Hommage à Jean Giraudoux, à Bellac

Le 1 juillet 1951

Édouard HERRIOT

Hommage à Jean Giraudoux

À BELLAC

Le 1er Juillet 1951

DISCOURS

DE

M. ÉDOUARD HERRIOT
délégué de l’Académie française

 

 

Madame,
Mesdames, Messieurs,

L’Académie française m’a chargé d’apporter mon hommage à Jean Giraudoux et j’ai bien volontiers accepté cette honorable mission ; mais on me permettra de dire que j’ai été conduit vers cette cérémonie surtout par mon souvenir personnel d’un être charmant, gracieux jusque dans l’ironie, qui fut à certains moments, mon collaborateur ; j’aimais cette nature ouverte et loyale avec un peu de mystère, le timbre voilé de sa parole, une intelligence apte à tous les travaux et je voudrais lui payer une dette d’amitié, de gratitude.

Son enfance, son adolescence, vous les avez connus ici mieux que nous. Ce que nous en savons, c’est ce qu’il nous en a révélé lui-même dans son admirable Nuit à Châteauroux, dans ce Châteauroux où il avait été interne sept ans, « coiffé de neuf couronnes », près de l’Indre dorée, et dont il évoque le lycée, un pauvre lycée de province comme ceux que nous avons aimés, malgré leurs laideurs.

1882-1944. Ces deux dates et six jeunes filles, parmi des feuillages mouvants, entourent comme un cercle d’or sa vie où nul temps ne fut perdu et son œuvre parfaitement une dans les variations de sa forme.

Cette œuvre de Giraudoux, écrit Paul Morand, « c’est un paysage du Centre, gentil dans le sens médiéval du mot, plein de sources cachées au pied des cratères, avec des fleuves se promenant en méandres comme l’Allier, comme la vie de Giraudoux elle-même, mais coulant sur un sol de basalte et de granit ». Ces deux écrivains se connurent à Munich où Jean avait été envoyé par une bourse ; ils y flânèrent ensemble, s’initièrent à l’Allemagne romantique celle de Novalis, l’auteur des Hymnes à la Nuit, de l’humoriste Jean-Paul Richter dont le style fait de saillies imprévues annonce déjà Simon le Pathétique, et de Chamisso, si nettement marqué d’influence française. Il est à la fois profond et fantaisiste. S’il rencontre le chemin « montant, sablonneux, malaisé », dont La Fontaine a fait le premier chemin de France, il ne le gravit pas, il survole ; car il a des ailes.

Giraudoux passa comme lecteur à Harvard. Pour la première fois, lui, sportif autant qu’intellectuel. (ces deux mots ne vont pas toujours ensemble) il se baigne dans ce grand pays de liberté où règne, non pas comme on nous le dit parfois, un matérialisme sordide mais l’idéalisme le plus enthousiaste et souvent le plus naïf. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que ni son contact avec la métaphysique allemande, ni son séjour au pays d’Edgard Poë n’ont altéré la sensibilité purement française de Giraudoux. Aux fleurs somptueuses des serres américaines, aux productions savantes ou même un peu pédantes des jardins allemands, il préfère la fleur champêtre de sa contrée : la scabieuse en robe demi-deuil, la marguerite dont les pétales sont autant d’oracles d’amour ou, jaillissant d’un buisson de fougères, la fusée pourpre de la digitale.

Lorsqu’il publie sa première œuvre, De ma fenêtre, dans la revue l’Ermitage, signée du pseudonyme Emmanuel Manière, il a déjà son style, sa finesse minutieuse d’observation, sa phrase pareille à une gerbe d’artifice. Subtilement, il analyse la chute des feuilles mortes, la procession des heures, l’arrivée ou le départ du soleil, une fontaine qui divise le chemin entre Tours et Châteauroux. André Gide signalait dans ces Nouveaux Prétextes, l’écrivain qui naissait sur le seuil du XXe siècle. Si je me rappelle bien certaines confidences, Giraudoux écrivait vite, et comme d’un seul trait. Mais il faut le lire lentement et nous ne le jugerons bien dans son riche développement, que lorsque nous posséderons l’édition attendue de ses œuvres complètes.

