbes introduisent une certaine tendresse. Il y a là un art avouant un sentiment profond de l’équilibre de la vie. Or, un demi-siècle plus tard, comment un des peintres dont le surréalisme s’est réclamé, mais qui, en réalité, s’est toujours considéré comme indépendant par rapport à cette école révèle-t-il sa vision de l’univers ? Je veux parler d’André Masson, aujourd’hui décédé qui est né en 1896, c’est-à-dire cinq ans après la peinture de Puvis de Chavannes. En cinquante ans, la rupture est accomplie. Nous sommes à l’opposé. Il n’y a plus de base, ni de stabilité. Il n’y a pas une verticale qui tienne debout. Tout est emporté par un torrent dynamique, irrépressible, par une catastrophe naturelle. Et au sein de ces flots tumultueux, nous reconnaissons un fronton de temple grec, une colonne, tous les éléments de la culture ancienne et de la tradition.

Cette juxtaposition est suffisamment éloquente par elle-même. Mais la tendance nouvelle est confirmée par le fait que nous trouvons à l’époque actuelle, à partir du même moment, une représentation répétée de la mélancolie. J’avais eu l’occasion de préciser ce constat de mélancolie dans un colloque international, de médecine d’ailleurs, où le professeur Tellenbach présentait une communication sur l’attitude clinique propre aux mélancoliques. À mon tour, je faisais une communication pour montrer que cette attitude entrait dans l’art lors des périodes de trouble. Bien sûr, je l’observe à partir du début de l’art moderne, à partir de la fin du XIXe siècle, mais par goût de la contradiction à mes propres idées — ce qui est une saine vérification — je me suis demandé si on ne trouvait pas ce symptôme à d’autres époques. Je me suis alors aperçu que, dans l’art du Nord et dans l’art germanique de la fin du XVe siècle, les mélancolies ont été un thème courant, par exemple chez Dürer, en une gravure célèbre, comme chez Cranach qui en a peint je ne sais combien. Je les ai retrouvées également chez des Hollandais, tel Jérôme Bosch. L’attitude clinique du mélancolique se résume ainsi : la tête, comme trop lourde, s’appuie sur le poing, qui, entraîné lui-même par cette pesanteur, pèse sur le coude, qui à son tour s’étale sur le genou en une sorte d’écroulement de la verticalité.

Or qui ne voit que la fin du Moyen-Age présente une situation analogue à la nôtre ? Je dirai tout de suite et brutalement qu’une civilisation est équilibrée lorsque ses objectifs matériels sont étayés par ses objectifs spirituels. Or, au XVe siècle, nous assistons à une crise de la spiritualité chrétienne du Moyen-Age. Elle s’est marquée dans le réalisme qui s’affirme alors. On le vérifie spécialement dans les pays du Nord, où règne désormais la bourgeoisie marchande et bancaire. La renaissance italienne a réagi par sa conversion platonicienne, c’est-à-dire qu’elle est retournée à l’idée d’un absolu, et c’est grâce à ce sursaut spirituel qu’il y eut une renaissance. Dans le Nord, il n’y eut qu’un faible contrecoup de cette renaissance italienne ; un Dürer, par exemple, l’a ressentie. On observe donc — c’est une vérification — que lors de cette pénurie spirituelle, les mêmes manifestations qu’aujourd’hui se sont produites. Je n’ai pas le temps de vous montrer des références visuelles — mais vous les avez toutes en mémoire ; je me limiterai, simplement, à évoquer des dates : 1890, c’est « le garçon au gilet rouge » de Cézanne. Vous retrouvez l’attitude définie par le professeur Tellenbach. Celui-ci, ensuite, m’a écrit pour me dire qu’il en convenait et se trouvait d’accord avec mes conclusions ; La même attitude se rencontre dans d’autres écoles contemporaines. La voici, en Suisse, à la même époque (vers 1890) sous le pinceau d’Hodler : le titre de sa peinture est, lui-même, explicite : « l’âme désenchantée » ! Avec Cézanne, nous sommes en présence d’un artiste né en 1839 ; avec Hodler, d’un artiste né en 1853. Je ne multiplie pas les exemples. Je me borne à des points de repère.

