Hommage prononcé à l’occasion du décès de M. Georges Duby

Le 12 décembre 1996

Alain DECAUX

 

Hommage à M. Georges Duby*

 

 

Georges Duby, notre confrère, nous a quittés le 3 décembre, à l’âge de soixante-dix-sept ans. Notre séance publique de jeudi dernier ne nous a pas permis de rendre hommage plus tôt à sa mémoire.

Nous le savions malade, gravement. Il y a quelques mois il nous est revenu et, lui trouvant bien meilleur visage, nous nous sommes repris à espérer. Il s’est de nouveau mêlé aux délibérations de la Commission des prix d’histoire au sein de laquelle ses avis — toujours brefs, qu’ils fussent parlés ou écrits — n’étaient jamais discutés, tant il nous eût semblé dérisoire de ne point nous ranger à la voix du plus grand historien français vivant.

Le plus grand, oui, mais lorsque je porte mes regards vers la place qu’il occupait, ce qui me frappe, c’est l’extrême discrétion d’un homme dont l’œuvre avait porté le renom partout dans le monde.

Il ne venait pas prendre sa place, il s’y glissait. Ses interventions étaient rares et il ne parlait que si on l’en priait. Il fallait d’ailleurs, pour qu’il acceptât, que la question ressortît au seul domaine de la compétence qu’il voulait bien se reconnaître : le Moyen Âge.

Le bond en avant que lui doit, non seulement en France mais en Occident, l’histoire des sociétés médiévales est immense. Il s’agit non seulement d’un renouvellement total, mais d’un regard si neuf qu’il s’est changé en lumière.

Cette œuvre n’a pas suffi à le contenter. Un moyen nouveau d’expression s’offrait à lui. Il s’y est jeté et ce fut cette série, véritable monument en images et en mots, Le Temps des cathédrales qui, par un coup du sort qu’il s’était bien gardé de prévoir, a fait de lui une vedette. Il s’est voulu à l’origine de la Sept, préfiguration d’Arte, qu’il a présidée pendant plusieurs années, me confiant sa foi en l’entreprise et aussi son sourd regret de s’être laissé arracher à son œuvre d’historien.

Qui pourrait se vanter d’avoir percé tous les secrets de cet homme secret ? Une seule personne : son épouse, rencontrée sur les bancs de la faculté et qui, passionnée par les mêmes études, a partagé ses recherches et s’y est mêlée si étroitement que les familiers de Georges Duby ont cru parfois y reconnaître un ouvrage à quatre mains.

L’art de Georges Duby est né d’une méthode scientifique sans laquelle la « Nouvelle Histoire » n’aurait pas existé. La chance de celle-ci est d’avoir rencontré en lui un grand écrivain. Qui plus est — et on le sait peu — un homme qui, depuis l’enfance, a vécu -dans la fascination des peintres. Ne l’oublions pas : si un premier prix au Concours général lui a été décerné, c’est en dessin ! Soudain, tout nous devient clair. Le regard de M. Duby sur les cathédrales et celui qu’il portait, adolescent, sur ses peintres de prédilection sont issus de la même soif d’absolu.

L’Académie m’a accueilli avant M. Duby. Si nous avons consacré tous les deux notre vie à l’histoire, il est clair que ce n’est pas la même. Jamais M. Duby n’a paru s’en apercevoir.

Car cet homme redouté il le fut — était aussi un homme de cœur.

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* décédé le 3 décembre 1996.