Inauguration du monument élevé à la mémoire de Maurice Barrès, à Sion-Vaudémont

Le 23 septembre 1928

Paul BOURGET

INAUGURATION DU MONUMENT
ÉLEVÉ À LA MÉMOIRE DE MAURICE BARRÈS

À SION-VAUDÉMONT

le dimanche 23 septembre 1928

DISCOURS

DE

M. PAUL BOURGET

AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

 

Je viens, Messieurs, au nom de l’Académie française, saluer le monument dressé en honneur du génial artiste littéraire que nous avons eu la fierté de compter parmi nos confrères et le regret de voir s’en aller trop tôt, alors que ses dernières pages annonçaient une nouvelle étape dans une ascension ni noblement continuée depuis les années de son « départ pour la vie ». C’était le titre, je m’en souviens, que Maurice Barrès voulait donner à son premier livre, et, puisque je suis en ce moment le porte-parole de notre Compagnie, qu’il me soit permis de dire qu’elle peut, qu’elle doit garder une particulière reconnaissance à l’auteur de Sous l’œil des Barbares, des Déracinés, de Colette Baudoche, de la Colline inspirée, pour avoir, plus que tout autre, illustré l’idée qui a présidé à sa création. En instituant l’Académie, le grand homme d’État que fut le cardinal de Richelieu, n’a pas eu le projet de fonder simplement une société de gens de lettres. Il a voulu, en réunissant dans un même groupement des personnages appartenant aux hautes autorités sociales et des écrivains notoires, inviter ceux-ci à respecter davantage encore la pensée, et ceux-là à comprendre qu’ils devaient, comme leurs confrères de l’aristocratie, de l’armée, de la magistrature et du clergé, faire de cette pensée un service national. C’est toute l’histoire de l’esprit et de l’œuvre de Maurice Barrès que je viens de résumer en quelques mots.

Reportez-vous à quarante-cinq ans en arrière. Il débute, et quelle est à cette époque la formule de son éthique intellectuelle ? Le culte du « moi ». C’est dire que son audacieuse jeunesse est tout près de cet individualisme anarchique dont tant de ses contemporains furent les victimes. Mais dès les premiers romans idéologiques qui révélèrent aussi chez lui le plus beau talent d’écrire, deux facultés apparaissent qui vont le préserver de cette maladie : une sensibilité passionnée d’une part, de l’autre un jugement critique d’une lucidité singulière. Cette sensibilité lui donne le besoin d’émotions profondes, et il s’aperçoit bien vite que ces émotions-là sont précisément le contraire de cet égotisme émotif par lequel il s’est laissé d’abord tenter. Son jugement critique lui fait aussitôt comprendre pourquoi il en est ainsi. Isoler son « moi », ce n’est pas l’enrichir, c’est l’appauvrir, c’est le mutiler. Que nous le voulions ou non, ce « moi » fait partie intégrante d’un milieu. Il en est fonction. Nous naissons membres d’une société, laquelle a ses mœurs, ses nécessités, son histoire, et de cette histoire est issu le plus intime de nous-mêmes. Développer notre « moi », c’est nous relier le plus fortement que nous pouvons à ce milieu natal, et, en premier lieu, à notre pays. Le dilettante, détaché de tout lien, qui se complaisait aux rêveries du Jardin de Bérénice et aux paradoxes de l’Ennemi des lois, est entré dans la politique, par un instinct où il n’y avait pas seulement de la curiosité. Le citoyen dormait en lui. Il se réveille. Il a pris contact avec le peuple, et l’ambition le saisit d’être utile à ceux de sa race, de « servir », pour employer un terme qui lui était cher. Je l’entends encore me dire un jour : « Servir ! le plus beau mot de la langue !... » Et voici que le « moi » ainsi cultivé, se développe, s’amplifie, s’affirme. Nous pouvons suivre ce magnifique travail intérieur dans cette suite de livres célèbres, dont sa Chronique de la grande guerre demeure le couronnement. Souvenons-nous, Messieurs, avec fierté, dans ce jour de reconnaissance et si près de la frontière, de ces quatre années durant lesquelles, sacrifiant à ce devoir ses projets d’œuvres commencées, il a dévoué ses meilleures énergies d’écrivain, à maintenir, à exalter le tonus national qui nous a valu la victoire de 1918. Les Allemands ne s’y trompaient pas, qui dénonçaient en lui et dans notre généreux confrère Émile Boutroux les plus redoutables soldats de l’armée française de la plume, et reconnaissons que Maurice Barrès a vraiment réalisé son idéal de jeunesse, puisqu’il est arrivé à faire de sa personnalité, dans des heures tragiques de notre histoire, un des grands drapeaux vivants du pays.

