La Culture africaine. Communication à l’Académie des sciences morales et politiques

Le 26 septembre 1983

Léopold Sédar SENGHOR

La culture africaine

 

Les biologistes actuels, s’appuyant sur la caractérologie et les tableaux numériques des groupes sanguins, concluent à l’unité culturelle du continent dit « noir ». Ce que confirme l’étude comparée des arts traditionnels africains et de la philosophie africaine.

Pour les Grecs, créateurs de la philosophie européenne, la philosophie consiste en la recherche de la Sophia ou sagesse, « connaissance des premières causes et des principes des êtres », étant entendu que Dieu est, au-delà de la matière, « cause première et fin ultime ». Les Africains ne posent pas autrement le problème, si ce n’est que Dieu est, plus encore que l’Intelligence, la « Force des forces » qui anime la vie de l’univers.

C’est en imitant Dieu, en animant la vie cachée sous les signes sensibles du monde, que l’art africain remplit son rôle. En témoignent la poésie, la musique et la sculpture qui répondent à la définition de l’art africain : « une image ou un ensemble d’images symboliques, mélodieuses et rythmées ».

Depuis Bergson et la réhabilitation de la raison intuitive, le dialogue des cultures s’est engagé, et la civilisation de l’Universel a commencé de s’édifier, où l’Afrique joue un rôle essentiel et déterminant.

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Si j’ai choisi de parler de la Culture africaine, c’est qu’en ce dernier quart du XXe siècle, nous achevons de bâtir, nolentes, volentes, cette « Civilisation de l’Universel » que Pierre Teilhard de Chardin nous annonçait pour l’aube du deuxième millénaire. Une civilisation qui serait composée des apports, complémentaires, de tous les continents et de toutes les races, sinon de toutes les nations. Et, à ce « rendez-vous du donner et du recevoir », pour parler comme Aimé Césaire, les Africains ne viendront pas les mains vides. Ils apportent, ils ont déjà commencé d’apporter leur culture.

Mais qu’est-ce que la Culture ? J’avais pris l’habitude, quand j’enseignais, de la définir comme « l’esprit d’une civilisation ». C’était là une définition trop intellectualiste. À l’expérience et dans le contexte actuel du dialogue des civilisations, je dirai que la culture est l’ensemble des valeurs de création d’une civilisation.

Les grands biologistes du XXe siècle, à commencer par mon ancien maître, le professeur Paul Rivet, ne séparent pas la culture de la biologie. Au demeurant, Jacques Ruffié, que vous avez entendu l’autre mois, a intitulé l’un de ses ouvrages De la Biologie à la Culture. Nous commencerons par montrer comment se pose ce problème en Afrique.

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I. DE LA BIOLOGIE À LA CULTURE AFRICAINE

 

Aujourd’hui, on divise le continent africain en « Afrique blanche » et « Afrique noire ». Cette division est plus politique que scientifique. Il reste que la plupart des ethnologues la maintiennent, bien qu’affaiblie. On distingue, généralement, les « Arabo-Berbères », les Chamites et les Noirs. La vérité est qu’en cette fin du XXsiècle, tous les continents, toutes les nations, voire toutes les races, à quelques exceptions près, sont métissés. Il n’est que de consulter leurs tableaux numériques des groupes sanguins. S’agissant de l’Afrique, nous pouvons y voir un peu plus clair en remontant, brièvement, de la Préhistoire à l’Histoire.

Remontons jusqu’au Néolithique, avant le dessèchement du Sahara. On y trouvait deux races. Au Nord, vivait une grande race, depuis la Méditerranée jusqu’à la forêt tropicale dense. Plus on descendait vers le Sud, plus l’homme était grand et noir. Au Sud donc, vivait, dans la forêt, un petit homme jaune à la tête ronde. Ses descendants, plus ou moins métissés, sont les Pygmées, Bochimans et autres Hottentots, qui portent le nom général de Khoïsans.

Cette situation a duré jusqu’à la désertification du Sahara, qui a poussé les populations qui habitaient cette région à émigrer, les unes vers le nord du continent, les autres dans ns la forêt tropicale et sur les plateaux de l’Afrique orientale, jusqu’en Afrique australe. C’est cette dernière migration qui a favorisé le métissage entre Grands Nègres et Khoïsans. La situation d’aujourd’hui résulte donc de la Géographie et de la Préhistoire, mais aussi de l’Histoire, c’est-à-dire des migrations asiatiques et européennes, très exactement, sémitiques et indo-européennes.

Si l’on veut simplifier, les peuples d’Afrique se divisent, aujourd’hui, en deux groupes : en Arabo-Berbères et en Négro-Africains. Les premiers, qui habitent l’Afrique du Nord, sont des métis de Noirs d’Afrique et de Blancs, Sémites et Indo-Européens ; les seconds le sont de Noirs, Africains, voire Asiatiques, et de Khoïsans. En vérité, la réalité, comme le prouvent les tableaux numériques des groupes sanguins, est bien plus complexe. Ces tableaux des différents peuples de notre continent, pour ne pas encore parler de « nations », prouvent l’unité biologique de l’Afrique, bien plus affirmée que celle de l’Europe. En effet, dans tous les tableaux que j’ai eus sous les yeux, le groupe O vient en tête, et de loin, comme en Europe, sauf quelques exceptions, le groupe A. Mais, en Afrique du Nord, il y a un « mais », représenté par l’Égypte. Son tableau est bien plus semblable à ceux des pays soudano-sahéliens qu’à ceux du Maghreb. Voici, par exemple, les tableaux comparés de la Tunisie, de l’Égypte et du Sénégal.