On trouve même cette transformation dans la carrière d’un seul artiste, tel Picasso. Quand Picasso monte à Paris, il est frappé d’abord par la fête, si artificielle qu’elle fût, de Montmartre. À ce moment-là, il se place dans le sillage de Toulouse-Lautrec. Mais, tout de suite, le ressac se produit et c’est la période bleue qui apparaît. C’est une période sous le signe de la mélancolie. Nous sommes là en 1902 environ ; regardez le « vieux juif » qui se trouve au musée Pouchkine à Moscou. Ce qui est intéressant, aussi, c’est le choix instinctif de la couleur. L’expérience a été faite avec des étudiants de bonne volonté afin d’établir les correspondances de la couleur avec la psychologie. On leur demande de bien vouloir accepter d’être enfermés pendant dix à quinze jours, dans une chambre où tout serait de la même couleur, jusqu’à la vitre de la fenêtre et au verre de la lampe, afin de mesurer sur eux les effets psychologiques de chaque couleur. On a ainsi constaté que le rouge était exaltant, entraînant des signes de colère et de force, que le bleu était d’abord apaisant, mais au bout d’un certain temps, déprimant. Vous voyez donc comment, par pur instinct, Picasso a choisi cette couleur bleue. Je sais bien qu’on m’opposera (et je me le suis opposé tout de suite moi-même) qu’une période rose a succédé à la bleue. Soyons historien : cette période correspond à un amour de Picasso. Et on se rend compte que chaque fois qu’une période d’amour a commencé, elle a entraîné à l’optimisme — cela se voit dans son art. Mais, quand on laisse le fond se manifester, sans cet accident — si je puis dire —, il se révèle constitué de mélancolie ; elle s’est traduit à cette époque par la période bleue.

Si je suis le temps, de génération en génération, j’en arrive maintenant à la génération d’après-guerre. Il exista alors une école qui s’appelait le néo-humanisme, et qui eut alors beaucoup de vogue. Un peintre lui appartenait et il avait une position importante : Bergman. Dans l’œuvre que je vous montre et est maintenant dans la collection Philips à Washington, s’affirme encore une attitude de mélancolique, dans une atmosphère liv et bleutée.

Puis vient la génération d’après la guerre de 1945. Je vais prendre, comme exemple, Grüber, dont la mort fut prématurée : né en 1912, il mourut dès 1948. Il était certainement un des grands maîtres de cette époque. Voilà un tableau qui est au musée d’Arras : vous retrouvez, de génération en génération, cette même attitude choisie spontanément par le peintre par affinité avec qu’il ressent. Le tableau du musée d’Arras nous la montre (aussi typique que dans le « garçon » de Cézanne) chez une jeune fille, mais encore plus affaissée ; les animaux évoqués sont des corbeaux noirs et empaillés ; la végétation évoquée est composée de branches desséchées et privées de feuilles. Ainsi avons-nous suivi l’affirmation de la mélancolie d’étape en étape.

Maintenant, je voudrais essayer d’analyser d’un peu plus près comment le contact avec le monde extérieur traduit dans les images des peintres, une symbolique souvent inconsciente. Par notre attitude face à ce monde extérieur, nous trahissons notre pensée profonde. Je vais prendre comme exemple l’attitude adoptée au milieu du XIXe siècle, non plus, comme précédemment chez un Puvis de Chavannes, un classique. Je vais choisir maintenant un révolutionnaire, un réaliste : Courbet. À Palavas-les-Flots, Courbet peint, en 1854, un tableau qui est le type même de la confrontation de l’homme avec l’univers, l’univers étant symbolisé par ce qu’il a de plus immense, de plus écrasant, le vide de la plage, le vide jusqu’à l’horizon de la mer, puis le vide du ciel. Mais quelle est la signification de l’attitude de Courbet ? Celle du XIXe siècle, la foi dans le progrès ; l’humanité se voit en marche vers son bonheur et son accomplissement. Courbet, minuscule en face de cette immensité, la traite d’égal à égal. Il brandit son feutre d’un geste fanfaron ; et il affronte, la tête haute, l’Univers. C’est la position de Victor Hugo.