Simon le Pathétique, sorte d’autobiographie est conçue cette époque, marquée par l’entrée de Giraudoux au service de presse des Affaires Étrangères et par son amitié pour Philippe Berthelot. Cette liaison avec le plus intellectuel des diplomates jouera un grand rôle dans sa vie.

De 1908 à 1914, il fréquente le Quartier Latin et le café Vachette où j’étais allé moi-même, jeune normalien, admirer Moréas qui, tout en rêvant aux astres, jouait aux cartes en compagnie de mon bon maître, Bracke-Desrousseaux, le seul homme de France capable de corriger un thème grec. Giraudoux écrivait des contes pour le journal Le Matin.

En 1909, dans l’École des Indifférents, il nous raconte l’Amérique. Mais ce ne sont là que des essais avant le grand drame, qui va le révéler à lui-même.

La guerre de 1914 fait de Giraudoux un sergent au 298e d’infanterie, le sergent d’Adorable Clio. Il combat en Alsace, reçoit sa première blessure, est soigné à Bordeaux, devient sous-lieutenant. Son témoignage sur le conflit de 1914 est, selon moi, la partie la plus vigoureuse de son œuvre. « Je suis, a-t-il écrit dans Bella, le seul soldat qui soit parti pour la guerre en sachant qu’elle était dangereuse… J’étais un atome épuré de la guerre ». Son récit des grands jours de septembre, les Cinq soirs et les cinq réveils de la Marne est, puisque nous n’avons pas le carnet de route de Péguy, le document le plus poignant sur ces heures d’héroïsme ; les noms des combattants s’encadrent du nom des villages ; on emporte les blessés dont on entend les plaintes parmi les incendies ; on aperçoit les meurtrissures de la terre elle-même avec ses crevasses et ses sillons bousculés, on voit passer les prisonniers et les Compagnies de renfort, on assiste à une attaque dans l’Aube, et, parmi les désastres de toute sorte, ce détail apparaît que Giraudoux n’oubliera pas : le soldat qui a perdu la mémoire.

L’expédition des Dardanelles d’où il est évacué avec une balle dans 1a hanche et une entérite, éprouva durement sa santé. Nous lui devons les belles pages de Lectures pour une ombre, écrites sous les oliviers d’argent près du golfe de feu.

En 1916, Giraudoux est délégué au Portugal comme instructeur militaire. Il voit Lisbonne « qui se fermait et s’ouvrait comme un éventail », les passages à niveau avec leurs gardiennes indigo, les pêcheuses ceintes d’un cordage, les « jeunes femmes aux tempes moites, gantées de jaune, vêtues de mousselines, avec des bas noirs à ramages et des feutres blancs ». Ses lettres intimes de cette époque sont pleines d’enjouement et de soleil. Il mange des nouilles dans un parfum de piment et d’huile », s’enivre des belles couleurs répandues sur les petits palais et du pittoresque des quarteronnes et des créoles, des fenêtres pavoisées de drapeaux français et de perroquets mais il ressent ce qu’il appelle le « mal de la guerre » et il voudrait retourner au front. De la terrible épreuve datent ses premiers grands livres : Amica America, Adorable Clio, Lectures pour une ombre. Ce sont déjà trois chefs-d’œuvre.

C’est alors, en février 1917, que Philippe Berthelot le renvoie à Harvard comme officier instructeur. Je me rappelle avoir vu leur là-bas, au seuil de l’Université une admirable fresque, pleine de fougue où sont représentés les jeunes Américains s’élançant vers la Guerre. Ces jeunes héros, c’étaient les anciens élèves de l’officier instructeur ; il les traita comme des cadets au sens vrai du mot, un peu excédé par les banquets, les réceptions et les discours. Mais la guerre finira. Cet événement lui inspire, en juillet 1919, des pages émouvantes dans leur simplicité : « Voici que je ne m’endormirai plus sur l’épaule d’un bourrelier, sur le cœur d’un menuisier ; mes jambes ne se prendront plus le soir, — qu’il était ardu de les démêler le matin — dans les jambes d’un charretier, d’un plongeur. La tête de Chinard, le sabotier, ne retombera pas toute la nuit sur mes genoux durement, comme une coque tombée d’un arbre et je n’aurai plus à la reposer près de moi, doucement, en y mettant les deux mains. Mon tambour, le jardinier, ne soufflera plus à mon oreille... »

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Après la guerre, Giraudoux devient directeur du Service des Œuvres françaises à l’étranger ; il groupe les créations qui étendent au dehors notre action.