Dans ces livres où il nous a raconté l’évolution de sa pensée et son élargissement, deux vocables reviennent sans cesse, qui justifieraient, s’il en était besoin, le choix que nous avons fait de cette place pour lui élever le monument à qui l’architecte a donné la forme symbolique d’une de ces lanternes des morts, que nos aïeux dressaient sur les hauteurs, par reconnaissance pour des mémoires sacrées. « Ma terre et mes morts », aimait à répéter Barrès. Traduisons ces deux termes dans leur signification profonde. En creusant l’idée nationale, Barrès a vu qu’elle est d’autant plus vivante en nous qu’elle plonge ses racines dans une tradition locale. La grande patrie est une synergie qui ramasse en elle toutes les vertus des petites patries provinciales qu’elle coordonne et dont les forces conjuguées font sa force. Ces petites patries ont grandi chacune dans un coin limité du sol dont elles expriment, par une mystérieuse correspondance, la valeur spirituelle. Des hommes ont duré là, de qui les âmes se sont imprégnées d’influences séculairement prolongées, influences physiques du climat, et de la sorte de labeurs qu’il impose, influences morales du passé et de ses traditions. Les maintenir, ces influences, en soi-même et autour de soi, la chérir cette petite patrie et la faire mieux comprendre, non pour la séparer de la grande, mais pour apporter à celle-ci l’appoint précieux d’une vitalité à la fois autonome et soumise, doubler un nationalisme intransigeant d’un régionalisme adapté, telle fut la doctrine de Maurice Barrès. Il était né Lorrain, et il s’est voulu toujours plus Lorrain, pour être toujours plus Français. De quel accent, quand il entreprend de raconter, dans la Colline inspirée, l’aventure des frères Baillard, il nous dit qu’elle vient tout naturellement se placer « dans la série de la geste Lorraine ! » — Il emprunte le vieux mot à la Chanson de Roland : « Il est écrit dans la geste Française. » — Avec quelle ferveur il les loue, ces pauvres Baillard, de s’être « donné pour tâche de relever la Lorraine mystique ». C’était son rêve, à lui aussi. Certes, il voyait, dans sa province, avec la lucidité de son réalisme politique, ce qu’elle est d’abord : un de nos bastions de l’Est, la marche militaire qui nous garde, avec notre Alsace, notre frontière naturelle et vitale : celle du Rhin. Mais il a l’intime sentiment que le pays de Jeanne d’Arc porte en lui des puissances spirituelles, — je reprends le terme, — et il a sans cesse tenté de les dégager. Jamais ce souci ne s’est manifesté plus ardemment que dans ce livre sur les Baillard, où se rencontrent peut-être ses pages les plus pathétiques et, pour parler comme lui, ses « cadences » les plus émouvantes. Chateaubriand n’en a pas trouvé, j’allais dire : modulé, de plus belles, et Barrès explique simplement qu’elles sont « sorties d’une méditation au pied de la colline sainte », cette colline même où nous avons, nous ses amis, associés à son héroïque fils et à son admirable épouse, voulu que se dressât ce monument, voisin du cimetière de Charmes où il repose. Elle va devenir, cette colline, un lieu de pèlerinage pour tous ceux qui gardent au cœur la religion des Lettres et le sentiment de la grandeur française. Quel autre hommage eût désiré celui qui écrivait, dans une de ces pages d’une sincérité suprême que l’on peut appeler testamentaires, cette phrase gravée aujourd’hui sur le soubassement de cette lanterne des morts : « Honneur à ceux qui demeurent dans la tombe les gardiens et les régulateurs de la Cité ! »