La langue française à l’âge de la globalisation

Le 4 décembre 2014

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

La langue française à l’âge de la globalisation

DISCOURS PRONONCÉ PAR

Mme Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE
Secrétaire perpétuel

le jeudi 4 décembre 2014

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En 1935, l’Académie française célèbre son tricentenaire. Et Paul Valéry commente l’époque : « À mesure que le désordre universel, qui est comme la grande œuvre du monde moderne, désordre aussi sensible et aussi actif dans les idées que dans les mœurs et dans les choses, se prononce, se propage et développe ses dangers, sa puissance et ses contradictions, les esprits, même les plus fermes, se sentent déconcertés… l’instabilité s’impose comme le régime normal de l’époque dans tous les ordres. »

Dans le monde instable et bouleversé qui effare Valéry, les structures sociales politiques et culturelles qui existent depuis des siècles – famille, nation, classes, élites mais aussi imprimerie, presse, école – sont encore là – affaiblies peut-être, critiquées souvent, mais néanmoins présentes. Huit décennies plus tard, ce monde a sombré dans le passé, faisant place à de nouveaux modes d’appartenance : religion de l’individu, communautarismes, flux transnationaux d’opinions, primauté de l’image et des émotions, puissance illimitée de la toile qui, projetant les internautes partout, à chaque instant, leur enlève la conscience de l’espace et du temps. Jamais, depuis des siècles, les hommes n’avaient été confrontés à une si brutale rupture. Devant un monde qui s’efface, et le monde encore confus qu’il leur est difficile de déchiffrer, à quels repères peuvent-ils s’accrocher pour se retrouver, préserver une certaine cohésion ? La marque la plus sûre, la seule peut-être qui peut les unir dans cet univers d’incertitude, n’est-elle pas la langue qui permet de communiquer et de se rassembler ?

La question de la langue, donc de la parole qui porte la pensée et permet de la partager, symbole de l’humain, a de tous temps préoccupé les esprits. C’est pour cela que des visionnaires ont très tôt rêvé d’une langue universelle. Ils imaginaient une langue très simple, accessible à tous. Descartes déjà écrivait au père Mersenne en 1629 : « Il faudra que l’humanité crée une langue internationale. Sa grammaire sera si simple qu’on pourra l’apprendre en quelques heures. » Et le Tchèque Comenius, lui faisant écho, préconisait : « Une langue commune, nécessaire pour le monde… entièrement nouvelle… plus facile à dominer que toutes les langues existantes. »

Parfois même ce rêve a conduit à la création d’une telle langue. Au xiisiècle, la grande mystique Hildegarde de Bingen avait ouvert la voie en élaborant la lingua ignota. Trois siècles plus tard, Francis Bacon, chancelier du roi Jacques Ier d’Angleterre, inventait à son tour une langue qu’il espérait universelle. Et des hommes de science proposèrent des systèmes linguistiques simplifiés, destinés à un usage universel, ce fut le cas en Angleterre de Wilkins ou en France d’André-Marie Ampère. Si la fortune de ces tentatives resta limitée, on crut au xixsiècle que l’espéranto, langue entièrement construite, inventée par le Polonais Zamenhof, serait le couronnement de ces rêves inaboutis. L’espéranto enchanta Tolstoï et Gandhi, mais ne progressa guère par la suite.