Cherchons alors comment un artiste contemporain traduisait le même thème. Voilà Fred Zeller, et un tableau beaucoup plus tardif : il a été peint un siècle plus tard. C’est exactement le même sujet. Nous retrouvons l’immensité du sable, l’immensité de la mer et l’immensité du ciel. Mais qu’est devenu l’homme ? Ah ! le côté fanfaron et glorieux n’existe plus. L’homme est écrasé ; il est devenu un insecte, minuscule, accompagné seulement de son ombre. Et là, je renverrai à Otto Rank et au rôle de l’ombre, telle que la psychanalyse l’a vue. Nous retrouvons la même atmosphère souvent dans les œuvres de Chirico, avec leurs personnages solitaires dont l’ombre se projette sur le sol. Le tableau que je vous montre est de 1951. Je me suis demandé si je pourrais trouver un témoignage actuel. Je l’ai rencontré chez un peintre, Angelopoulos, qui l’an dernier, reprenait le même sujet sous le titre Méditation. Le sentiment écrasant du vide s’y est même accentué ; le personnage n’a plus la force d’être debout ; frileux, accablé, il s’est assis sous un orme et il n’y a plus qu’un vide immense où l’homme-ne sait plus à quoi se raccrocher.

Ces images successives nous font saisir en direct, comme l’auscultation des battements d’un cœur, l’angoisse profonde que les artistes éprouvent. Puisque nous sommes en face de ce problème de l’espace, comment l’homme, psychologiquement parlant, va-t-il s’engager dans cette étendue vide ? Un thème très curieux apparaît, celui du labyrinthe. Certes, le labyrinthe a existé jadis, par exemple dans les cathédrales gothiques, mais il représente la difficulté d’accès au centre. Comme dans le Mandala bouddhique, on vit à la périphérie, il faut atteindre le centre, le cœur où est Dieu, où est l’absolu. Alors, il faut y pénétrer toujours plus avant, tandis que, maintenant, le labyrinthe n’a plus d’issue, n’a plus de centre. Je vais prendre un seul exemple, celui d’un Américain : Vickrey. Voici un tableau qui date de 1951 et qui est au Whitney Museum à New York. Le labyrinthe est devant nous et s’enfonce dans la nuit. Le personnage qui l’affronte et qui est d’ailleurs une bonne sœur, n’y rencontre que son propre reflet et si elle s’engage dans ce dédale, elle ne trouvera pas d’issue. La fermeture est partout et le labyrinthe n’a plus de centre. Le labyrinthe est un mur dressé devant nous. Il représente la difficulté d’accéder à l’essentiel.

Trouverons-nous des expressions corollaires ? J’ai été frappé par certaines. Débarrassons-nous d’abord de toutes ces discussions multipliées sur les écoles, sur l’abstraction, la figuration, le surréalisme, etc. ; essayons de reprendre un contact direct avec les œuvres et non plus à travers des programmes aussi formulés que ceux de la politique ; demandons-nous comment l’artiste maintenant, à travers les diverses écoles, traduit cet affrontement de l’espace. Prenons un premier exemple. Je retourne à Max Ernst. Le surréalisme, en effet, s’est donné comme vocation d’être en prise directe sur l’inconscient ; aussi les témoignages surréalistes sont-ils particulièrement importants. Or que retrouvons-nous ? le théâtre constant du barrage, du mur qui barre le passage : il se mue parfois en une forêt qui, dans certains tableaux devient la forêt pétrifiée, on y voit des oiseaux, mais ils sont pétrifiés eux aussi et même placés dans un cercle qui les enferme. Certes, il y a des ouvertures dans la forêt, mais elles ouvrent sur le noir. Dans d’autres tableaux, Max Ernst a mis une falaise ou une muraille. Ici, dans ce tableau de 1927, il a combiné, ce qui prouve leur corrélation, les deux thèmes, puisqu’il lui donne le nom de forêt-arête.

Alors, me direz-vous, et l’art abstrait ? Évidemment l’art abstrait ne se prête pas des évocations. Et pourtant. Voilà une peinture d’Hartung. N’est-ce pas avant tout un espace barré ? C’est sous une forme abstraite, tandis que tout à l’heure, c’était sous une forme évocatrice pour la sensibilité imaginative. Et pourtant la peinture nous met en face d’un barrage. Je vais maintenant faire appel à un membre de l’Institut, à un de nos confrères, Mathieu ; voici, par exemple, son Giverny de 1965. Je trouve dans ces lignes entrecroisées tous les caractères du barrage et de l’obstacle. Bien mieux, un jour, en 1976, Hantaï, qui est aussi un des principaux peintres abstraits, a été chargé de faire une affiche pour attirer les gens à une exposition collective. Nous savons tous que la publicité a pour but de créer l’attraction, une attraction séductrice. Or, que nous montre l’affiche de Hantaï, une grille et encore même armée de piquants. Il est assez paradoxal de chercher à séduire le public et de l’inciter à s’engouffrer dans une exposition, en lui proposant une grille fermée !

