La langue française, langue de la modernité. Séance publique annuelle

Le 30 novembre 2006

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

« La langue française, langue de la modernité »

 

Mesdames,
Messieurs de l’Académie,

La mode est aujourd’hui à la lamentation sur le déclin français.

Et dans le discours morose des Cassandre de toutes obédiences, le déclin de la langue française tient une place privilégiée. On ne peut, certes, nier que notre langue, après avoir connu des périodes glorieuses, soit désormais entrée dans un temps de difficultés et de défis.

Il y eut les siècles de splendeur : le xvie et l’édit de Villers-Cotterêts, qui vit le français supplanter le latin et devenir langue du royaume. Puis le xviiisiècle, où le français brilla d’un éclat tout particulier, rayonnant dans toute l’Europe. C’était alors la langue des diplomates, celle dont usaient aussi tous les grands souverains, Frédéric II de Prusse, Catherine II de Russie, Gustave III de Suède. Ces chefs d’État s’exprimaient, lisaient et correspondaient en français et leurs Cours étaient les hauts lieux de l’art du siècle, celui de la conversation qui ne pouvait être que française. Voltaire a dit les raisons de l’universalité de la langue française dans son Dictionnaire philosophique :

« De toutes les langues de l’Europe, la française doit être la plus générale parce qu’elle est la plus propre à la conversation, elle a pris ce caractère dans le peuple qui la parle. L’esprit de société est le partage naturel des Français ; c’est un mérite et un plaisir dont les autres peuples ont senti le besoin. L’ordre naturel dans lequel on est obligé d’exprimer ses pensées et de construire ses phrases répand dans notre langue une douceur et une facilité qui plaît à tous les peuples ; et le génie de la nation se mêlant au génie de la langue a produit plus de livres agréablement écrits qu’on n’en voit chez aucun autre peuple. La liberté et la douceur de la société n’ayant été longtemps connues qu’en France, le langage y a reçu une délicatesse d’expression et une finesse de naturel qu’on ne trouve guère ailleurs. »

Voltaire ajoute : c’est une pléiade d’écrivains qui a été le mérite de la France, son seul mérite, son unique supériorité. C’est un petit nombre de génies sublimes et aimables qui font qu’on parle français à Vienne, à Stockholm et à Moscou.

La perfection de la langue et son influence ne risquent-elles pas de s’étioler ou d’être, comme d’autres langues l’ont été avant elle, corrompues ? Rivarol posait cette question à l’Académie de Berlin, prenant pour exemple, combien curieux pour nous aujourd’hui, l’Angleterre, dont il soulignait la double éclipse, celle de la littérature, donc de la langue, et celle de la prépondérance dans le monde. Mais il écartait fermement la perspective d’un destin semblable pour la langue française et pour son autorité dans toute l’Europe. Pourtant, l’époque que nous vivons semble condamner cet optimisme. Après les siècles de splendeur, notre langue est entrée dans une période sombre où sa perfection, dont Voltaire et Rivarol s’enchantaient, a été minée, corrompue, tandis que l’anglais prend chaque jour davantage son relais comme langue de communication, menaçant de devenir un jour langue universelle. La crise incontestable – et non le déclin tout de même – du français, dans notre pays où le génie national fut si durablement mêlé au génie de la langue, et hors de France où, force est de l’admettre, l’usage du français régresse dans les lieux de pouvoir qui ont succédé aux Cours et plus encore dans la diplomatie et les instances internationales, cette crise donc justifie peut-être la déploration, mais surtout elle doit inciter à la réflexion. Pourquoi maltraite-t-on le français dans notre pays ? Le vocabulaire se réduit, on ignore la grammaire et la syntaxe. La phrase n’est le plus souvent qu’une simple juxtaposition de mots employés hors de leur sens, ou d’anglicismes inappropriés, ou enfin d’un nouveau vocabulaire, qui évoque irrésistiblement la novlangue d’Orwell, fondé comme elle sur des critères de correction politique. Les mots utilisés couramment s’éloignent toujours plus de la réalité qu’ils nomment. L’école, qui a pour mission de transmettre la langue et la littérature aux adultes de demain, admet, hélas ! que ses élèves apprennent le français en écoutant Sky Rock ou Fun Radio, plutôt que dans les textes d’Anatole France ou de Colette. Mais il est vrai, nous dit-on, que dictées et récitations sont des exercices qui blessent la liberté des élèves. Montaigne, Rabelais, Corneille, Marivaux sont passés à la trappe des programmes parce que jugés incompréhensibles, et l’on considère que le néo-argot des banlieues et un vocabulaire technique anglo-américain simpliste sont les meilleurs outils de communication modernes. La langue, disent les spécialistes de l’éducation, doit s’adapter à une société hétérogène, à la mondialisation, aux nouvelles technologies de communication, à la professionnalisation. Et surtout à la libre invention de celui qui parle au mépris de toute règle. Il n’est guère étonnant dans ces conditions que ce français dégradé, déconcerte et décourage tous ceux qui, hors de nos frontières, continuent à chérir notre langue ; ils se demandent avec perplexité si elle est encore en mesure de désigner les choses, de s’adapter à un monde qui change rapidement, qui ne connaît plus de frontières et dont toutes les innovations doivent être nommées dans une langue claire et précise, ce que l’anglais semble être en mesure de faire aujourd’hui. Roland Barthes a dénoncé naguère ce qu’il nommait « le mythe de la clarté de la langue française ». Cette langue est, disait-il, surveillée, écrite comme on a écrit le hiéroglyphique, le sanskrit ou le latin médiéval, ce qui en fait en définitive une langue embaumée. Il est donc légitime que triomphe de cette langue morte une langue vivante librement créée à chaque instant par celui qui parle, ou bien encore l’anglais, qui est aux dires de ses partisans seul apte à véhiculer la modernité.