Durant le terrible xxsiècle, le mirage d’une langue universelle, projet généreux, a été éclipsé par un projet politique qui en était l’opposé, celui d’une langue manipulée propre à transformer les hommes et les soumettre au pouvoir, propre aussi à les diviser. Les deux grands systèmes totalitaires du siècle passé y ont consacré beaucoup d’efforts. Le philologue allemand Viktor Klemperer a décrit la LTI ou langue du IIIReich, qui, en privilégiant un vocabulaire et des tournures de phrase très élaborés, devait imposer l’image d’un peuple élu et celle contraire d’une race maudite, ou encore de sous-hommes. Elle devait magnifier le pouvoir nazi et oblitérer ses terribles réalités. Cet embrigadement de la langue que Klemperer qualifiait d’assassinat de la civilisation allemande n’a eu en définitive qu’une portée limitée car le temps aura manqué à Hitler pour supprimer toute liberté de pensée et former une génération à ce dessein. Bertolt Brecht en témoigne : « Dans ces périodes exigeant la tromperie et favorisant l’erreur, celui qui pense s’efforce de rectifier ce qu’il lit et entend… phrase après phrase, il substitue la vérité à la contre-vérité. » Mais ce que les manipulateurs de la LTI n’avaient pas eu le loisir d’achever, les maîtres de la novlangue, dont Orwell a décrit la logique, l’ont presque réussi. Car le régime soviétique a disposé de trois quarts de siècle pour doter ses sujets d’une langue dans laquelle avaient été substitués aux mots décrivant une société condamnée d’autres vocables, caractérisant un monde neuf et surtout l’homme nouveau.

Orwell a montré que la novlangue n’était pas seulement une technique du mensonge destinée à anesthésier la conscience des hommes et à les conduire à accepter leur sort, mais que c’était une entreprise de modification de l’esprit. Permettez-moi de le citer : « Vous croyez, dit l’auteur du dictionnaire du novlangue, que notre travail principal est de créer des mots nouveaux. Pas du tout, nous détruisons chaque jour des mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu’à l’os… Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée… chaque année de moins en moins de mots, et le champ de la conscience est de plus en plus restreint… Vers 2050 toute connaissance de l’ancienne langue aura disparu. Toute la littérature du passé aura été détruite. Shakespeare, Milton, Byron n’existeront plus qu’en version novlangue, ils ne seront pas changés en quelque chose de différent, ils seront changés en quelque chose qui sera le contraire de ce qu’ils étaient jusque-là. »

Les régimes totalitaires se sont effondrés et avec eux ont disparu les grandes manipulations linguistiques destinées à forger l’homme transparent dépourvu de pensée propre. Pour autant, la tentation d’utiliser les mots pour modifier la réalité subsiste. Elle se traduit aujourd’hui, dans notre pays même, par la réduction du vocabulaire, l’envoi aux oubliettes de mots rendant compte de réalités déplaisantes et leur remplacement par des euphémismes, ce qui relève, de loin certes, mais tout de même de la logique des maîtres de la novlangue. N’est-ce pas ce que Thucydide dénonçait déjà dans la Guerre du Péloponnèse : « Ils avaient changé le sens des mots par rapport aux actes, pour se justifier » ?

 

Dans L’An 2440, roman d’anticipation publié en 1768, Louis Sébastien Mercier soutient que les langues universelles sont certes vouées à l’échec, mais que le français « langue éternelle des romans et de la politique » est propre, par ses qualités éminentes, à rassembler les hommes en tous temps et en tous lieux. Mieux encore, le héros d’un roman intitulé La Terre dans 100 000 ans, publié en 1893, constate : « Le français est la seule langue que l’on parle aujourd’hui dans le monde. Elle a adouci les relations entre les peuples, contribué à la fraternité et à l’apaisement. Depuis des temps immémoriaux partout on ne parle plus que le français. » Et Victor Hugo, rêvant dans son exil de Guernesey aux États-Unis d’Europe, proclame : « La langue française en sera naturellement la langue commune. »

Un projet récent témoigne aussi de l’ambition de donner au français une dimension universelle. Au tout début de notre siècle, Maurice Druon, qui venait d’abandonner la charge de Secrétaire perpétuel de l’Académie, s’était engagé dans un combat passionné. Il revendiquait pour le français le statut de langue internationale du Droit et des échanges juridiques et contractuels dans les instances européennes, puis éventuellement dans toutes les organisations internationales. Et il invoquait à l’appui de son projet la précision du français et l’exemple de la résolution 242 des Nations unies qui stipulait, à l’issue de la guerre israélo-arabe de 1967, la nécessité de l’évacuation des territoires occupés, exigence qui dans la version française signifiait tous les territoires, mais restait vague dans la version anglaise. Notre regretté confrère consacra ses dernières forces à tenter de faire aboutir ce projet, à bien des égards légitime. Il y échoua. L’heure du français, langue internationale sinon universelle, semblait hélas être passée !