À l’opposé, revenons au néo-réalisme ; voici une peinture de Fred Zeller dont j’ai montré tout à l’heure une œuvre. Ce tableau significatif est daté de 1982, il n’a rien d’abstrait ! Son titre d’ailleurs est évocateur : « nous sommes tous dans une cage ». Le personnage est vu de dos, face à un mur qui obstrue l’espace ; et, comme il y a de la lumière, que projette-t-elle ? L’ombre d’une grille qui, en quelque sorte, redouble l’impression d’étouffement et de fermeture.

Mais les œuvres figuratives qui représentent une ouverture, porte, fenêtre, n’apportent ici que quelques exemples. Voilà le tableau de Gérald Dareau, Volet, qui a obtenu le Grand Prix de Monaco en 1986. C’est une fenêtre fermée, complètement obturée, avec ces planches clouées, qui renforcent la fermeture. Ainsi, partout, jusque dans la jeune école, puisqu’il s’agit ici d’un artiste qui a dépassé de peu la trentaine, partout, nous sommes en face de cette obsession de la clôture infranchissable.

Essayons d’approfondir un peu plus cette notion. J’ai toujours été persuadé qu’une des stupidités de notre époque, qui en comporte certaines autres, est l’opposition soi-disant obligée de l’esprit scientifique et de l’esprit littéraire. Un homme qui n’a qu’un esprit scientifique, de même qu’un homme qui n’a qu’un esprit littéraire, sont complètement inaptes à saisir la vie et notre civilisation en particulier. Nous devons posséder le même respect pour ces deux attitudes d’esprit qui, à mon avis, ne sont adverses que pour les esprits superficiels ; elles sont bien plutôt complémentaires. Il y a dans les lois de la physique de grands enseignements, même pour la psychologie : c’est le cas de la loi d’entropie, la deuxième loi de la thermodynamique. Dans un système énergétique isolé, la quantité d’énergie reste constante, mais progressivement elle s’éparpille, elle se morcelle en quelque sorte, si bien qu’on arrive à ce résultat que la température, par exemple, est réduite à des niveaux de plus en plus bas. Cette loi d’entropie n’est-elle pas un peu la nôtre ? J’ai l’impression qu’actuellement nous glissons de plus en plus vers un morcellement et un éparpillement, aussi égalisateur que neutralisateur. Quand j’envisage, par exemple, le nombre des publications, les dizaines de milliers de livres qui paraissent dans une année, je suis en face d’une marée qui monte d’année en année. La même multiplication d’éparpillement se retrouve partout. On parle d’anti-élitisme. Mais qu’est-ce que l’anti-élitisme, sinon une formulation de l’entropie, c’est à dire l’éparpillement au niveau minimum ? Or le signe de cette entropie, qui n’existait pas auparavant, se retrouve dans l’art moderne, et à toutes ses phases successives : cela débute avec l’impressionnisme. L’impressionnisme n’a-t-il pas remplacé le concept de forme compacte organisée par des taches divisées et égales ? Au cours de son évolution, elles s’égalisent de plus en plus systématiquement jusqu’à aboutir à ce qu’on a appelé significativement le pointillisme. Prenons un exemple dans l’œuvre d’Edmond Cross, tel en 1927, ces « Iles d’or », qui figurent au musée d’Art moderne. Cross est né en 1856 et mort en 1910. Nous voyons comment ce qui était postulé par l’impressionnisme, quand il devient « système », aboutit à un phénomène entropique c’est-à-dire que tout se résorbe en taches de la même dimension qui n’ont plus d’organisation, qui pullulent sur l’ensemble de la toile et s’y éparpillent. Ce signe se retrouve-t-il dans la suite ? Vous allez m’objecter, et vous aurez raison, que justement le cubisme a manifesté une réaction contre le post-impressionnisme et même l’impressionnisme en se vouant à la forme. Examinons donc comment le cubisme l’a traitée ; étudions le premier cubisme de Picasso : le cubisme analytique. Déjà ce terme « d’analytique » qu’on lui a appliqué n’est-il pas révélateur ? C’est dire que la forme est abordée pour être décomposée, morcelée dans ses éléments, désorganisée par rapport à la réalité visible. Voilà, par exemple, de 1912, un portrait d’homme du Musée de Chicago : les éléments sont encore très reconnaissables. Voyez sa tête : il porte un chapeau haut-de-forme, il a des moustaches. Nous distinguons même les boutons de son gilet : on ne peut pas dire que la réalité a été éliminée, il n’est pas jusqu’au siège sur lequel il est assis dont le style ne soit précisé. Nous constatons qu’il tient une pipe et que de la fumée en sort. Les éléments du réel sont donc présents, mais morcelés, décomposés et la forme a perdu ses structures ; elles sont, en quelque sorte, devenues épisodiques. Ainsi dans un art qui entend-être une réaction contre les suites de l’impressionnisme et revenir à la forme, le morcellement continue à régner dans cette fragmentation de l’analyse. Ce que nous avons montré dans le cubisme, on le retrouverait aussi évident dans le futurisme. Après le cubisme, choisissons pour exemple le surréalisme, cette nouvelle grande étape. Il suffira de regarder un tableau surréaliste d’Yves Tanguy, tel que « Multiplication des arcs » qui date de 1954, une année avant sa mort, et qui figure au Museum of Modern Art de New York, pour trouver une semblable pigmentation d’éléments, au surplus desséchés.