Sans doute le français que l’on entend dans les rues et sur les ondes, que l’on découvre dans maints écrits est-il déplorable et appauvri. Mais l’état d’une langue ne se juge pas seulement sur la parole de la rue, sur l’oral, pas plus que l’opinion ne se mesure par les « radios trottoirs » et les sondages. De même que seules des élections permettent de connaître l’état d’esprit et les volontés d’une société à un moment donné, les dictionnaires rendent compte de l’évolution réelle de la langue ; ils en sont les véritables bulletins de santé. C’est pourquoi, pour répondre à Barthes et à tous ceux qui avec lui annoncent haut et fort le dépérissement du français, je veux fonder mon propos sur la grande entreprise que Richelieu avait confiée à l’Académie française, son Dictionnaire, référence de tous les autres dictionnaires ; et montrer que le discours pessimiste et parfois haineux sur l’embaumement ou l’inadaptation du français au monde moderne découle de son ignorance.

Notre langue aujourd’hui n’est ni embaumée, ni inadaptée au monde du progrès constant, mais tout au contraire, elle rend compte avec une force et une précision étonnantes d’un univers bouleversé où jamais il n’y eut autant de réalités nouvelles à nommer.

L’Académie travaille actuellement à la neuvième édition de son dictionnaire. Il est d’usage – et ce n’est pas scandaleux – de railler la lenteur de ses travaux. Le premier à le faire fut Louis XIV, qu’exaspérait une rédaction interminable. Et il est vrai que, si l’on calcule le temps consacré par l’Académie depuis sa fondation, en 1635, à éditer un dictionnaire, on constate qu’il y faut quarante-six ans en moyenne, c’est-à-dire à peine deux éditions par siècle. L’histoire ne cesse de s’accélérer, le monde est prodigue de nouveautés qui se transforment très vite, les dictionnaires, dont la mission est de consigner ces changements souvent vertigineux, doivent, sinon aller de pair avec eux, du moins hâter le rythme de publication. Certes une langue n’est pas un conglomérat de mots à la mode qui traversent de manière fugace la vie des sociétés. Et un dictionnaire, celui de l’Académie avant tout, témoin de l’usage, du bon usage, doit prendre le temps de vérifier l’aptitude d’un mot à rendre compte du réel ou d’une idée, à plaire et à vivre durablement. Le Dictionnaire de l’Académie ne pourrait remplir ce rôle de greffier de la langue – et non, précisons-le, de conservateur car la langue n’est pas un musée, elle est la vie – s’il était une publication de court terme. La durée lui est nécessaire, mais cette durée est en train, comme la langue elle-même, de se modifier. Si cinquante-sept ans séparent la 7e édition, publiée en 1878, de la 8e, qui célébrait en 1935 le tricentenaire de la fondation de l’Académie, si cinquante-sept ans encore séparent l’édition de nos prédécesseurs du premier tome de la nôtre en 1992, c’est-à-dire il y a tout juste quatorze ans, le rythme et la nature même du Dictionnaire ont été depuis lors bouleversés. Avant de l’expliquer, je veux saluer ici l’œuvre visionnaire de celui qui aura pensé et voulu ces bouleversements, c’est-à-dire l’adaptation du Dictionnaire, de l’outil privilégié de la langue française, au temps présent, mon prédécesseur Maurice Druon, aujourd’hui Secrétaire perpétuel honoraire, qui durant quinze années aura engagé et accompagne ce mouvement irréversible.