Ne doutons pas que dans le monde où Valéry ne voyait plus que désordre et instabilité, et qui est le cadre de notre marche tâtonnante vers un avenir inconnu, indiscernable, la langue est notre plus sûr et peut-être notre seul repère. Les raisons de lui faire confiance ne manquent pas, même si le linguiste Henri Meschonnic accuse notre langue d’avoir produit, je le cite : « une idéologie sans équivalent », et il ajoute : « Ses thuriféraires revendiquent pour elle d’être la langue de la clarté, de la raison et par là-même de prétendre à l’universalité. Alors que bien d’autres langues de l’Europe peuvent prétendre aux mêmes vertus. » Et il se gausse de ce que l’on nomme « le génie de la langue française », assurant que ce génie est pure invention.

Ce qui caractérise pourtant le français, le génie de cette langue, n’en déplaise à Henri Meschonnic, c’est d’abord son enracinement multiséculaire dans un territoire, celui de la France, et en même temps son expansion continue dans le monde qu’on nomme aujourd’hui francophonie, deux gages de ses vertus.

Toutefois tout n’était pas acquis il y a quelques siècles à peine. Qui s’intéresse au destin de la langue française est convaincu que deux dates l’ont définitivement installée dans le paysage national et européen : 1539, l’ordonnance de Villers-Cotterêts qui proclamait le français langue du royaume, et 1635, la fondation de l’Académie française. L’histoire fut en vérité bien plus compliquée. Sans doute, dès le xiisiècle les fabliaux et les chansons de geste témoignaient déjà que la langue de Paris commençait à s’élever au-dessus des autres dialectes du domaine royal et à se confondre avec lui. Mais jusqu’à la fin du Moyen Âge le latin est resté non seulement la langue de l’Église et de l’État royal, mais aussi de tous ceux qui s’exprimaient par l’écrit. Les auteurs de ce temps, même lorsqu’ils voulaient écrire en langue vernaculaire, étaient embarrassés, plus aptes à se servir du latin. Ce n’est qu’au xvisiècle avec Marot et Ronsard que le français commence à s’installer. Et surtout Montaigne va montrer qu’au-delà de la poésie, cette langue permettait de converser avec autrui, qu’elle était la langue de la sociabilité et du monde courtois. Et les hommes de science ont conforté ce mouvement. Qu’Ambroise Paré ait écrit le Traité des monstres en français en est la plus magnifique illustration. Mais deux autres langues connaissaient à Paris un grand succès, le toscan, porté par le théâtre italien, et l’espagnol, qui bénéficiait de la gloire du Siècle d’or de Cervantès, Calderón et Lope de Vega et du prestige politique et militaire de l’Espagne. L’honnête homme se piquait de comprendre et de parler l’italien et l’espagnol. Quand Richelieu créa l’Académie en 1635, avec la double mission de fixer la norme de la langue française et d’en faire l’outil de l’unification du territoire royal, ces deux langues étrangères étaient fort à la mode. Et à distance de Paris, dans les profondeurs du pays, les parlers régionaux étaient solidement implantés et dominaient la vie sociale. Mais la langue française va progresser rapidement et développer dans la conscience collective des élites le sentiment d’appartenance au domaine royal, sentiment qui gagnera peu à peu une communauté qui n’est pas encore la nation. On ne dira jamais assez ce que l’épanouissement de notre langue doit aux femmes des xviie et xviiie siècles. L’hôtel de Rambouillet, divers cercles, les nombreuses « académies d’honnêtes gens » qui pullulent à Paris sont portés par des hôtesses issues du grand monde, des femmes d’esprit qui ne se piquent pas d’érudition mais s’attachent à développer un univers de civilité, de courtoisie et d’échanges. Cela va favoriser les progrès rapides du français et lui permettre de l’emporter sur le latin et sur ses deux autres rivales. Sous l’influence des femmes aussi, la mode du français sort des frontières, gagne Londres, Amsterdam, Pétersbourg, Stockholm et la plupart des cours allemandes. Un espace européen de culture et de civilité, de mœurs apaisées et de modernité se crée alors autour de la langue française.