Alors, me direz-vous, l’art abstrait avoue-t-il aussi ce symptôme ? Prenons un poète, qui a été en même temps un grand artiste ; le belge Michaux, né en 1899, mort en 1984. N’a-t-il pas composé une série de dessins qu’il a significativement appelés « dessins de désagrégation » ? Par ce titre même l’auteur confirme, lui-même, la portée significative de son œuvre : regardez ce pullulement égalitaire. Un art peut-il se situer davantage à l’opposé de l’impressionnisme et pourtant c’est le même éparpillement... Nous sommes donc placés là en face d’une certaine constante fondamentale de notre époque. Cela est peut-être encore plus net chez Mark Tobey, qui a été le grand artiste abstrait de ce qu’on a appelé l’école du Pacifique aux États-Unis. Tobey, né en 1890, est venu mourir en Suisse en 1976. Je l’ai connu dans ses dernières années. Voici un tableau de lui, daté de 1951. Quand je l’ai vu, je me suis demandé : « quel peut être le germe dont cette œuvre est l’aboutissement ? cherchons dans les œuvres antérieures », et j’ai trouvé le germe de cette désagrégation, dans des œuvres encore figuratives, montrant des rues nocturnes de New York. Tobey est donc parti de ces toiles fixant des aspects de la civilisation urbaine moderne, le fourmillement des piétons sur le trottoir, celui des automobiles sur la chaussée, celui des enseignes lumineuses papillonnant partout comme les étoiles dans le ciel. Puis il a transcrit ce grouillement incoercible et désorganisé jusque dans sa conséquence abstraite et ultime.

Ne pourrait-on pas alors, en se référant aux sources scientifiques, se demander s’il n’y a pas là aussi un caractère schizophrénique ? Ne l’oublions pas, schizophrénie vient du verbe « skhizein » qui veut dire « diviser ». Cette coïncidence est déjà troublante ? mais elle se précise si on fait appel aux textes de spécialistes. Je voudrais rappeler, par exemple, que le docteur Ferdière précise que « bourrer sert probablement à remplir le vide, ce vide qui caractérise le monde des schizophrènes ». De même, il ajoute qu’ainsi le schizophrène évite la désagrégation complète, c’est-à-dire le chaos. C’est la même sorte de panique devant le monde réel qu’il ne peut plus organiser, maîtriser, dominer, que l’artiste exprime à son tour.