 

Groupes

Tunisie

Égypte

Sénégal

O.     ..........................

49,8

43,97

46,8

A                           

22,9

33,01

23

B .    ..........................

23,4

18,17

24

AB     .......................

3,9

4,85

6,2

 

À la réflexion, la différence entre le Maghreb, d’une part, l’Égypte et l’Afrique noire, d’autre part, s’explique par les faits que voici. Au Maghreb les invasions indo-européennes, singulièrement celle des Vandales et autres Germains blonds, ont été plus fortes que celles des Sémites.

De la Biologie, nous passerons à la Culture, dont la langue est, très souvent mais pas toujours, le meilleur témoignage, en tout cas, l’expression la plus fidèle. Si l’on exclut les langues importées par les invasions que voilà et par la colonisation ainsi que les « langues à clics » des khoïsans, toutes les langues parlées en Afrique étaient ou sont encore des langues agglutinantes, y compris l’ancien égyptien et le berbère. Déjà, Lilias Homburger, qui, dans les années 1930, enseignait les langues négro-africaines à l’École pratique des Hautes Études, soutenait cette thèse. Depuis lors, le professeur congolais Théophile Obenga a démontré la parenté de l’égyptien ancien et de certaines langues négro-africaines dans deux articles intitulés, respectivement, Origines linguistiques de l’Afrique noire ([1]) et Égyptien ancien et Négro-Africain ([2]).

 

II. LA SAGESSE AFRICAINE

 

Selon la définition donnée du mot « culture » au début de cet exposé, il s’agit de découvrir et définir les valeurs actives qui, non seulement ont créé la civilisation africaine, mais encore lui ont permis, depuis la Révolution de 1889 — j’y reviendrai —, de participer à l’édification de la Civilisation de l’Universel. Ces valeurs on les trouve, d’abord, dans sa philosophie. Je sais qu’on a nié qu’il y eût une philosophie africaine, du moins « négro-africaine », sinon une pensée. Je vous renvoie, pour vous confirmer cette philosophie, à quatre ouvrages majeurs : Dieu d’Eau, par Marcel Griaule, le grand ethnologue français, La philosophie bantoue par le Belge Placide Tempels, La Philosophie bantu (sic) comparée par le Rwandais Alexis Kagamé et La Pensée africaine par le Sénégalais Alassane Ndaw.

La Philosophie, c’était, pour les anciens Grecs, créateurs de la civilisation européenne, la recherche de la sophia, de la sagesse. La sophia, c’est, d’abord, la connaissance des principes premiers, qui, étant derrière les phénomènes de la nature ou de l’univers, les produisent ou les expliquent. Comme l’écrit Aristote dans La Métaphysique, « la science nommée philosophie est généralement connue comme ayant pour objet les premières causes et les principes des êtres ». Telle est, cependant, la nature humaine que l’épistêmê, la connaissance — que l’on traduit, aujourd’hui, par « science » —, ne se suffit pas à elle-même. Pour être sophia, sagesse, elle doit passer à son application. C’est ainsi que la philosophie se transforme en morale.

Allons plus avant. Qui dit morale dit but, objet de l’activité humaine. Il s’agit de transformer la vie humaine en transformant, à la fois, l’homme et le monde dans lequel il vit en interdépendance.

« Tout art, écrit Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, et toute investigation et pareillement toute action et tout choix tendent vers quelque chose à ce qu’il semble. Aussi a-t-on déclaré avec raison que le bien est ce à quoi toutes les choses tendent ». C’est, précisons-le, le « Souverain Bien », que le philosophe identifiait avec le « bonheur » et, plus précisément, l’immortalité. Retenons l’expression « tout art » ainsi que la notion d’« immortalité ». Deux idées que nous retrouverons dans la philosophie africaine.

Cependant, avant de l’aborder, nous reviendrons sur le but de l’activité de l’homme, qui est, nous l’avons dit, de se transformer en transformant le monde. Ce qui lui permettent, précise Aristote dans le même ouvrage, trois facultés : « Or, il y a, dans l’âme, trois facteurs prédominants qui déterminent l’action et la vérité : sensation, esprit et volonté ». Je ne suis pas, ici, la traduction de Tricot faite pour la Librairie Vrin. Si « sensation » rend bien le mot grec aïsthésis, il faut traduire noûs par « raison » et orexis par « volonté ». Le noûs, ce n’est pas l’« intellect », comme l’a traduit Tricot, mais la symbiose de la raison discursive, dianoïa, et de la raison intuitive, thumos. Quant à crexis, traduit généralement par « désir », c’est, étymologiquement, une « tension vers », que je renforce en « volonté ».

Si j’insiste sur la fameuse phrase, reprise, au demeurant, par Descartes, c’est que je la considère comme la base solide de la caractérisation ethnique. Il est donc entendu que les hommes de tous les continents, races et nations possèdent, chacun, non pas les trois, mais les quatre facultés que voilà. Il y a seulement que chaque race ou nation a développé, le plus souvent, une, deux, trois facultés au détriment des autres ou de l’autre. C’est ainsi que les Africains ont développé surtout la sensation et la raison intuitive. C’est de ce fait que je partirai pour exposer leur culture, en mettant l’accent sur leur philosophie et sur les caractéristiques de leur art. De leur part parce que c’est, avec la pensée, ce qui distingue l’homme de l’animal.