 

Les siècles sont passés, les salons ont disparu, mais la langue française s’est enracinée et étendue à tout le territoire. Langue du roi jadis, le français est devenu la langue de la République, la Constitution le confirme et l’école l’a, depuis le xixe siècle, porté. Son succès, inscrit désormais dans une francophonie qui ne cesse de gagner des fidèles, témoigne aussi de la pérennité de cette « tentation du français ».

Tout est donc simple, en apparence. Dans notre temps troublé, le rassemblement autour de la langue s’impose et paraît pouvoir répondre au désarroi général. Cette langue appartient à tous et à chacun, elle est celle des échanges, des rencontres, du dialogue, de l’écrit, elle trouve sa place dans les nouveaux médias de communication. L’internet, les amis que Facebook réunit à toutes les extrémités du globe, les réseaux sociaux, si différents et représentatifs d’un monde atomisé soient-ils, peuvent au moins disposer d’un outil commun, la langue française. Les MOOC, ce nouveau mode d’enseignement universitaire qui offre à chacun la possibilité d’accéder aux cours les plus modernes, les plus élaborés, devraient aussi, espère Michel Serres, servir la langue française. Pour qu’il en soit ainsi, il faut certes la volonté de chacun, mais il faut surtout que la langue française, souvent défigurée par l’incorporation abusive de termes et de tournures qui lui sont étrangers, anglais avant tout, et surtout atomisée, éclatée entre parlers et jargons divers, retrouve l’unité et la stabilité qu’elle a perdues. Certes, toute langue évolue. Victor Hugo a fort justement écrit dans la Préface de Cromwell : « La langue française n’est point fixée et ne se fixera point. » Mais les transformations de la langue doivent rendre compte de celles des hommes, de leur histoire, de leurs progrès, des connaissances nouvelles qu’ils acquièrent et non de modes éphémères ou de volontés catégorielles. Ni les jeunes, ni les quartiers, pour utiliser un terme propre à la langue de bois, ni les ministres, ni les énarques, ni les banquiers, ni combien d’autres groupes de pression qu’on n’en finirait pas d’énumérer, ne doivent commander la vie de la langue et ses évolutions. On en revient ici aux origines, à la mission confiée par Richelieu à l’Académie et qui si souvent fut mal comprise. Le Cardinal, en chargeant l’Académie « de travailler avec tout le soin et la diligence possible à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences », ne faisait pas de la Compagnie naissante l’inventeur de la langue ou son dictateur. L’Académie était chargée de dire l’usage, qui est la loi en matière de langue ; et elle n’était que son greffier. Toutes les vaines querelles contemporaines, autour de l’autorité ayant le droit de modifier la langue – Académie, gouvernement, groupes divers – ne sont guère pertinentes. En matière de langue, l’usage seul est roi, il est la loi et l’Académie a l’autorité pour dire ce qu’est l’usage.