Changement de rythme d’abord. Le tome II du Dictionnaire aura paru en décembre 2000, c’est-à-dire huit ans après le premier. Le troisième sera mis sous presse au cours de l’année 2008, restera un dernier tome qui devrait être achevé dans un délai semblable. Le temps séparant deux éditions serait ainsi réduit de moitié par rapport au passé. Mais bien plus que ce gain de temps spectaculaire, c’est l’ampleur du Dictionnaire qui éclaire sa transformation. Toutes les éditions précédentes comptaient deux volumes. L’augmentation extraordinaire du vocabulaire étudié et retenu a eu pour conséquence que l’édition en cours se compose de quatre volumes. Les deux tomes de 1935 contenaient environ 35 000 mots. L’édition que nous préparons sera riche de plus de 55 000 mots. Tous les dictionnaires sont confrontés au problème d’un enrichissement constant de la langue. Mais étant généralement contraints de garder d’une édition à l’autre une dimension identique, ils doivent se débarrasser de très nombreux mots jugés périmés pour faire place aux mots nouveaux. Le Dictionnaire de l’Académie, qui n’est pas soumis à des exigences commerciales, a pu adapter à sa guise ses dimensions aux évolutions de l’usage. Il a hésité à chasser des mots pour faire place à d’autres, et voulu retenir tous ceux qui appartiennent au patrimoine de la langue et éclairent sa longue histoire. Il y a douze ans, sous cette même Coupole, notre confrère Bertrand Poirot-Delpech, évoquait « le ballet accéléré des entrées et des sorties de mots. Nous avons beau conserver par principe, les vocabulaires en usage au siècle dernier afin que les chefs-d’œuvre restent accessibles… il nous faut éliminer des centaines de mots dont l’usage ne justifie plus le maintien. Ces disparitions crèvent le cœur, elles font l’effet de sacrifier une substance vivante… Les entrées sont des décisions bien plus gaies à prendre, encore qu’elles fassent renaître un clivage constant depuis trois siècles entre les puristes, partisans d’une langue châtiée, ce qui ne veut pas dire châtrée, et les laxistes pour qui les inventions de la rue doivent être admises sans délai ». Le ballet évoqué par Bertrand Poirot-Delpech donne toujours lieu à des compromis, reflets de l’esprit de tolérance qui plane sur notre Compagnie. Parce qu’il doit être tout à la fois le greffier de l’usage, le témoin de l’histoire et celui du changement le Dictionnaire de l’Académie aura donc presque doublé de volume. En consacrant ainsi un très grand nombre de mots nouveaux, l’Académie répond aux exigences du temps mais elle se montre fidèle aussi à sa tradition. Fénelon, qui y siégeait au xviiie siècle, avait écrit : « Je voudrai autoriser tout terme qui nous manque et qui a un son doux sans danger d’équivoque », ajoutant qu’il fallait aussi emprunter les mots nécessaires à l’étranger pour enrichir à chaque instant la langue, et il prenait pour cela la langue anglaise en exemple. Le bon usage d’aujourd’hui suit ses recommandations et accueille d’innombrables mots nouveaux. Tout d’abord ceux qui rendent compte de la civilisation matérielle contemporaine, tels aérosol, décodeur, billetterie, ergonomie, ou encore des mots traduisant des réalités sociales ou politiques nouvelles, illettrisme, maffieux, machisme, énarque, génocide, holocauste. Mais aussi on y trouve des mots plus familiers, ceux du langage quotidien, allant parfois jusqu’à celui qu’invente la rue, comme entourlouper ou gamberger. Le Dictionnaire, constitué par ces magistrats de la langue que sont les académiciens, ne craint pas davantage d’accueillir des mots populaires bagnole, arnaqueur, dragueur, ou encore d’élargir son registre argotique avec flingue, loubard, came, dope, joint. Sans doute tout n’est-il pas acceptable, c’est le bon goût qui commande les choix et indique, selon le mot de Jean Cocteau, « jusqu’où on peut aller trop loin ». C’est en vertu de ce principe que des mots tels que chialer, je m’en foutisme ou nana ont été refoulés. De même que l’abominable néologisme, cher aux publicitaires, positiver. La langue française s’enrichit aussi de nombreux mots étrangers. Dans le Dictionnaire de 1935, on ne trouvait que trente-cinq mots commençant par la lettre K, presque tous d’ailleurs d’origine étrangère. Ils sont près de deux cents aujourd’hui, empruntés pour l’essentiel à l’anglais comme ketchup ou knock-out, à l’allemand tel kitsch, mais aussi au russe, kalachnikov ou kolkhoze, au japonais kamikaze ou kabuki, à l’arabe, au turc et à bien d’autres langues encore. Toutes les lettres de l’alphabet attestent de ces emprunts, qui rendent compte de réalités nouvelles et d’un langage rénové.