La philosophie africaine, comme l’a démontré Alassane Ndaw, répond parfaitement à la définition que lui ont donnée les fondateurs grecs de la discipline. Elle se fonde sur les grandes intuitions d’où l’homme a tiré « les premières causes et les principes des êtres », qui lui ont permis de connaître le monde et de le transformer. Comme la grecque, la philosophie africaine est une connaissance ou un savoir : une épistêmê. Au demeurant, pour parler comme les Wolofs du Sénégal, le philosophe, dans la tradition africaine, était appelé borom xamxam, c’est-à-dire « maître-du-savoir ».

Or donc, comme les Grecs, nos sages ont fondé leur philosophie sur les premiers éléments de la matière : la terre, l’eau et l’air. Allant plus loin que les présocratiques, qui, à ces éléments, avaient ajouté le feu et l’éther, Aristote trouvera une substance immatérielle, spirituelle, qui serait cause première et fin ultime : Dieu, « l’Intelligence qui se pense elle-même en saisissant l’Intelligible ». C’est ici que la philosophie africaine, fondée, au départ, sur des éléments similaires, se sépare de la philosophie grecque, européenne, pour s’affirmer dans une identité sur laquelle sera fondée, avec l’art, une esthétique authentique.

Le premier trait de cette philosophie est qu’elle privilégie la raison intuitive comme mode de connaissance. Que l’intuition soit au début et à la fin du connaître, voire de la science, c’est ce qu’affirment nombre de philosophes depuis Aristote jusqu’à Bergson et Teilhard de Chardin, voire des mathématiciens contemporains. Comme dit Bergson, par l’intuition, l’homme « s’installe dans le mouvant et adopte la vie même des choses »([3]). Les africanistes le savent bien, qui parlent de la « connaissance par participation » des Négro-Africains.

Le deuxième trait est la dialectique. Qu’on ne croie surtout pas que les langues africaines ignorent le concept, et qu’elles n’ont pas de mots abstraits. Il reste que, le plus souvent, l’Africain préfère désigner une chose, un être, un sentiment, une idée par une image. C’est que, doué de sens éminemment sensibles, il aime à leur faire parcourir les aspects divers de la nature, qu’interprètera sa raison, qui se fera, tour à tour, intuitive et discursive, sentiment, pensée, puis symbiose des deux.

Le troisième trait de la philosophie africaine est qu’elle est pratique. Alassane Ndaw l’a bien montré dans le chapitre où il va de la « pensée mythique » à la « vie mystique ». Le mythe est le fondement et comme l’aliment de la vie mystique : de la religion. Il s’agit, en définitive, non seulement de connaître la vie de l’au-delà, mais encore, mais surtout de la vivre pratiquement. Après les cours d’initiation, où le maître-du-savoir donne à ses élèves un enseignement qui a souvent recours au raisonnement et aux mots abstraits, il faut vivre, dans la religion, dans la pratique, la vie mystique ainsi enseignée, très précisément, dans les cérémonies du rituel. C’est ici qu’intervient l’art africain avec ses caractéristiques originales et ses différents genres : poésie, musique, danse, peinture, sculpture, voire architecture.

Le quatrième trait qui caractérise la philosophie africaine est l’humanisme. Un humanisme aux dimensions du cosmos : de l’espace et du temps, de l’espace-temps. L’homme est le centre, le microcosme du macrocosme qu’est le cosmos, mieux, son agent actif. C’est sur son modèle que s’organise la société : la maison avec son autel, le village, le royaume.

Qu’est-ce à dire encore ? C’est que l’homme est, non pas un individu inséré, mais une personne intégrée dans son groupe : sa famille, son clan, son ethnie. À la persona, concept latin, enrichi par le christianisme, l’Africain oppose une notion, c’est-à-dire une connaissance intuitive, plus complexe : plus sociale qu’individuelle. Verticalement, l’homme est enraciné dans son lignage, jusqu’à l’Ancêtre primordial, jusqu’à Dieu. Horizontalement, il est lié à la société des hommes : à son groupe, comme nous venons de le voir.

Quel est donc ce Dieu que nous rencontrons ? Contrairement à ce que les explorateurs européens, voire les ethnologues, ont dit pendant longtemps, il n’y a qu’un Dieu dans la philosophie et la religion africaines, dont les ancêtres et les génies ne sont que des émanations ou expressions. Aristote nous a dit, en son temps, que Dieu était l’Être en soi, et l’Être, la « substance », c’est-à-dire ce qui est permanent quand tout change. Dans la philosophie africaine, cet être, cette substance, qui se trouve sous la matière, sous les apparences du monde sensible, c’est la force. Une force qui émane de Dieu et s’accomplit en Dieu. C’est pourquoi Dieu est défini comme « la Force des forces ».