Usage, bon et mauvais usage, sont cependant des notions délicates à préciser, elles sont fluctuantes et les neuf éditions du Dictionnaire de l’Académie rendent bien compte de la difficulté de dire l’usage. Consacrons-y un moment, car notre monde troublé exige que l’on retrouve en tous domaines une norme, une règle, et, s’agissant de la langue, c’est bien l’usage qu’il faut réhabiliter. Or, comment définir l’usage ? Cette question est aussi ancienne que le progrès de la langue française, et elle a été traitée bien avant que ne naisse l’Académie. Rabelais puis Malherbe se sont très tôt exprimés sur ce point. Honneur d’abord à Rabelais, à qui l’on doit une langue joyeuse et charnelle. Un épisode de l’histoire de Pantagruel éclaire sa conception. Pantagruel, ayant rencontré un écolier nommé Limousin, s’enquiert de ses occupations. L’écolier lui répond – pardonnez-moi cette citation peu compréhensible, mais elle est nécessaire à notre propos –, je cite : « Nous transférons la séquane au dilicule et crépuscule, nous déambulons par les complis et quadrivies de l’urbe. Nous despumons la verbocination latiale et captons la bénévolance de l’omnijuge, omniforme et omnigenre, sexe féminin. » Ce que Limousin narre, on l’aura compris, ce sont ses déambulations en ville en quête d’heureuses rencontres féminines. Un compagnon de Pantagruel commente : « Sans nul doute ce galant veut contrefaire le langage des Parisiens mais il ne fait qu’écorcher le latin… et il lui semble qu’il est grand orateur français parce qu’il dédaigne l’usage commun de parler. » Quelle remarquable et combien moderne définition de l’usage nous en donne Rabelais ! Limousin est coupable aux yeux de Pantagruel de dédaigner l’usage commun de parler, c’est-à-dire de parler naturellement. À cette conception si précise de l’usage s’ajoute une critique, combien propre à qualifier les pratiques langagières de nos contemporains : « Il lui semble qu’il est grand orateur français parce qu’il dédaigne l’usage commun. »

N’est-ce pas là le péché de tous ceux qui veulent manifester leur autorité, leur savoir, leur prestige et qui sacrifient l’usage commun à l’anglais ou encore au mélange détestable des mots et de tournures anglais et français.

Puis vint Malherbe. Ce n’est pas le lieu de développer sa théorie de la langue, caractérisée par une exigence, un purisme que Fénelon déplorait et que notre temps ne peut accepter, mais il faut en retenir que pour l’usage, ses meilleurs référents sont « les crocheteurs du Port-au-Foin », propos que Vaugelas reprendra et que Voltaire confirmera, écrivant : « La langue de la canaille fait le fonds des dictionnaires. » Mais aussi Malherbe compte sur l’oreille et le goût des femmes pour leur offrir le rôle d’arbitre dans la réforme de la langue. Ici encore Vaugelas le suit, assurant « que dans les doutes de la langue il vaut mieux consulter les femmes sensibles à sa musique ». Écoutons aussi une femme de qualité, Marie de Gournay, filleule de Montaigne, amoureuse de la langue française, qui en 1627 réclame la liberté pour la langue, le droit de « chercher pour elle de nouvelles richesses et délices ». L’usage, s’il existe, ne doit pas, écrit Marie de Gournay, « être bridé par des consignes puristes, il doit au contraire s’alimenter au fleuve de la vie ». Esprit libre, Marie de Gournay avait une vision trop moderne de l’usage alors que naît l’Académie, mais n’est-elle pas adaptée à notre temps ?