Aux mots de la vie actuelle, aux mots étrangers vient s’ajouter désormais, et ce n’est pas le moindre le signe de modernité, un vocabulaire scientifique et technique dont Paul Valéry avait déjà entrevu qu’il allait s’imposer à la langue, car écrit-il, « l’accroissement du nombre de mots techniques presque indispensables dans la langue de l’usage est la mesure du changement de siècle du xixe au xxe ». La particularité de ce vocabulaire nouveau est qu’en des temps d’innovation permanente, les termes qui en rendent compte sont pour l’essentiel, comme les inventions, d’origine étrangère, ou en tous cas exprimés en anglais. Cela signifie-t-il que désormais, chaque pays, ait deux langues juxtaposées, la sienne et celle de la modernité scientifique et technique ? C’est-à-dire l’anglais ou un jargon anglicisé ? C’est ce rejet du français hors de la sphère de la modernité que la France a refusé d’accepter, et l’unité de la langue, sa capacité à servir de véhicule au progrès scientifique ont été organisées. L’instrument de cette entreprise inédite pour franciser, naturaliser en français un vocabulaire étranger immense et chaque jour augmenté est une coalition d’instances décrites dans le décret du 3 juillet 1996 portant sur l’enrichissement de la langue française. Presque chaque ministère a été doté d’une commission de terminologie qui recense, examine et suggère un équivalent français et une définition en français des mots étrangers relevant de sa compétence – chimie, informatique, nucléaire, mécanique… Cet immense travail est ensuite présenté à la Commission générale de terminologie et de néologie, qui dès l’origine a été présidée par un membre de l’Académie française, jusqu’à cette année Gabriel de Broglie ; Marc Fumaroli vient de lui succéder. En dernier ressort, il revient à l’Académie française de décider du sort de chaque mot élaboré au cours de ce processus. Que l’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas d’une invention bureaucratique, ni d’un machin comme eût dit le général de Gaulle, mais d’une expérience révolutionnaire, puisqu’il s’agit de créer le français des sciences et des techniques et d’en faire une part intégrante de notre langue du xxisiècle. Jamais le français n’aura été autant bouleversé et enrichi. En 2006, les académiciens qui élaborent le Dictionnaire ont dû ainsi se prononcer sur six cents mots de cette nouvelle langue, et les avis qui leur sont demandés ne cessent d’augmenter, menaçant de tourner à l’avalanche. Les mots approuvés sont publiés au Journal officiel et l’usage en devient obligatoire pour l’État. Pour autant le Dictionnaire n’adopte pas, et de loin, tous les termes que l’Académie a entérinés et abandonne nombre d’entre eux aux spécialistes. Pour que les mots neufs, reflets des progrès en tous domaines soient inscrits dans le registre du bon usage, il faut qu’ils soient bien construits, qu’ils dépassent l’univers des jargons professionnels pour pénétrer dans la langue courante, et qu’ils s’y installent, confirmés par la durée. C’est en vertu de ce parcours que baladeur a supplanté walk-man, numérique a été préféré à digital, libre-service remplace self-service, ou encore l’on dira ristourne au lieu de discount. Beaucoup de mots scientifiques et techniques n’ont pas encore trouvé leur place dans l’usage courant, malgré la bénédiction que leur a donnée l’Académie, car la résistance des mots anglais est forte. Mais les hommes politiques découvrent, par exemple, qu’option sur titre est une expression bien plus compréhensible que stock-option. Qu’ils persévèrent dans cette découverte et il est fort à parier que l’expression s’imposera. Cela signifie que l’enrichissement de la langue française est l’affaire de tous ceux qui disposent d’une autorité, d’un moyen de communication, du prestige. L’avenir du français est l’affaire de chacun d’entre nous à sa place, avec ses moyens. Si nous en sommes conscients à chaque instant, notre langue continuera à gagner.