 

III. L’ART AFRICAIN

 

Revenons à l’Homme, centre actif de l’univers. Sa fonction essentielle est de capter toutes les forces éparses qui sous-tendent la matière, plus exactement, tous les aspects, les formes et couleurs, odeurs et mouvements, sons et bruits de l’univers. Il lui appartient de les animer au sens étymologique du mot, de renforcer leur vie en renforçant leur force. Voilà lâché le mot, Vie, qui, en dernière analyse, explique la philosophie africaine, mais aussi la religion. C’est donc dans le cadre de sa religion, l’Animisme, que l’Africain exerce sa fonction d’animateur, de créateur de vie, car son art n’a pas d’autre fonction. C’est dans le rituel des cérémonies religieuses, depuis la simple prière jusqu’à l’initiation, que l’art africain s’accomplit en accomplissant sa mission, en renforçant la force de Dieu, en recréant Dieu. D’où l’adage selon lequel « Dieu a besoin des hommes ».

Nous ne retiendrons, ici, pour ne pas être trop long, que les principaux arts de l’Afrique : la poésie, la musique et la sculpture, qui, souvent, vivent en symbiose pour former un art intégral. Il est vrai que tous les arts sur notre continent, du poème au théâtre, participent peu ou prou à cette intégralité, sans oublier la sculpture. Ils expriment la même esthétique, qui procède de la philosophie que voilà et que j’ai définie : « une image ou un ensemble d’images analogiques, mélodieuses et rythmées ».

Nous commencerons par la poésie, qui, dans presque toutes les civilisations, est l’art majeur. Majeur surtout en Afrique parce qu’elle capte les forces de l’univers et les exprime sous leur forme la plus active, la plus créatrice, qui est la parole humide, comme l’a montré Madame Calame-Griaule. Les Peuls du Sénégal définissent le poème : « Des paroles plaisantes au cœur et à l’oreille ». Et, de fait, nul art n’exprime mieux l’esthétique que voilà. C’est ici que la distinction entre Afrique du Nord et Afrique subsaharienne est le moins justifiée, si, du moins, on remonte à l’Ur-Afrika, pour parler comme Leo Frobenius. Je l’ai montré dans un texte sur la poésie africaine, intitulé « Négritude et Berbéritude ».

Il y a, d’abord, que, dans le poème africain, l’idée-sentiment se présente toujours sous la forme d’une image, d’images analogiques, symboliques, comme dans les deux kim njom ou chants gymniques — mot à mot, « chants de lutte » — de mon village natal, que je vais vous dire. Il s’agit de courts poèmes de deux à quatre vers, à la manière des haïkus japonais.

Voici le premier, où une jeune fille chante l’athlète son fiancé, Lang Saar, qui, « noir élancé », exprime l’idéal de la beauté sénégalaise :

Lang Saar a lipwa pay’baal

O fes o genox nan fo soorom,

« Lang Saar s’est drapé dans un pagne noir :

Un jeune homme s’est levé, tel un filao ».

Le filao est un conifère au feuillage sombre.

Dans le deuxième poème, une autre jeune fille, qui a vu triompher son « champion » aux luttes, qui ont lieu le soir, après le dîner, dit sa joie dans une belle métaphore :

‘Daankim, ngel m’feeka ;

Lam la mi caala a yuube,

« Je ne dormirai point, sur la place je veillerai ;

« Le tam-tam de moi est paré d’un collier blanc ».

Après les images analogiques, car tout est analogie dans l’univers, voici l’harmonie, plus précisément, la mélodie. Je précise qu’un gim njom — c’est le singulier — peut être récité, psalmodié. Le poète emploie l’assonance et, plus encore, l’allitération pour faire ses vers « plaisants à l’oreille ». Plus subtilement, la poétesse, dans le premier vers du premier poème et dans le second du dernier, joue sur les voyelles des syllabes qui portent l’accent d’intensité, et que j’ai soulignées en ne les soulignant pas. Je signalerai, pour en terminer avec la mélodie, que la même voyelle a exprime, là, la peau noire et, ici, la blancheur du collier.

Le troisième élément de la beauté poétique est le rythme. Je parle d’un rythme vivant, qui rompt l’équilibre, la monotonie apparente du poème africain. Si le rythme, qui techniquement définit la poésie, est indiqué par le nombre des mètres comme dans les anciennes poésies grecque et latine, il ne l’est pas, comme dans la poésie classique française, par le nombre des syllabes, mais par celui des accents d’intensité, c’est-à-dire des syllabes accentuées, qui, ici, sont trois dans chaque vers. Je les ai notés, encore une fois, en ne les soulignant pas. Mais le poème africain est souvent plus complexe, avec des contretemps et des syncopes, que nous retrouverons dans le chant : dans la musique.

Il reste que le rythme du poème en Afrique n’est pas seulement dans la succession, ordonnée, des syllabes accentuées et atones ; il est aussi dans la répétition qui ne se répète pas de certaines expressions, de certains mots, voire de certaines syllabes ou voyelles. C’est le cas d’un poème-défi, composé par un champion wolof, Pahté Diop, pour provoquer à la lutte ses adversaires. J’en extrais ce vers, qui est un tétramètre :

Kuluxum lu jigeen aukë jur 1 — Dëgë lë

« Béni soit ce que femme à genoux met au monde ! — C’est vrai. »

Les trois premières syllabes accentuées de ce vers ont une voyelle u, qui revient dans d’autres syllabes.