Il est toujours salutaire de se faire des objections : comment expliquer Mondrian ? N’est-ce pas l’opposé, ce recours exclusif à une construction de verticales et d’horizontales ? Consultons derechef les spécialistes : si le professeur Volmat confirme que le schizophrène subit « un mécanisme évolutif du morcellement qui prouve qu’il y a désagrégation de la personnalité et destruction des relations objectives entre l’homme et le monde, il se trouve, à un deuxième degré, que ses relations objectives cessent complètement ; on observe alors une sorte de reflux et de refuge sur les structures élémentaires intérieures, donc les structures abstraites et le professeur Volmat parle alors de la propension particulière des schizophrènes « à un géométrisme morbide ». À ce stade, les schizophrènes dessinent des lignes droites, par exemple un rectangle, n’expriment plus aucune pulsion affective. N’y a-t-il pas coïncidence avec ce que nous observons dans les œuvres de Mondrian ? J’ajouterai seulement une anecdote significative que Kandinsky m’a racontée : il avait invité un jour Mondrian dans sa maison, du côté de Saint-Cloud. Celle-ci donnait sur un jardin. La vue était très belle. Gentiment, Kandinsky avait disposé la table face à la fenêtre et au jardin ensoleillé ; se mettant lui d’un côté, sa femme de l’autre il réservait à Mondrian la place d’honneur, face à la fenêtre. Quand Mondrian est arrivé, il a refusé. Il a pris la chaise, l’a déplacée et s’est mis le dos à la vue. Il ne voulait pas voir la nature pendant le repas. Il va sans dire que je ne prétends aucunement par ces rapprochements faire des artistes des schizophrènes ! Mais dans le cas de Mondrian, nous savons qu’il a souffert de troubles nerveux et qu’il a été soigné, en particulier, à New York.

Il n’en était pas de même avec ce disciple belge de Mondrian, que fut Van Tongerloo. Mondrian naquit en 1872, Van Tongerloo en 1886 et il-mourut en 1965. Son cas est extrêmement révélateur à étudier : il a commencé par l’impressionnisme, accentuant même l’éparpillement des touches puis il subit l’influence de Mondrian et réalisa des œuvres strictement établies sur la verticale et l’horizontale. (J’indique au passage que Mondrian s’est brouillé avec l’un de ses disciples parce que ce dernier introduisait des diagonales dans ses tableaux ; il l’a anathémisé et rejeté). Van Tongerloo, parvenu à cette étape, a été plus loin. Il est parvenu ultérieurement à la destruction complète et quasi au vide. Je me demande si ce vertige du vide n’est pas révélateur lui aussi. Je me rappelle avoir vu, à New York vers 1971, une exposition de Robert Ryman, né lui en-1930. Voici une photo de la salle d’exposition : en dehors d’une malheureuse visiteuse un peu ahurie et impressionnée, on voit d’immenses toiles, mais toutes sont purement blanches. N’est-on pas arrivé à la conclusion du processus de décomposition et d’anéantissement ? Je n’irai pas jusqu’à parler des colonnes brisées de Buren... Mais pourquoi Arman, par exemple, présente-t-il dans des récipients en verre cubiques, des débris de brocs tous rouillés et percés, des débris de violons calcinés, etc. ? Pourquoi ce vertige du rebut ? Voici un tableau tout à fait récent (1984) d’Isxan intitulé « persistance des vestiges ». Nous sommes parvenus au-delà de la neutralité du vide. Nous en sommes venus au vertige du débris, de la destruction. Nous connaissons dans l’art moderne-bien des formes de cet anéantissement, ne serait-ce que les automobiles écrasées de César. Quand j’ai avancé cette idée très objective dans mon livre « Les signes du temps », j’ai pu constater que je heurtais la droite ligne à laquelle on doit appartenir, la rectitude dogmatique des théoriciens. En effet lors d’une émission à France-Culture, consacrée à cet ouvrage, quelques critiques, hommes et femmes réputés m’ont mis en accusation : « mais comment ferait-il autrement ce pauvre garçon, pensez donc, c’est un académicien — excusez-moi, mes chers confrères ! —, un académicien ne peut rien comprendre à notre époque moderne. Amusant ! car, c’est peut-être dans mes livres que ces cadets ont pu s’initier à l’art moderne dont j’ai étudié l’histoire européenne dès 1933, faisant déjà place à l’art abstrait. Par conséquent, je n’ai pas attendu leurs leçons pour le comprendre mais de même que j’avais alors quelque avance, peut-être l’ai-je gardée aujourd’hui en dépassant la position où ils se sont figés...