Coup sur coup, il publie Elpenor, Suzanne et le Pacifique, Siegfried et le Limousin. Siegfried le plus populaire, je pense, de ses romans développe le thème esquissé, jadis, en une phrase, celui du soldat amnésique. Le Français Jean Forestier est devenu l’Allemand von Kleist. Mais sur ce thème, que de variations ! Que de personnages ! Ce Zelten, qui avait été le camarade à Munich de Giraudoux et demeure son lien avec l’Allem ; Geneviève Prat, la femme sculpteur, Eva, l’infirmière qui a guéri Kleist, et tant d’autres. Le roman est une méditation incessante sur les génies comparés de l’Allemagne et de la France. Les descriptions, les analyses se succèdent, certes un peu guindées, mais riches de sens caché. « C’est une impropriété, — dit le prince, — de parler d’une Allemagne en guerre et d’une Allemagne en paix. Il n’y a que l’Allemagne. Entre la paix allemande et la guerre allemande, il n’y a pas, comme entre la paix française et la guerre française, une différence de nature mais de degré. La guerre ne transforme ni nos âmes ni nos mœurs. Le jour de la mobilisation, les sergents n’ont pas eu à distribuer à nos soldats, comme ils le devaient en Angleterre et en France, avec les musettes et les jambières, des sentiments homicides nouveaux pour eux et à leur en apprendre le maniement. De 1914 à 1918, les femmes allemandes ont à peine trompé davantage leurs maris, les collectionneurs de livres libertins augmentèrent à peine leurs achats, les littérateurs ne se turent point. Tant c’est le paroxysme qui est normal en Allemagne et non l’ordre ! » Et cette autre définition : « L’Allemagne est le mouvement et la France le repos ». C’est bien vrai. Le conflit traditionnel de la France et de l’Allemagne, c’est le conflit entre le verbe werden, devenir et le verbe sein, être, La France cherche un équilibre, avec des points fixes, déterminés par le droit, l’Allemagne inclut le présent dans la transformation continue du monde ; sa mauvaise foi a des racines métaphysiques.

Au fond, c’est toujours le souvenir ou l’image de la guerre qui tourmente Giraudoux ; il y a dans son roman, des images plus gaies dans leur vérité : « Chaque Allemand ne connaît que sa spécialité ; pour le reste, il s’en remet au gouvernement ». À quoi l’Allemand répond : « La morale de la France, c’est le pot de fard ». Il se trouve que Zelten prend le pouvoir et que Kleist fait partie d’un nouveau Sénat. Il va retrouver, il retrouve sa patrie. Il reprend conscience de lui-même. « Je sens que j’ai été un élément étranger en Allemagne ; je me rends compte aujourd’hui seulement des malaises, des douleurs provoquées par elle en moi et qui m’indiqueront peut-être mon vrai peuple ; cette peine que j’avais toujours à rouler le verbe à la fin, cette manie de ne pas croire les journaux, ce besoin d’avoir les cheveux non rasés, d’exiger une preuve à toute affirmation, un statut précis aux relations des États avec l’Empire et du cœur avec les sens ».