Du poème psalmodié, nous passons au chant : à la musique. En effet, si les poèmes peuvent être récités, ils sont, le plus souvent, chantés. En sérère, c’est le même mot, gim, « chant », qui désigne le chant et le poème. Comme l’a écrit André Gide, le chant en Afrique est traditionnellement polyphonique. Je précise : avec accompagnement à la tierce, à la quinte ou à l’octave.

Autrefois, ce chant polyphonique couvrait, non seulement le « continent noir », mais encore tout le Bassin méditerranéen. Un ami sarde et un ami corse m’ont signalé cette polyphonie dans l’une et l’autre de leurs îles. Et le dernier le fait venir d’Afrique : du Maghreb berbère, où les poèmes sont chantés comme en Afrique noire ([4]). Et j’ai entendu, pendant ces vacances, des chants berbères polyphoniques, dont une sorte de plain-chant, également polyphonique. Avant d’aller plus loin, je souligne que cette musique est, comme la poésie, plus complexe qu’on ne le croyait. Au lieu de la gamme européenne à sept tons ou demi-tons, il y a, en Afrique, des modes plus subtils avec des tons, demi-tons et quarts de ton.

Mais, plongeons au-dessous du chant, dans la musique instrumentale, avant de revenir au gim. Écoutez, au Maroc, en Algérie ou en Tunisie, ce qu’on appelle « de la musique andalouse ». Écoutez le rythme de base donné par une sorte de tam-tam : 1234, 1234, 1234. Au-dessus de ce rythme monotone, despotique, vous entendrez, s’appuyant sur lui, un autre plus léger, marqué par un autre instrument à percussion et se livrant, comme librement, à des contretemps et syncopes. C’est cette polyrythme, singulièrement ces contretemps et syncopes qui constituent la seconde caractéristique de la musique africaine. Il reste qu’il y a encore, au-dessus de ces instruments à percussion, des instruments à cordes ou à vent. Sans parler des voix humaines qui chantent, et qui, elles aussi, soutenues par le rythme profond de l’Afrique-Mère, peuvent se livrer, plus librement encore, à leurs fantaisies créatrices : aux vibratos et autres glissements expressifs.

On me demandera : « Où sont, dans tout cela, les images analogiques ? » Je répondrai qu’elles sont dans les éléments caractéristiques de cette musique : dans la mélodie et le rythme ; plus précisément, dans la polyphonie, les contretemps et syncopes. Elles sont surtout, outre le mode employé, dans les altérations aussi bien des voix que des instruments, qui expriment, qui suggèrent les images-sentiments inspirent les oreilles, et le cœur avec : l’âme.

Si, maintenant, nous retournons à la poésie psalmodiée, nous découvrirons qu’elle est, elle aussi, comme le chant et la musique instrumentale, animée par des contretemps et syncopes. Surtout quand elle est à plusieurs voix ou entrecoupée de silences.

Nous finirons par les arts plastiques en nous arrêtant sur la sculpture. Je prendrai, ici, comme exemples, deux sculptures en bois qui ornent mon bureau.

Ce sont, au premier abord, des images analogiques. L’une représente la tête d’un bovidé avec ses cornes ; l’autre, un oiseau, une sorte de calao. Mais c’est moins simple. Nous voyons, d’une part, alignés au milieu du front et des naseaux du bovidé, un léopard, un oiseau et un petit ruminant ; d’autre part, sur les ailes déployées du calao, deux tortues. Il y a là, exprimée par une imagerie complexe, toute une philosophie, une théologie. Traditionnellement, en effet, le calao et le bovidé sont des images-symboles de la fécondité et de la force ; de la Vie. Et celle-ci est, une fois de plus, animée aussi bien par la mélodie des formes et des couleurs que par les mouvements du rythme.

La tête du bovidé est un masque dont la mélodie des couleurs tient au fait que celles-ci sont complémentaires : du jaune et de l’orange sur fond noir. Quant au calao, dressé sur ses pattes et les ailes ouvertes, il est peint d’une couleur d’ébène claire, uniforme en apparence, mais que le temps a patinée, non sans nuances.

Le plus expressif, c’est, de nouveau, comme toujours en Afrique, le rythme. Sur la tête du bovidé, il y a deux plans qui se coupent. À l’horizontale se présentent des courbes allongées : une corne, une joue, puis une corne, une joue. À la verticale, ce sont successivement, de haut en bas : une pointe noire, triangulaire, un léopard jaune, tacheté de noir, un oiseau noir, jaune et orange, enfin, un ruminant jaune. Bref, des répétitions qui ne répètent pas, et que nous allons retrouver sur la sculpture du calao, mais sous les apparences, premières, de la monotonie. Ici aussi, nous avons, d’abord, le plan horizontal des ailes, déployées en carrés, que coupe un plan vertical, formé de courbes, qui sont : l’excroissance cornée de la tête, le bec, présenté comme en double, et le ventre. Il y a mieux : sur chaque aile est sculptée une tortue, surmontée d’un oiseau de paradis, les ailes également déployées et ayant, pour ainsi dire, la même tête que la tortue. Qu’on y regarde plus attentivement, et l’on verra, bientôt, qu’il s’agit d’une fausse monotonie parce que d’une fausse symétrie. Le calao, de grande taille, de plus d’un mètre, se présente avec un léger déhanchement. C’est le coup de reins du contretemps, que l’on trouve, ici, sur toutes les parties du corps : sur la tête, le bec, les pattes, comme aux ailes, sur les deux tortues et les deux oiseaux de paradis.

