Hommage prononcé lors du décès de M. René Rémond

Le 19 avril 2007

Florence DELAY

 

Hommage à M. René Rémond*

 

 

     Nous ne verrons plus apparaître parmi nous la haute silhouette de RR de gris vêtu, son cartable à la main. Nous ne verrons plus son visage attentif, sérieux, dont un sourire dissipait d’un coup l’austérité. Ce sourire se substituait parfois à une question qu’il ne posait pas – lui qui répondait à toutes celles qu’on lui posait ici et là, parfois devant des millions de téléspectateurs auxquels il parlait la même langue élégante et précise qu’en petit comité, élevant le débat sans hausser le ton, le clarifiant par son magnifique esprit de synthèse, sans faire montre ou parade de son savoir, sûr de lui, jamais dominateur. Quel maître il aura été, et pas seulement de futurs ministres et grands commis de l’État, mais de gens simples qui apprenaient en l’écoutant, qui se sentaient fortifiés de recevoir de vive voix une leçon d’histoire de France.

Le sourire de RR masquait aussi parfois un élan qu’il taisait, presque timide, avouant sa surprise d’avoir rencontré des amis inconnus aux séances du jeudi matin. Comme si la discussion sur les mots rassemblait, mieux que les idées qui opposent. C’est ce que le professeur Jean Bernard appelait avec ravissement : le seul travail que l’on fait pour rien. Rien, à entendre comme un tout, un devoir désintéressé, une gratuité, une gratitude que nous devons à la langue qui nous unit et que nous tentons, sans espoir de la guérir, de préserver des nouvelles maladies.

Il y ajuste un an, à ma place, RR rendait hommage à Jean B. « Pour en parler avec justesse, disait-il, quelle convergence de compétences ne faudrait-il pas convoquer ? Aussi mon hommage sera-t-il d’humilité. » Je reprends ses mots pour parler de lui.

Qui parmi nous a soupçonné en le voyant aller et venir allégrement entre la rue Saint Guillaume et le quai de Conti ou sortir son petit agenda ??? au lieu de nos séances, la lourdeur des charges qui pesaient encore sur ses épaules ? Le nombre de conférences, de colloques, de présidences, que passé quatre-vingts ans, âge auquel il entra dans notre compagnie, il accepta, il s’imposa, par devoir de vigilance et générosité intime. Sans renoncer pour autant à sa route personnelle, à ses combats, maintenant jusqu’au bout sa double vocation : d’historien engagé dans le temps et de chrétien dégagé du temps. Historien de notre siècle, Le siècle dernier, pour reprendre le titre de son récent ouvrage qui clôt la monumentale Histoire de France dirigée par Jean Favier, plus de mille pages entre deux dates : 1918-2002. Premier chapitre de ce livre : le 11 novembre.

Notre confrère était né quelques semaines avant la fin de la première guerre mondiale. La deuxième guerre mondiale interrompit ses études, alors qu’il préparait l’École Normale. En tant qu’élève officier il eut des soldats sous ses ordres, découvrit-il alors le devoir d’autorité ? Il l’assumerait quand il lui faudrait remettre au travail, après 68, des bataillons d’étudiants.

Devenu Normalien, agrégé d’histoire, assistant d’histoire moderne et contemporaine à la Sorbonne, puis attaché de recherches au tout nouveau CNRS, c’est en 1954, à trente-cinq ans, alors qu’il n’avait pas fini sa thèse sur l’image des États-Unis dans l’opinion française, qu’il publia le livre qui le rendrait célèbre : La droite en France de 1815 à nos jours. Classique de l’histoire des idées politiques, est devenu le classement rémondien de la droite française depuis la Révolution, en trois tendances constantes : la « légitimiste » contre-révolutionnaire, la libérale « orléaniste » et l’autoritaire « bonapartiste ». Il en suivra les avatars sans fin – populistes, vychistes, gaullistes, conservateurs, néo-conservateurs, républicains, anti-républicains, démocrates, anti-démocrates, etc. – et il réactualisa son livre à plusieurs reprises, passant du singulier au pluriel en 1982 pour lui donner son titre définitif Les droites françaises, répondant aux objections, en particulier sur l’absence du fascisme dans sa tripartition, sans rien céder sur l’essentiel jusqu’à l’ultime essai paru en 2005, Les droites aujourd’hui. Problème d’une brûlante actualité, tant les compositions ou recompositions droite droite, droite gauche, centre droite, centre gauche paraissent confuses. Mais il n’est plus là pour nous aider à démêler l’écheveau, et ce nous, plus grand que notre compagnie, englobe tous ceux qui attendaient ses commentaires électoraux, mission qu’il accomplit durant, oui, presque un demi siècle.