Revenons maintenant à Vaugelas, véritable « pape de l’usage », avec la caution de l’Académie qui venait tout juste de voir le jour. Pour lui, l’usage est « la façon de parler de la partie la plus saine de la Cour, conformément à la façon d’écrire de la partie la plus saine des auteurs du temps ». Cette phrase peut nous paraître lointaine, peu audible à notre époque, ne serait-ce que parce que la Cour a depuis longtemps cessé d’exister. Pourtant son propos mérite d’être retenu pour sa précision. L’usage, selon Vaugelas, est d’abord ancré dans l’espace ; c’est à la langue de Paris qu’il fait référence car la Cour n’était pas encore partie pour Versailles. Cette définition est aussi sociale, la Cour désigne l’élite de cette époque, et la langue qui compte pour Vaugelas est celle que l’on parle à la Cour, c’est-à-dire celle de la conversation, celle des salons, celle de l’honnête homme. Vaugelas a pris soin aussi de préciser la hiérarchie de la parole : « La langue parlée, écrit-il, la parole qui se prononce est la première en dignité puisque celle qui est écrite n’est que son image. » Vaugelas en a appelé aussi aux auteurs de son temps pour définir l’usage, mais, et cela est fort important, il s’est référé surtout à ses contemporains. Ni Montaigne, ni Ronsard ne font partie de son catalogue, trop anciens déjà, car, constate-t-il, l’usage a une durée de vie très courte, entre vingt et trente ans. Même si certains points de sa définition ne peuvent plus nous convenir, il en est deux cependant dont la pertinence a survécu aux siècles. Tout d’abord que l’usage n’est ni celui des courtisans ni celui des écrivains, mais qu’il est ce qui est commun aux uns et aux autres. Et aussi que l’usage est fluctuant, condamné à changer. Une langue n’est jamais immobile, le temps, les mœurs, les sentiments de ceux qui la parlent la font évoluer constamment. C’est cela l’usage qu’il faut respecter. Si, jusqu’au siècle de Louis XIV environ, la langue française n’avait cessé de changer, et si des textes écrits quelques décennies avant son règne étaient vite devenus peu compréhensibles, par la suite les salons, l’Académie, l’usage défini ont au contraire favorisé une certaine stabilité de la langue. Nous lisons aisément Corneille ou Molière tout autant que les romantiques ou encore Zola. Leur langue nous est familière. L’usage, comme la langue, parait fixé. Pour Vaugelas, la langue de Paris était la référence et il rejetait, il haïssait même, les provincialismes, les expressions régionales, ce qu’il nomme « la contagion des provinces » qui « corrompt, écrit-il, le vrai langage ». Il condamnait de même le langage populaire, qu’il qualifie d’emblée de mauvais usage, et aussi tout ce qui tient aux techniques et aux métiers. Durant près de trois siècles, cette vision étroite du bon usage l’a emporté, on la retrouve dans les éditions successives du Dictionnaire de l’Académie. Mais au milieu du siècle dernier une véritable révolution linguistique se produit au miroir de celle qui bouleverse la société française. Les régionalismes, condamnés par Vaugelas puis par l’abbé Grégoire qui, en 1794, proclamait la nécessité d’anéantir tous les patois et toutes les langues présentes sur le sol français, ces régionalismes ont fait un retour en force dans notre pays et sont désormais reconnus comme composantes précieuses et indispensables du patrimoine national. La mode va s’emparer du folklore, si durablement méprisé, et le développement de la communication par la presse, la radio, plus tard la télévision lui donnera une considérable audience. Les dictionnaires, celui de l’Académie comme tous les autres, vont accueillir un vocabulaire venu des profondeurs du pays, enrichir leurs définitions d’expressions régionales dont la saveur réjouit les esprits. Les auteurs contemporains, que Vaugelas tenait pour nécessaires à la formation de l’usage, seront souvent attirés par les beautés méconnues des traditions régionales ou encore par les parlers populaires. Sans doute Molière avait-il parfois mis en scène des paysans parlant patois. Mais il cherchait ainsi à obtenir un effet comique. Alors qu’au cours de la dernière époque, et cette évolution ne cesse de s’accélérer, la langue française s’est ouverte à tout ce qui jusqu’alors était rejeté au nom de l’usage – les parlers des régions et de catégories sociales diverses, les langues professionnelles, celles des métiers. La conception puriste de l’usage, qui avait prévalu durant plus de trois siècles, a fait place au principe d’exhaustivité et à la volonté de ne rien exclure de la langue. Le Dictionnaire de l’Académie témoigne de cette rupture. La huitième édition, parue en 1935, était riche de 30 000 mots, la neuvième, qui est en passe d’être achevée, en compte le double. Et ce ne sont pas seulement des mots nouvellement adoptés qui modifient la conception du Dictionnaire, mais la reconnaissance d’une langue profondément transformée. Et que dire des auteurs cités dans cette dernière édition, tels Céline ou Raymond Queneau ? Ne faut-il pas constater que l’Académie admet ainsi un élargissement presque illimité de l’usage ? La langue, notre langue, n’est plus cette langue commune, bornée par un usage qui en excluait toutes les formes particulières au nom d’un purisme exacerbé. La langue commune est désormais confrontée à des parlers innombrables qu’elle intègre pour partie. Et ce qui donne à ce défi une dimension nouvelle est la révolution – et non l’évolution – des modes de communication. Aussi longtemps que l’écrit ou les médias audiovisuels dominaient, la diffusion des formes variées d’oralité restait limitée et illégitime au regard des autorités traditionnelles de la langue – Académie, dictionnaires. Mais avec la société numérique, qui ne connaît pas de régulation, chacun ou chaque groupe social, national, professionnel peut porter sa manière de parler, sa langue presqu’à l’infini. Les réseaux sociaux sont les grands acteurs de la révolution linguistique contemporaine, ils accélèrent la balkanisation ou l’atomisation de la langue commune au bénéfice des parlers particuliers, auxquels la diffusion considérable et incontrôlée assurée par l’internet confère aux yeux des internautes une incontestable légitimité.