Venons-en maintenant à la dernière phrase : qu’en est-il des jeunes ? J’ai l’impression, après l’explosion de 1968 où on a tout cassé parce qu’on « en avait marre », qu’ils prennent conscience de la crise en cours : ils manifestent maintenant une sorte d’aspiration à la « remontée ». Depuis une quinzaine d’années, je suis président du jury des grands prix d’art de Monaco, qui ont cette particularité d’être distribués de préférence à des artistes de trente et quarante ans et qui appartiennent donc à cette nouvelle génération. Les exposants sont des artistes du monde entier, puisqu’ils venaient, l’an dernier, de soixante-neuf nations réparties du Guatemala jusqu’à la Corée du Sud ! Or nous retrouvons chez la plupart d’entre eux les mêmes caractères, une sorte d’aspiration incertaine à « en sortir ».

Il faudrait en multiplier les exemples significatifs. Ce serait trop long. Nous nous en tiendrons donc à deux ou trois œuvres expressives des nouveaux courants. Voilà, datée de 1982, une toile de Guy Malherbe qui est l’un des peintres remarquables de-cette génération : la « Fenêtre ». Nous retrouvons la jeune fille en noir de tout à l’heure, la mélancolique ; mais maintenant elle regarde vers la baie, vers la lumière. Cette fenêtre, d’ailleurs, en sa parfaite géométrisation montre que la leçon de Mondrian n’est pas oubliée pour autant, mais elle a été assimilée, réintégrée dans un mode de communication qui appelle un retour au réalisme, mais uniquement à un réalisme suggestif, exprimant ce qu’ils ont à communiquer, et c’est maintenant une aspiration vers l’en haut, au lieu du vertige d’anéantissement. J’en prendrai un seul autre exemple, dans la sculpture cette fois. Voici d’un Autrichien, Harry Rosenthal, « L’escalade », de 1973. Les figures sont semblables à celles de Giacometti, mais celles-ci étaient rongées par le vide ambiant, elles ne se rencontraient plus ; il n’y avait plus de communication entre elles. Et voilà que brusquement elles sont transposées dans un effort suggestif pour se hisser, pour « en sortir », pour remonter.

Et, puisqu’il faut maintenant terminer, je soulignerai deux symboles qu’on retrouve souvent : ceux de la flamme et de l’oiseau, des symboles instinctifs de la lumière, de l’anti-pesanteur. Bornons-nous à un tableau typique de l’un des peintres annonciateurs de cette génération : Chapelain Midy, qui a été professeur à l’école des Beaux-Arts. La toile, exposée en 1983, a pour nom « Les voyageurs ». Elle exprime au mieux la situation-nouvelle. Nous retrouvons l’univers désertique, les signes d’humanité sur un rocher stérile, dans le vide, ces mains-humaines sent encore pétrifiées, elles ne retrouvent pas la vie, mais elles se tendent vers un grand vol d’oiseaux qui, en plein ciel, s’élance vers le lointain. La symbolique de l’oiseau est tellement fondamentale qu’on la trouvait déjà chez les grands mystiques. L’oiseau symbolise toujours le dépassement de la matière et la raison spirituelle de vivre.

Je voudrais terminer par une citation. Elle est d’un de mes amis, Jacques Monod, qui fut un grand scientifique, Prix Nobel, et qui resta féru de positivisme. C’est pourquoi sa citation est des plus révélatrices. Jacques Monod a écrit un jour : « Peut-être plus encore que d’une explication que l’éthique de la connaissance ne saurait donner, l’homme a-t-il besoin de dépassement et de transcendance ». Je suis heureux que ce soit Jacques Monod, ce matérialiste, qui ait décrit cette phrase si lucide et si profonde.

Pour conclure, l’art nous montre le malaise d’une époque qui ne repose plus que sur l’un des deux versants de l’être humain, celui qui est tourné vers le matérialisme, le concret, le positif, les avidités, les appétits. Ce déséquilibre conduira notre civilisation à s’écrouler, si l’autre pente du toit ne reste pas là pour la soutenir : j’entends par là les aspirations spirituelles, une raison d’être spirituelle. Si les hommes de notre temps n’arrivent pas à se ressaisir, je crains que tous ces pressentiments manifestés par l’art et donc issus des sources sensibles les plus profondes, ne se muent en des réalités menaçantes. Sachons donc les entendre !

Séance du lundi 18 mai 1987.

 

[1] Revue des Sciences morales et politiques — 0751-5804/87/03 355 20/$ 4.00/ © Gauthier-Villars