Hommage prononcé lors des obsèques de M. Bertrand Poirot-Delpech

Le 17 novembre 2006

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

 

Hommage à M. Bertrand Poirot-Delpech*

 

 

Lorsqu’il reçut à l’Académie André Frossard, le Père Carré termina son discours par ces mots : « Le jour où l’un des nôtres nous quittera vous comprendrez à quel point ce qui nous unit est fort. Des groupements, des sociétés, des organismes de toutes sortes parlent de la famille qu’ils composent. Vous n’entendrez guère employer ici ce terme mais vous reconnaîtrez sa justesse, non seulement lors de ce départ auquel je fais allusion, mais par la suite, lorsque vous regarderez la place où vous aviez l’habitude de stationner quelques instants avant ou après nos séances. »

C’est avec l’accord des siens, au nom de l’Académie où il siégea pendant vingt ans, et qui lui était, il le disait sans cesse, une seconde famille, que je vais évoquer ici Bertrand Poirot-Delpech.

Hier, jour de notre séance hebdomadaire, la première séance sans lui, nous nous sommes levés pour écouter, les larmes aux yeux, l’hommage qui lui était rendu selon un usage vieux de presque quatre siècles, qui nous fait saluer un confrère debout, par deux fois, la première le jour de son installation, jour de bonheur, et la seconde celui de sa disparition et alors le chagrin nous étreint. Cet usage, nos usages font que l’Académie ne connaît pas réellement de morts, que tous les membres disparus sont toujours présents dans la mémoire commune. Quand nous siégeons chaque jeudi, ce ne sont pas des places vides que nous voyons, mais derrière les présents surgissent des visages aimés, des mémoires vivantes, des noms que nous évoquons en toute occasion pour les rappeler parmi nous. C’est cela le sens de l’immortalité qui est notre devise.

Bertrand Poirot-Delpech avait été élu à l’Académie il y a tout juste vingt ans. Le jour de sa réception, prononçant l’éloge de Jacques de Lacretelle auquel il succédait, il donna sa définition de l’Académie : « Quelle existence de rêve ! Comment ne pas y aspirer ! Toute la semaine lire ou écrire des livres, vivre immergé dans les mots ; et le jeudi, naguère congé des écoliers, retrouver l’aristocratie de la connaissance et de l’imagination pour veiller sur notre instrument de travail ! Non pas régenter la langue, dont c’est l’essence et la chance de narguer règlements et définitions, mais la soigner telle une roseraie. »

Et il ajoutait :

« J’ai comparé l’Académie à une roseraie en souvenir de Jacques de Lacretelle qui aimait ces endroits, mais c’est à un sanctuaire plutôt que l’on songe. Voilà plus de cinquante ans qu’en passant sur ce quai attendrissant d’harmonie, devant ce dôme de Saint-Pierre en miniature, je me dis « tiens c’est là que des gens d’esprit, depuis Richelieu, continuent à croire en l’esprit » et je presse le pas, plus léger. »

Ce Bertrand Poirot-Delpech que l’Académie avait élu, elle en connaissait toutes les facettes, un grand journaliste, un romancier talentueux, un polémiste, un moraliste. Mais avant tout un esprit libre, irrespectueux, piétinant dans ses livres, et ses articles, les idées reçues et les conventions, ce qui lui attira cette apostrophe de François Mauriac : « Élève Poirot-Delpech, cessez un instant de ricaner. »

Ce que la vieille dame du quai Conti saluait en élisant Bertrand Poirot-Delpech, c’était son grand talent qui avait le visage de la jeunesse, de l’insolence, de l’amour de la vie, des livres, du théâtre et de la mer. Et le visage de l’amitié, car Bertrand Poirot-Delpech avait un sens inné de l’amitié. Ce bel homme blond aux yeux bleus, à l’élégante silhouette, aux allures de dandy qui préférait sa bicyclette aux voitures, si beau dans ce costume que nous avons revêtu aujourd’hui en son honneur, comme il le faisait toujours en l’honneur de ceux qui l’ont précédé dans la mort, fut pour l’Académie la plus précieuse des recrues. En vingt ans, il ne manqua jamais une séance, toujours prêt à assumer les tâches qui incombent aux académiciens et qui assurent la vie de l’institution. Il reçut, et avec quel talent, le Commandant Cousteau, Michel Serres, Érik Orsenna, René de Obaldia, apportant dans chacun de ses discours cette légèreté et ce charme qui étaient sa marque propre.

Dans notre annuaire où, après la liste de nos propres publications, une rubrique particulière recense les « travaux académiques », c'est-à-dire le temps donné à l’institution, celle de Bertrand compte parmi les plus denses.