La disparition de Jérôme Bardini commente les dernières années de Giraudoux lorsqu’il inspecte à travers le monde les postes diplomatiques et consulaires. Notre ami Joxe vient de nous montrer, en termes éclatants, quelle avait été l’efficacité de son rôle de grand commis. Bella, qui parait en 1926, est, en quelque manière, une œuvre historique. Le conflit des Berthelot et de Poincaré avait pris l’ampleur et le caractère de la lutte de Montaigu et des Capulet. Lorsque l’on célébra le grand savant au Panthéon, Raymond Poincaré prononça un admirable discours. Dès qu’il revint à son fauteuil, assis près de lui (j’étais alors son ministre) je le félicitai du bel hommage dont il avait encadré l’image de Berthelot. Il m’arrêta brusquement : « Je le détestais », me dit-il. Mais la famille du chimiste avait aussi ses amis acharnés. Je vois encore Aristide Briand et Léon Blum entrant dans mon cabinet, au quai d’Orsay, pour me prier de réintégrer Philippe, disgracié par Poincaré. C’est que je fis. Giraudoux était resté fidèle à son protecteur. C’est tout le sujet de Bella. Cette fois, l’écrivain, par dévouement pour son ami, se montra féroce.

Au théâtre, Giraudoux eut vite fait de s’imposer avec Siegfried, Amphitryon, Judith, Electre, La guerre de Troie, Intermezzo, Sodome et Gomorrhe. Il accentue ses plans, il simplifie. Siegfried monte sur la scène en 1928, allégé, transformé. À la Comédie des Champs-Elysées en novembre 1929, Valentine Tessier, avec quel talent, fait triompher son Amphitryon 38. Au théâtre Pigalle, en 1931, c’est l’éblouissante Judith. Qui donc aurait oublié ces représentations de La guerre de Troie données en 1935 au Théâtre de l’Athénée, sous la direction du maître Louis Jouvet avec Madeleine Ozeray en Hélène et Pierre Renoir en Ulysse. Plus encore que dans le roman, il s’impose, il a son public d’intellectuels, de délicats. Ses drames qui sont autant de songes d’un jour d’été, semblent écrits par Obéron lui-même ; son style est la plante enchantée qui fait naître le désir au cœur des jeunes filles.

Ses Pleins pouvoirs le montrent sous un dernier aspect. Il vit la débâcle ; il en étudie les prémisses, à la veille de la guerre. Dans ce livre qu’il faut bien dire politique, il s’ingénie à évoquer les vraies gloires de la France, ses gloires spirituelles. Il retrouve ainsi son orgueil national qui lui est si cher et qui lui fait définir notre pays comme représentant l’impérialisme de la liberté. C’est, en quelque manière, son testament qui ne contredit pas son œuvre ni sa vie. Il veut pour son pays un rôle de premier plan dans le Conseil humain. L’ouvrage contient des suggestions qui sont, aujourd’hui encore, pleines de vertu.

Cher Giraudoux, âme charmante, esprit scintillant comme une étoile, je suis venu vous dire adieu. Je ne dis pas que je saisisse toujours toutes les nuances de votre pensée. J’ai parfois envie de vous dire comme votre Andromaque à Cassandre : « Je ne comprends pas les abstractions ». C’est que je suis d’un autre âge que le vôtre ; je suis vieux et vous demeurez la jeunesse même ; mais c’est Cassandre qui était la clairvoyance. Il y a des classiques de toutes les époques. Vous en êtes un, de ce XXe siècle si trépidant, si convulsif ; vous avez lu Voltaire et vous nous rappelez souvent ce Marivaux qui fût un si grand esprit. De votre vie universitaire vous avez gardé l’intelligence et le goût de l’antiquité mais vous en parlez comme Lucien de Samosate avec une libre verve. Par dessus tout, vous avez aimé et célébré la France, non la France des monuments héroïques ou des somptueux décors mais celle des bourgs et des villages, celle des paysages si chargés d’histoire que chacun d’eux semble réfléchir et penser, celle des maisons chenues qui sont assises en tailleur sur la pente des collines ; celle des clochers branlants, pareils à des bonnets de vieille femme qui semblent recueillir tous les bruits humains ; celle des rivières qui bavardent en patois. Et s’il fallait définir en quelques mots brefs la conviction qui a résumé et dominé votre œuvre, votre vie, je les trouverais dans Adorable Clio : « O France, ô bien aimée ».