Enrichie, modernisée, adaptée progressivement à l’explosion de disciplines exprimées d’abord en anglais, la langue française témoigne, on le voit, d’une extraordinaire vitalité. Mais, ici surgit une question, le Dictionnaire de l’Académie, dont la mission est d’accompagner cette évolution, de la présenter dans sa dimension la plus conforme au génie de la langue, c’est-à-dire le bon usage, peut-il, en raison de son ambition même, qui lui impose de longs délais de préparation, servir encore de référence ? Il le peut sans aucun doute, car il s’appuie désormais sur une autre innovation qui permet, sinon de faire paraître une édition en un temps très court, du moins de tenir à jour le registre de la langue. L’Internet, où l’Académie a ouvert un site il y a huit ans déjà, répond à cette nécessité. Le texte du Dictionnaire y est mis en ligne au fur et à mesure de l’avancement des travaux, c’est dire que les trois quarts du tome qui paraîtra en 2008 sont déjà consultables. Plus encore, la version électronique de cette neuvième édition incorpore progressivement tous les mots qui n’y figuraient pas, parce qu’ils n’existaient pas encore lorsque les tomes précédents furent publiés, tel courriel ou cédérom, ou bien des mots négligés d’abord, mais qui après quelques années se sont imposés parce que le temps en a confirmé l’usage. Cette mise à jour permanente, grâce à l’électronique, confère au Dictionnaire et aux travaux de l’Académie une actualité et une efficacité qu’ils n’eurent jamais dans le passé. La vieille dame du quai Conti vit avec son temps !

Enfin, des mots et expressions de la francophonie ont été aussi pour la première fois accueillis dans le Dictionnaire, et inscrits donc comme cela était naturel dans le bon usage. Ils n’y figurent pas encore en nombre suffisant, on peut le déplorer, pour l’Afrique tout particulièrement, car là naissent quotidiennement d’innombrables expressions colorées, savoureuses, étonnamment évocatrices, dont la richesse est indispensable à notre langue pour y compenser l’apport d’un vocabulaire technique et scientifique qui pourrait, par la place croissante qui lui est donnée, enlever au français l’aménité, la variété et la grâce que depuis des siècles on a tant louées.