Et le plus important, au chapitre de cette vie académique si remplie, est que Bertrand Poirot-Delpech était membre du petit groupe de la Commission du Dictionnaire qui siégeait tout le jeudi et non simplement en séance plénière, et qui, après avoir travaillé à l’Académie, revoyait encore à domicile ce qui avait été accompli. C’est ce qu’il appelait nos devoirs de vacances. Si j’insiste sur cette vie d’académicien, c’est parce que notre confrère l’avait voulue. Il s’y était investi totalement. Ce qu’il apportait à la Compagnie, c’était certes sa passion de la langue, mais aussi toutes ses passions, tout son savoir et une immense culture. Il y apporta aussi la blessure qui a marqué sa vie. La découverte, lorsqu’il était lycéen, par un matin terrible d’hiver, de l’absence d’élèves à l’appel. Ils étaient Juifs, ils avaient été raflés. Bertrand Poirot-Delpech avait été ce jour-là brutalement arraché à la quiétude de l’adolescence et il n’oubliera jamais ni les camarades disparus, ni la leçon de cette disparition. Tout une part de lui, de son temps sera donnée dès lors, avec la générosité qui le caractérisait, à inscrire cette expérience dans sa pensée et dans ses actes. De là son extraordinaire vigilance devant toute menace d’intolérance. De là aussi l’attention constante qu’il aura apportée à maintenir le souvenir des enfants d’Izieu, arrachés comme ses camarades de lycée à leur abri pour être livrés à l’enfer des camps. Bertrand Poirot-Delpech s’est voulu témoin de l’expérience affreuse du passé et guetteur attentif du présent, pour prévenir tout retour à cela.

Permettez-moi d’évoquer un instant ce qu’était notre vie, le jeudi, avec Bertrand Poirot-Delpech. Il arrivait en trombe, avant l’heure, pressé de partager avec tous les nouvelles du jour, de la semaine, celles du monde politique qui généralement l’indignaient, et il avait l’indignation féroce ; les nouvelles du monde littéraire aussi, ou encore de la pièce vue la veille. Il partageait tout, parce que le jeudi, dans son esprit, était le jour où nous mettions en commun non seulement le travail mais aussi nos grandes joies, nos petits plaisirs et nos peines. Lorsqu’une épreuve frappait l’un d’entre nous, il était le premier à venir à son secours, prêt à tout donner de lui, son temps, une aide matérielle et le réconfort d’une amitié puissante. Nous nous sommes trouvés tous deux, seuls, un jour d’hiver auprès de Jacques Laurent, qui avait décidé d’en finir avec la vie. Arrivés trop tard pour l’en empêcher, nous sommes restés à son chevet plusieurs heures, assurant une veillée funèbre fraternelle pour tenter de compenser la solitude et le désespoir qui avait conduit notre confrère à la mort. Je n’oublierai jamais ces moments si caractéristiques de la générosité de Bertrand, car c’est lui qui aura inspiré notre comportement commun. Par nature, il aimait les autres, il allait vers eux. Il pensait que nous avions manqué de vigilance dans le cas de Jacques Laurent. Et assis auprès de lui qui déjà, dans la mort, s’éloignait à chaque instant davantage de nous, il me disait « il faut qu’il sache, là où il est, que nous l’aimons, qu’il n’est pas seul, que nous sommes là ». Et c’est pour cela en effet que nous étions là, perdus de chagrin et de remords auprès de ce mort dont nous avions peut être négligé la détresse. Cet amour des autres, cette charité constante, c’était Bertrand. Il hurlait d’horreur devant l’oubli de ce mot magnifique de charité et son remplacement par un mot vide de sens, caritatif, lui qui sans répit répétait, je le cite : « Nos esprits sont engourdis par la langue de bois des politiques et les calembours de la presse ou de la publicité au point que nous perdons foi dans la finesse incomparable du verbe. » Car lui aimait passionnément la langue française, ses finesses dont il usait avec un art consommé, et pendant vingt ans il voulut avant tout être un croisé, un chevalier de la langue française, la plus parfaite qui existât au monde, disait-il.

Cet homme qui incarnait à nos yeux éblouis la vitalité, la santé, nous l’avons vu ces dernières années miné par la maladie, épuisé et découragé parce qu’il ne pouvait plus donner aux autres, à l’Académie autant qu’il l’avait toujours fait, et qu’il souhaitait continuer de le faire. Nous l’avons observé avec angoisse, lorsque, jusqu’à ces dernières semaines, il venait au prix d’un terrible effort nous rejoindre. Ses derniers moments d’énergie, c’est l’Académie qu’il les aura donnés. Et cette silhouette toujours plus frêle nous remplissait, me remplissait de chagrin, car il me fut, je veux le dire ici, un véritable frère durant ces seize années de jeudis partagés et de moments de fêtes improvisées, parce que nous avions du mal à nous quitter le jeudi soir. Je veux remercier sa famille, Loly d’abord, de ce que Bertrand a pu mourir chez lui entouré de siens, car il avait horreur d’une civilisation qui abandonnait les mourants aux hôpitaux. Sa fin si douce, dans sa maison, fut une grâce qui sa vie lui aura méritée.

Loly, Mathieu, Julie, Marie, tous les petits-enfants, les sœurs, toute la tribu Poirot-Delpech, vous savez que la famille académique n’oublie jamais ses morts ni ceux qu’elle a aimés, et donc rien ne pourra nous séparer de vous. Nous pleurons ensemble Bertrand aujourd’hui, ensemble nous ferons vivre son souvenir toujours.

Je voudrais, pour finir, rappeler un propos de Julien Green que Bertrand Poirot-Delpech aimait citer lorsque l’Académie perdait l’un des siens : « Tout homme est unique. Un homme qui disparaît emporte avec lui un monde qu’on n’avait jamais vu comme lui et qui ne se retrouvera jamais tel qu’il l’a vu. »

Bertrand, vous ne disparaissez pas de notre Compagnie, elle continuera à voir le monde que vous avez vu avec nous, par vos yeux. Et elle vous verra toujours à la place que vous occupiez le jeudi, car nul ne vous y remplacera, vous y serez toujours unique.

Au revoir Bertrand.

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* décédé le 14 novembre 2006