Il est temps que je m’achemine vers ma conclusion.

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LA RÉVOLUTION DE 1889

 

C’est Pierre Teilhard de Chardin, qui, au milieu de ce siècle, fut l’un des premiers paléontologues, après Darwin, à conseiller de rechercher les origines de l’Homme en Afrique. Il fut surtout, je le rappelle, le premier à annoncer, pour l’aube du deuxième millénaire, « la Civilisation de l’Universel ». C’est que, comme il avait pu le constater lui-même, depuis ce que j’appelle « la Révolution de 1889 », les emprunts des cultures les unes aux autres et, partant, leur fécondation réciproque avaient commencé.

1889, c’est une grande date, et double. C’est, en effet, cette année-là qu’Henri Bergson a publié l’Essai sur les Données immédiates de la Conscience. C’est cette même année que Paul Claudel a écrit sa première pièce de théâtre, Tête d’Or. Cette révolution, que je vais définir, avait été préparée, sinon annoncée, par La Saison en Enfer d’Arthur Rimbaud. Mais revenons à Bergson et à Claudel, que nous expliquerons par Rimbaud.

La philosophie d’Henri Bergson se présente, essentiellement, comme « un retour conscient et réfléchi aux données de l’intuition », dont nous avons fait la vertu majeure de la philosophie négro-africaine. Quant à Paul Claudel, il avait noté, pour la représentation de Tête d’Or sur scène : « avec accompagnement de tambours ou de tam-tams ». Mais c’est Arthur Rimbaud qui, pour ainsi dire, annoncera la couleur. En effet, dans Une saison en Enfer, il n’hésite pas à se présenter comme « un nègre ». Il fait mieux en présentant une esthétique, que nous avons découverte quand nous avons lancé le mouvement, comme l’esthétique même de la Négritude. En effet, il préconise l’usage d’un « verbe poétique accessible... à tous les sens ». Et cela, grâce à un « dérèglement de tous les sens », c’est-à-dire toutes barrières renversées, à leur communication analogique, symbolique.

C’est donc sous l’influence de la révolution culturelle de 1889 que ce qu’on appelle l’Art nègre, qui est, plus véritablement, l’art africain, a commencé d’influencer l’art français, mais aussi l’art américain, et, par ces deux voies, l’art mondial.

Je partirai des arts plastiques, qui ont le plus fait parler d’eux grâce à l’École de Paris. Quand, jeune professeur, je fréquentais les peintres, Picasso m’a dit, un jour, en me reconduisant à la porte de son atelier : « Il nous fait rester des sauvages ». Ce n’était pas hasard. D’autre part et s’agissant de littérature, singulièrement du Surréalisme, je vous signale la thèse de doctorat de Jean-Claude Blachère, un enseignant français de Dakar, sur le Surréalisme, intitulée « Le Modèle nègre » ([5]). Enfin, last but not least, il y a l’influence de la musique négro-américaine, héritée de l’Afrique et qui s’étend de plus en plus sur le monde, comme en témoigne la place qu’occupe le jazz dans les festivals organisés en Europe pendant l’été.

Depuis la civilisation aurignacienne, la première du Paléolithique supérieur, l’Afrique n’a cessé de jouer un grand rôle dans la civilisation humaine. L’interruption, pendant deux mille ans, de son influence — depuis l’épanouissement de la civilisation grecque, au Ve siècle avant J.-C., jusqu’à la Renaissance — ne l’a pas fait disparaître pour autant. C’est pourquoi je conclurai par la réflexion que m’a faite Pierre Soulages, le grand peintre français, après avoir lu mon article intitulé « L’Esthétique négro-africaine »([6]) : « C’est l’esthétique même du XXe siècle ».

 

 

OBSERVATIONS présentées à la suite de la communication de M. le président Léopold Sédar Senghor

M. Jean CAZENEUVE dit d’abord son adhésion à la communication de M. Léopold Sédar Senghor, notamment sur les rapports de la philosophie africaine avec la philosophie grecque. Il rappelle ensuite l’importance des ouvrages de Placide Tempels, tel que La Philosophie bantoue, et de ceux de Pierre-Maxime Schuhl sur la pensée grecque. Cependant c’est surtout chez Platon, que l’on peut observer des analogies avec les traditions originaires de l’Afrique Noire dont les conceptions philosophiques ont cheminé par l’Égypte et la Crète, gagnant la Grèce naissante. N’y aurait-il donc pas lieu de mettre la philosophie africaine en relation avec la philosophie platonicienne plutôt qu’avec la philosophie aristotélicienne ?

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M. Jean STOETZEL, après s’être félicité de l’audience recueillie par l’ouvrage d’Alassane Ndaw qu’il a encouragé dans ses travaux, aimerait que le président Senghor, de confession catholique et qui fut le président d’un pays essentiellement musulman, lui explique pour quelles raisons le christianisme a, semble-t-il, moins d’emprise que l’Islam dans les pays d’Afrique Noire. C’est un problème qui lui paraît essentiel pour mieux appréhender la nature profonde de la culture africaine.

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M. Pierre CHAUNU constate avec les préhistoriens sondant les lointains obscurs de l’hominisation que de —2 millions d’années à — 10 000 ans la moitié des objets, des traces relevées, des signes perçus... viennent du continent africain, berceau de l’humanité.