La vision planétaire de la langue adoptée par l’Académie nous conduit tout naturellement à la francophonie, l’autre domaine d’expansion du français. Pour en comprendre l’importance, il faut rappeler que, si le mot fut inventé à la fin du xixe siècle par le géographe Onésime Reclus, sa fortune fut assurée après la Seconde Guerre mondiale, non par des Français mais par des hommes qui avaient partagé notre langue au temps de l’empire : Léopold Sédar Senghor, Habib Bourguiba, Hamani Diori, le prince Norodom Sihanouk. La francophonie était pour eux un projet politique, une volonté de dépasser l’opposition entre peuples puissants et peuples soumis, par la fraternité spirituelle que crée la langue française accessible à tous. Dans l’esprit des pères de la francophonie, elle était tout à la fois un symbole d’unité spirituelle, de solidarité entre hommes de civilisations et de développements différents et un appel à la liberté face à la logique coloniale. Dès sa naissance, ce fut une idée subversive et pour Léopold Sédar Senghor, un idéal et non une idéologie. Cela explique qu’en un siècle où les idéologies s’effondrent dans un mépris général, la francophonie rayonne et attire les peuples qui s’émancipent. Son prestige tient à sa double nature, elle conforte l’identité des peuples, qu’ils soient francophones d’origine ou qu’ils le soient par le choix d’une patrie commune, celle de la langue française, elle est aussi une autre manière de penser l’universalité.

Boutros Boutros Ghali, qui était naguère Secrétaire général de la Francophonie, soulignait que jamais la langue française, dont on pleure bruyamment le déclin et l’anglicisation, ne connut un destin aussi exceptionnel que maintenant. Au XVIIIsiècle, elle était, certes, la langue de toute l’Europe, mais d’une Europe particulière, celle des cours et des salons, de la république des lettres et des élites. En ce XXIsiècle commençant, le français est devenu la langue de sociétés entières, celle des chefs d’État mais aussi du petit marchand de rue de Brazzaville et du cireur de chaussures de Marrakech. Et celui qui a conversé avec l’un de ces personnages modestes est émerveillé en entendant le français le plus châtié mais aussi le plus ravissant qui se puisse imaginer. C’est qu’en Afrique la langue française n’a cessé de s’épanouir, de s’adapter au monde avec une perfection que l’on doit aussi bien à l’agrégé de grammaire Léopold Sédar Senghor qu’aux plus humbles de ses compatriotes. Et cet amour du français, si puissant en Afrique, rayonne sur tous les continents. Songeons qu’il y a quelques semaines à peine les grands prix littéraires – Grand Prix du roman de l’Académie française, Prix Goncourt, Prix Femina, Prix Renaudot – ont couronné des écrivains américain, canadien, africain, qui ont tous choisi d’écrire en français alors que ce n’était pas la langue de leurs origines. La Francophonie sous l’impulsion d’un grand Africain, le Président Abdou Diouf. On lui doit d’avoir dit qu’elle ne pouvait être un simple élargissement à tout pays fasciné par cet ensemble dont la diversité et l’universalisme font un puissant pôle d’attraction ; que l’adhésion à des idées respectables certes – droits de l’homme, liberté, solidarité – ne suffit pas à justifier l’entrée dans la famille Francophone. Le ciment de cette famille, le critère d’appartenance est, il le répète sans cesse, la langue française. Les peuples qui veulent rejoindre la Francophonie doivent pratiquer cette langue, l’enseigner et l’utiliser dans toutes les enceintes où le recours à une langue étrangère est la règle. Avocat passionné d’une Francophonie fondée d’abord et avant tout sur le partage d’une même langue, le français, Abdou Diouf a posé un principe qui paraît aller de soi mais qui est en réalité novateur : que la Francophonie implique des comportements francophones. Notamment, qu’au sein de toutes les instances internationales, les représentants des États membres qui ne peuvent faire usage de leur langue doivent toujours s’exprimer en français. On imagine les effets de cette exigence sur les institutions de l’Union européenne, où l’on a suffisamment déploré le recul de la langue française, au bénéfice de l’anglais. Son élargissement récent aux États de l’Europe de l’Est et des Balkans a pour conséquence que l’Union européenne rassemble désormais treize pays francophones sur vingt-cinq États membres, c’est-à-dire que les francophones y détiennent une majorité absolue. Nul n’ignore le coût croissant des traductions dans cette tour de Babel et on en prend prétexte pour recourir toujours plus à l’anglais en attendant, espèrent certains, d’en faire la langue commune de tous les Européens. La situation majoritaire, depuis cette année, des États de la Francophonie en Europe change tout. Non seulement ils sont prêts à exiger que la langue qui les unit retrouve toute sa place dans les instances européennes, mais ils y sont aussi porteurs d’un autre message, source d’espoir pour d’autres langues du continent, c’est l’autre aspect de la Francophonie, inséparable d’elle, la revendication de diversité linguistique au nom du respect des autres langues et des autres cultures. Refuser l’uniformisation par la langue anglaise implique en effet que l’on défende la pluralité linguistique. Abdou Diouf doit aussi être crédité d’une autre exigence capitale, celle qui porte sur la définition du français. Le chef de file de la Francophonie martèle que la langue française est une. Sans doute bénéficie-t-elle de l’apport de cultures différentes dont les traditions, les usages, les vocabulaires l’ont enrichie et continueront à l’enrichir. Mais cet enrichissement doit s’accomplir au sein de la langue française, en respectant sa structure, sa logique, son génie.