Dans ce monde bouleversé, peut-on encore concevoir un usage ? Ne parlons même pas d’un bon usage.

En sus de cette évolution qui démultiplie la langue commune en une infinité de langues et de pratiques langagières, la langue française est confrontée à un autre défi, celui qu’entraîne le passage à un monde ouvert, un monde sans frontières des échanges humains, des idées et des biens, ce qu’on nomme la mondialisation. On a maintes fois sous cette Coupole évoqué la conséquence première de cette ouverture du monde, la place prise par la langue anglaise – une langue au demeurant maltraitée, dévoyée – dans la langue française et à son détriment. L’anglais est devenu, en notre xxisiècle, même sous une forme altérée, la langue universelle rêvée par tous les visionnaires. Et les Français qui ont mal appris les langues étrangères accueillent sans broncher des formes langagières dont ils ne connaissent pas toujours l’origine, qu’ils déforment allègrement. L’habitude est prise de truffer la langue française de mots anglais, d’écouter ou de seriner des chansons en anglais dont le sens n’est pas compris par ceux qui le font, mais dont la répétition détruit aussi l’usage du français. En vérité ce n’est pas tant la langue anglaise qui menace le français, mais la certitude jamais mise en doute que l’ouverture au monde impose en toute circonstance que la langue anglaise prenne le pas sur le français dans les échanges, dans la vie courante et même dans l’éducation. Ce dont témoigne la loi Fioraso.

En ce xxisiècle commençant, comment ignorer deux réalités en apparence inconciliables ? Nous savons que l’effondrement de tous les repères qui ont construit la société française, au fil d’une longue histoire, impose de recourir à la langue qui, en dépit des différences d’origine, d’éducation, des cassures dues à la vie, de l’atomisation sociale, permet encore aux hommes de communiquer et de recréer un lien entre eux. Mais nous savons aussi que la langue, notre langue, notre recours, est elle-même éclatée comme l’est la société, en même temps qu’elle est soumise au nivellement d’un jargon mondialisé. La langue française est devenue une véritable tour de Babel accueillant tous les usages que véhicule la toile, car ni l’éducation, ni les moyens traditionnels de communication et d’information ne sont plus en mesure de rivaliser avec cette technologie révolutionnaire.

 

Le défi n’est pas mince, il faut dans ce qui est devenu une jungle langagière restaurer un usage, sous peine de ne plus disposer d’outil permettant aux hommes de se comprendre. De façon fort étonnante, l’Académie retrouve, en sautant par-dessus près de quatre siècles, la raison d’exister qui incita Richelieu à inventer cette curieuse institution. À sa naissance elle devait contribuer à l’unité de peuples qui n’avaient pas encore constitué une nation. Au xxisiècle, c’est pour répondre à la dispersion des hommes, à leur isolement, à leur désarroi qu’elle doit distinguer et définir l’usage de la langue qui pourrait les rassembler autour de leur longue histoire commune. Ne nous y trompons pas, l’aventure de la langue au xxisiècle, en cet âge des incertitudes, n’est pas simplement une affaire française, toutes les sociétés y sont plus ou moins confrontées. Toutes sont convaincues que dans ce monde naissant, dont nul ne connaît encore les règles, seule la parole qui commande la pensée permet aux hommes de se parler pour reconstruire un monde compréhensible et pacifié, et pour sauver, en dernier ressort, notre civilisation.