Le recevant sous la Coupole, le jeudi 4 novembre 1999, Madame Hélène Carrère d’Encausse rappelait qu’avec ses amis Duroselle, Touchard, Duverger, Grosser, il avait fait éclore une science politique ouverte et pluridisciplinaire. « Il faut fournir un sérieux effort d’imagination, ajoutait-elle, pour comprendre ce qu’était, au début des années cinquante, la conception universitaire de l’Histoire et de la Science politique. Seul cet effort permet de mesurer ce que vous et vos amis avez apporté de neuf en ce domaine. » Directeur d’études et de recherches à la Fondation nationale des sciences politiques à partir de 1956, RR la présiderait pendant un quart de siècle. L’autre grande aventure fut Nanterre. Il y occupa la première chaire d’histoire du XX e siècle créée dans une université française, en accepta la présidence pendant une période particulièrement difficile, et parvint à rétablir la paix de l’ordre universitaire sur un campus d’où était parti le mouvement de mai 68. À cette expérience, il consacra un livre : La règle et le consentement.

Il devait faire un double éloge quand il entra parmi nous : celui de Michel Debré et de François Furet. Comment a-t-il pu concilier ces deux que tout opposait ? Il ne les concilia point, il fit des vies parallèles, mais les réconcilia par le mystère de l’intelligence.

La disponibilité de son esprit citoyen nous confond. On le trouve aux archives, soucieux de leur conservation et de leur communication ; parmi les magistrats, concerné par l’institution judiciaire et la réforme de la procédure criminelle ; occupé des programmes de la radio, de la télévision, préoccupé par la formation des journalistes ; intéressé par celle des cadres du monde rural et l’enseignement agricole. Si je ne me trompe, il est le seul d’entre nous, avec notre cher Pierre Moinot, à avoir été décoré du Mérite agricole, passé même Commandeur en cet ordre. Comment ce citadin avait-il découvert le monde rural ? Par sa jeunesse, sans doute, quand il s’inscrivit, dès l’âge de quatorze ans, à la JEC (Jeunesse étudiante chrétienne).

J’ignore s’il fût marqué par son oncle, Mgr Rémond, évêque de Nice – un des Justes honorés à Yad Vashem – mais notre confrère a témoigné, sans états d’âme, tout au long de sa vie, son appartenance à l’histoire chrétienne. Du premier livre, Lamennais et la démocratie (1948), à l’un des derniers, Le Nouvel Anti-christianisme (2005), en passant par ses études sur les forces religieuses, le catholicisme français, ses crises, l’anti-cléricalisme. Il fut un des soutiens du Centre catholique des intellectuels français, accepta courageusement de présider la commission chargée d’étudier l’attitude de l’Église dans la protection dont bénéficia l’ancien milicien Paul Touvier, puis la commission sur « l’affaire du fichier juif », constitué par la police sous l’Occupation. Bref, il fut courageux en affrontant les ombres de ce dont il n’aimait que la lumière.

Parmi les derniers combats, dont j’évoquais la réponse à un Traité d’athéologie, il y eut celui qu’il mena aux côtés de Pierre Nora, pour la liberté de l’histoire, contre l’offensive des « lois mémorielles » qui subvertissent ou interdisent le travail des historiens.

Il me reste à dire l’essentiel. Que notre ami était un homme bon et juste, qui n’offensait personne en vain, qui exerçait son intelligence avec modestie, son esprit de justice avec calme. Il m’apparaît aujourd’hui, je n’aurais jamais osé le lui dire, impeccable, soit au sens donné par notre dictionnaire, incapable de pécher. Aussi droit que sa vie fut droite et droitement nous instruira encore. Remercions le d’un silence.

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* décédé le 14 avril 2007.