Clamer, comme l’a fait récemment un linguiste, qu’il faut, je le cite « mettre en cause ce monolinguisme arrogant auquel se résume en France l’amour de l’idiome national. Mettre en cause le repli morose qui commence par le purisme, rejette les innovations, orthographe, féminisation, mépris des parlers régionaux » pour finalement « abandonner la souveraineté nominative de la langue et échanger le nationalisme langagier contre la fraternité internationale des parlures françaises ».

Non, le français n’est pas une langue arrogante, ni une langue figée par un purisme exigeant. C’est tout au contraire une langue ouverte, une langue qui ne rejette aucun apport, aucune innovation dès lors qu’ils s’inscrivent dans le mouvement qui la fait vivre. Mais ce ne peut être une langue éclatée, une auberge espagnole où chacun installe son parler, voire comme le dit notre linguiste impudent ses parlures. L’unité de la langue enrichie d’apports innombrables, toujours en mouvement, constitue le bon usage de la francophonie prôné par Abdou Diouf. On voit ici ce que notre langue doit aujourd’hui à l’action énergique de ce Sénégalais amoureux de la langue française, qui la brandit comme une épée de feu sur tout le globe terrestre. Grâce à lui, la menace d’une Europe anglophone recule, et le français, malmené dans son pays d’origine, retrouve, en affirmant son unité et sa dignité, sa vocation universelle. Mais la promotion du français aura d’autant plus d’effet qu’elle ne s’effectuera pas contre l’anglais, qu’elle ne sera pas défensive et égoïste, mais qu’elle se fera au nom de la diversité linguistique, du progrès simultané des autres langues, italien, allemand, espagnol ou russe, qui elles aussi portent le génie et l’identité nationale de ceux qui s’en réclament. Le rejet d’un monde uniformisé autour d’une seule langue est général et la francophonie en est l’incarnation la plus visible. Mais c’est son ouverture aux autres langues, le soutien qu’elle leur apporte qui rend son plaidoyer pour la langue française si convaincant et qui contribue à lui assigner un rôle décisif dans le monde moderne. On a trop dit que la modernité ne pouvait se dire qu’en anglais. Le mouvement qui pousse vers la francophonie les peuples qui s’émancipent d’une tutelle étrangère, qui veulent tout à la fois affirmer leur identité, promouvoir leur culture et accéder au progrès matériel, témoigne que pour eux la modernité se parle, se chante, se danse en français. L’effort de modernisation de la langue qui s’accomplit en France et qu’enregistre le Dictionnaire de l’Académie témoigne qu’il ne s’agit pas là d’un espoir fallacieux. C’est pourquoi, plutôt que de grossir la cohorte des esprits chagrins pleurant sur une langue qu’ils disent en déclin, il faut constater avec tous les francophones du monde que, comme le xviiie siècle, le xxie siècle est et sera français. Il l’est, par l’amour que tous les francophones portent à notre langue, par le respect et l’attention qu’ils lui témoignent et parce que, comme le disait Victor Hugo, « le français est la langue qui s’est donnée à l’humanité ».