Le premier biface lointain archétype d’un outil et d’une arme, ancêtre donc du micro-ordinateur et de la fusée thermonucléaire à têtes multiples, vient de la vallée de l’Omo, de la Rift Valley en Afrique orientale (peut-être hasard heureux, cadeau de la tectonique — je l’accorde).

D’autre part, depuis quinze ans, alors que la fécondité des autres Tiers Mondes a reflué massivement (d’un tiers en moyenne, de près de moitié en Chine), la fécondité africaine s’est maintenue. Il s’en suit qu’après une parenthèse de 10 millénaires à peine la part de l’Afrique, sa part biologique, sera beaucoup plus considérable au début du 3e millénaire, c’est une absolue certitude, le coup est parti.

Un bien modeste verre d’eau à ce puissant fleuve en simple témoignage de grande et respectueuse admiration.

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M. Maurice LE LANNOU demande, au cas où l’on devrait comparer négritude et celticité, s’il ne serait pas préférable de choisir le terme de celtitude. Une analyse affinée montre qu’il faut prêter à la désinence udo une valeur exprimant l’intuition plus que l’analyse, tandis que le suffixe itas serait plutôt abstrait. Dire celticité, c’est donc attribuer au groupe celte des qualités rationalistes, discursives, analytiques, opposées à l’intelligence africaine, alors qu’on pouvait penser le contraire. Qu’en est-il de l’interposition de l’humanisme rationaliste gréco-latin avec la berbéritude et la négritude d’une part, et l’ensemble celte d’autre part ? Cette celticité apparaît-elle très différente des structures mentales africaines et des approches du réel qui les caractérisent ?

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M. Jean FOURASTIÉ demande à M. le président Senghor s’il estime que la poésie occitane populaire présente une similitude avec la poésie sénégalaise dans le domaine de la prosodie ? celle-ci est-elle par ailleurs spécifique au Sénégal ou répandue dans toute l’Afrique ? M. Fourastié serait également heureux si le président Senghor donnait quelques indications sur la genèse des langues africaines.

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Le général Fernand GAMBIEZ tient à faire part à M. le président Senghor de l’admiration qu’il avait éprouvée lors d’un séjour au Sénégal, en 1963, organisé par le général de Gaulle, à l’égard des structures sociales et économiques de ce pays. L’image de la France y était toujours vivante et le Sénégal était un modèle africain envié de ses voisins. Mais quel contraste avec les autres pays d’expression française ! Les chefs d’État vivaient dans l’insécurité, dans l’angoisse d’un changement politique imminent, favorisé par la prolifération des ethnies. La philosophie leur a-t-elle apporté la sagesse ou le Sénégal demeure-t-il un cas isolé ?

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M. François LHERMITTE tient à présenter une remarque, à poser une question et à exprimer une conviction. La remarque est la suivante : biologie et culture font ensemble l’individu, la communauté, le peuple, le continent, l’humanité. Elles sont tout à fait inséparables et l’on ne pourra jamais isoler le facteur culturel du facteur biologique, aussi bien chez l’homme que chez les animaux. Limiter les phénomènes biologiques à quelques pourcentages de groupe sanguin est trop simple. Nous avons en nous-mêmes des centaines de milliers de gènes différents les uns des autres : au regard de cette diversité, celle des groupes sanguins est une mince affaire. La question : les analogies mythiques et esthétiques que l’on constate entre différentes cultures s’expliquent-elles seulement par des migrations ou n’ont-elles pas plutôt pour origine l’évolution normale de tout homme et de toute collectivité de la naissance à la maturité ? L’analogie est, en effet, un concept très dangereux si l’on oublie de prendre en compte la réalité indiscutable des différents stades de maturation et de structures psychologiques dans l’évolution des groupes. Le président Senghor peut-il donner quelques indications sur le poids respectif de ces deux facteurs : les migrations d’une part, l’évolution de la collectivité africaine d’autre part ? M. Lhermitte exprime enfin sa conviction qu’à l’idéalisme du président Senghor, il convient malheureusement d’opposer le poids des idéologies qui commandent les comportements humains et qui relèguent loin derrière elles les comportements de raison.

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Réponse de M. le président Senghor

M. le président Léopold Sédar Senghor admet avec M. Jean Cazeneuve que la philosophie platonicienne est plus proche de la philosophie africaine que celle d’Aristote. En effet, même si Aristote accorde la primauté à l’intuition, il symbolise l’esprit européen d’organisation et de méthode, opposé à l’esprit africain, intuitif et créatif, que l’on découvre chez Platon. Les Européens font preuve de rationalité alors que les Africains privilégient la sensibilité. Mais le plus important n’est-il pas ce fond commun qui existe dans toute civilisation possédant les quatre facultés primordiales, à savoir la sensation, la raison discursive, la raison intuitive et la volonté ?

 

En réponse à la question de M. Jean Stoetzel, M. le président Senghor précise que les musulmans et les chrétiens sont en nombre sensiblement égal en Afrique, les musulmans étant plus nombreux en Afrique du Nord et soudan-sahélienne, alors que les chrétiens sont majoritaires en Afrique tropicale et équatoriale. Toutefois il est évident que le Christianisme et l’Islam africains sont également inspirés par l’Animisme. Aussi, dans cette perspective, ne s’agit-il pas d’interpréter le dogme chrétien mais de le vivre en Africain. C’est ainsi qu’aujourd’hui, au Sénégal, des chants polyphoniques et grégoriens s’élèvent pendant la messe.

 

 

M. le président Senghor s’accorde avec MM. Pierre Chaunu et François Lhermitte, pour constater que le facteur culturel l’emporte sur le facteur biologique. Le message de l’Afrique est, en effet, fondé sur le sens de la vie et l’art, donnant naissance à une esthétique de la vie, réconciliant religion, philosophie et même politique. Il est évident que l’influence de la civilisation française a été déterminante pour concilier religion et culture.

 

Répondant à M. Maurice Le Lannou, M. le président Senghor fait observer que l’existence d’un fond irrationnel chez les Celtes ne crée pas d’opposition entre celtitude et celticité : il y a une celtitude au sein même de la celticité. C’est une erreur de croire que la langue anglo-saxonne est vouée à la rationalité et à la scientificité. On pourrait en trouver une preuve dans la sensibilité des poètes celtes, le métissage faisant la richesse de la celticité. Si l’on considère les tableaux numériques des groupes sanguins, le groupe A est le plus représenté en Europe occidentale. Cependant deux exceptions apparaissent : en Grèce et en Angleterre. Chez les Grecs le métissage fut méthodique avec le Proche-Orient et l’Égypte, et les Celtes se sont métissés avec des négroïdes méditerranéens refoulés dans les îles britanniques. Ce métissage biologique et culturel fait la richesse des Celtes.

 

M. le président Senghor, répondant à M. Jean Fourastié, rappelle l’importance de Paul Rivet, fondateur de l’anthropologie française, qui a mis en évidence la Méditerranée comme terre privilégiée de métissage. En effet, les populations méditerranéennes sont parmi les plus métissées, et, à ces latitudes, de grands foyers de civilisations se sont développés. Les ethnocaractérologues mettent dans l’ethnotype du Fluctuant les Méditerranéens, les Africains et les Japonais. Aussi bien faudra-t-il distinguer plusieurs types de langues : d’une part, les langues à flexions indo-européennes et sémitiques, d’autre part, les langues agglutinantes de l’Afrique et du Sud de l’Asie, enfin, les langues à tons des Chinois et les langues à clics des Khoïsans. Les écritures des grandes civilisations noires sont l’égyptien ancien, le sumérien et le dravidien de la vallée de l’Indus (déchiffré récemment par Asko Parpola).

L’Afrique est le berceau des grandes civilisations depuis deux millions sept-cent-mille ans jusqu’à l’Homo Sapiens. Après la découverte de l’écriture par les Égyptiens, les langues agglutinantes se sont répandues en Afrique. Mais qu’est-ce qu’une langue agglutinante ? Le français est une langue analytique, de logicien, présentant une syntaxe de subordination, alors que le sénégalais est une langue fondée sur l’intuition, la juxtaposition ou la coordination.

En français, nous dirions : « Comme j’allais puiser à la fontaine, un jeune homme, m’ayant atteinte, me dit « je t’aime ».

En sénégalais, on dira : « J’allais à la fontaine, un jeune homme me suivit, il m’atteignit, il me dit « je t’aime ».

Voilà un exemple de syntaxe de juxtaposition.

M. le président Senghor tient à rappeler que le Sénégal a été la plus ancienne colonie française et qu’elle s’est imprégnée, alors, des apports de la métropole. C’est pourquoi l’enseignement, la justice, la politique, avec le pluripartisme, n’ont pas échappé aux vertus du métissage. Si la récente réforme scolaire a privilégié les mathématiques et les langues classiques, elle a, cependant, introduit l’enseignement de six langues nationales sénégalaises, mais la civilisation sénégalaise n’est pas figée dans le passé. Depuis l’indépendance, elle s’est tournée résolument vers l’avenir, créant une nouvelle littérature métisse de langue française, un nouvel art plastique, une chorégraphie et une architecture basée en particulier sur les parallélismes asymétriques. Le pouvoir créateur du métissage serait-il encore à démontrer ?

 

En réponse à M. François Lhermitte, M. le président Senghor cite l’exemple des Bantous, qui sont allés jusqu’en Afrique du Sud au moment de la désertification. Au cours de cette migration, ils se sont mêlés aux Pygmées et aux Khoïsans. À cela s’ajoute le phénomène culturel : le milieu de la forêt tropicale a produit d’autres mythes et d’autres habitudes, alors que pourtant les Bantous conservaient leur langue, venue du Nord, la migration facilite le métissage. Qu’on se rappelle la formule de Paul Rivet « Quand deux peuples se rencontrent, ils se combattent souvent, ils se métissent toujours ». Reste qu’à la longue, c’est le métissage culturel qui est déterminant.

Séance du lundi 26 septembre 1983.

 

 

[1] Mélanges Henri Frei.

[2] Université de Brazzaville.

[3] La Pensée et le Mouvant, P.U.F., p. 216.

[4] Cf. Jean Amrouche : Chants berbères de Kabylie, Éditions Charlot, Paris, 1974.

[5] Les Nouvelles Éditions africaines, Dakar, 1981.

[6] Revue Diogène, octobre 1956.