Homélie prononcée lors des obsèques de M. Jean Guitton, en l’église Saint-Louis des Invalides

Le 25 mars 1999

Jean-Marie LUSTIGER

Homélie de M. le cardinal Jean-Marie Lustiger
Archevêque de Paris
prononcée lors des obsèques de M. Jean Guitton*

en l’église Saint-Louis-des-Invalides
le jeudi 25 mars 1999

     Jean Guitton a peint pour cette église Saint-Louis-des-Invalides le Chemin de Croix. Pour cette raison, il a voulu que ses obsèques soient célébrées ici. Nous lui devons de parcourir le « chemin » tracé par cette œuvre pour accueillir le message qu’il nous adresse. Il a écrit : « L’acte de peindre est pour moi une contemplation, un acte iconique. » Il nous invite donc à contempler le Christ en sa Passion.

     Pour chaque station, pour chaque arrêt en ce chemin, Jean Guitton a réalisé une toile – une icône – sur laquelle il a écrit une courte phrase que la peinture éclaire et qui révèle ce qu’il a peint.

     Dans cinq stations, Jésus est représenté avec un autre personnage : Pilate, Marie, Simon de Cyrène, Véronique, les filles de Jérusalem. Jean Guitton est en quelque sorte chacun d’eux tour à tour.

     Jésus, en état d’arrestation, a dit à Pilate : « Tout homme qui est pour la vérité écoute ma voix. » « Qu’est-ce que la vérité ? », demande Pilate. Par cette phrase que Jean Guitton a écrite au bas du tableau s’arrête le dialogue.

     Les deux visages nous sont présentés, non face à face, mais côte à côte. Pilate, triste et enfermé dans son incertitude, les yeux baissés, se penche vers Jésus. Jésus, en dessous de lui, lève le regard vers le ciel.

     Jean Guitton, le philosophe, n’a pas échappé à l’interrogation finale de Pilate ; il en a fait sa question initiale. Jean Guitton, le chrétien, a écouté la voix de Jésus pour un dialogue qui ne finira jamais dans le face-à-face éternel.

     La rencontre de Jésus avec sa Mère nous montre le visage de Marie en dessous de celui de Jésus. L’un et l’autre ont les yeux clos sur la lumière intérieure de l’âme qui illumine les jaunes et les rouges de la toile.

     Jean Guitton écrit : « Mon fils, pourquoi m’avoir fait cela ? » Parole dite par Marie au Temple lorsque l’Enfant-Jésus y était demeuré, tenu pour perdu par sa Mère.

     Dialogue silencieux de l’Église et de son Seigneur, auquel, humblement, prend part Jean Guitton lorsqu’il s’avance avec le Christ vers le silence de la mort.

     Simon de Cyrène aide Jésus à porter sa croix.

     Jean Guitton écrit : « Portez les fardeaux les uns des autres. » Simon de Cyrène, comme Pilate, regarde Jésus placé en dessous de lui. Simon, les yeux baissés, plein de respect, enserre Jésus de son bras. Jésus, renversé par la barre de la croix, regarde vers le ciel.

     Comme Simon, Jean Guitton sait que, malgré son indignité, il porte une part de la croix du Fils qui, seul, connaît le Père.

     Véronique tient de sa main le linge blanc sur lequel apparaît la face couronnée d’épines. Dans le bas de l’icône, Jésus, de profil, porte la croix.

     Jean Guitton écrit : « Ton visage, ô mon Dieu, grave-le dans mon cœur. » C’est là sa prière la plus constante et la plus répétée. Dans l’épreuve de sa mort, par la Passion du Christ, il sera exaucé.

     Les filles de Jérusalem entourent le visage couronné d’épines. Jean Guitton a peint leurs yeux grands ouverts pour les larmes.

     Il écrit cette phrase de Jésus : « Ne pleurez pas sur moi, pleurez sur vous. » Pour lui-même et ses péchés, il demande de pouvoir pleurer.

     En sept autres stations, Jésus est seul.
     Jean Guitton s’efface devant Celui qu’il contemple.

     Jésus est chargé de sa croix. Son visage serein est tourné vers le ciel. Ses bras écartés épousent l’horizontale de la croix.

     Jean Guitton écrit : « Père, pardonne-leur », anticipant ainsi la crucifixion. Doux triomphe de la miséricorde, règle d’or accomplie par la croix, pour que les hommes soient délivrés de la violence.

     Ici, le philosophe reçoit du chrétien la vérité de sa vie.

     Lorsque Jésus tombe pour la première fois, Jean Guitton écrit : « Je me lèverai et j’irai vers mon Père. » Il met dans la bouche de Jésus la parole de l’enfant prodigue.

     Avec Jésus à terre, Jean Guitton se découvre fils perdu et retrouvé par l’amour du Père des cieux.

     Lorsque Jésus tombe pour la deuxième fois, Jean Guitton écrit : « Seigneur, c’est toi qui me relèves. »

     Qui parle ? Jésus à son Père ? Oui. Mais aussi Jean Guitton à Jésus qui le relève, lui, le pécheur.

     Jean Guitton écrit : « Jésus tombe pour la troisième fois. » Le visage peint est celui de l’Homme de douleur, mais les yeux levés : vers qui ? Vers nous ? Vers son Père ? Jean Guitton se tait et contemple le secret du plus grand amour : donner sa vie pour ceux qu’on aime.

     « Jésus est dépouillé de ses vêtements », écrit Jean Guitton.

     Il peint le corps du Seigneur, dénudé, regard clos, tête penchée. Le bleu profond du ciel baigne ce pauvre corps qui va vers la mort.

     Contemplant la chair et l’esprit, l’icône se fait muette devant le grand mystère de la foi. Véritable corps de chair qui souffre pour nous, chair du Verbe éternel.

     Jésus est mis en croix. Le peintre joue sur les mêmes couleurs, bleus et rouges profonds. Le regard de Jésus nous échappe. Ses yeux sont baissés, fermés ; la sérénité est comme d’avance celle de la mort.

     Jean Guitton écrit cette phrase de Jésus : « J’attirerai tout à moi. » Dans cette obscurité, le philosophe découvre la lumière du salut, la lumière de la vérité pour tout homme.

     Jésus meurt sur la croix. La toile est entièrement blanche. La tête de Jésus, mort, porte les marques de la Passion et est irradiée de lumière.

     Jean Guitton écrit : « En penchant la tête, il souffla l’Esprit », que l’on voit jaillir, telle une colombe, de la bouche de Jésus. Il s’agit de l’Esprit Saint.

     Un repeint est visible au bas du tableau. Jean Guitton avait probablement écrit : « Il remit, ou bien, il rendit l’Esprit. » Corrigeant sa traduction, il fait la plus forte profession de foi : la mort de Jésus est donation, déjà Pentecôte.

     Jésus, mort, est détaché de la croix.

     « Juxta crucem, Tecum stare », écrit Jean Guitton. Ce vers de l’hymne Stabat Mater nous montre le corps lumineux du Christ mort, porté dans les bras de Marie, de l’Église. Elle est vêtue de pourpre et couronnée de gloire, alors que son visage, ombré de tristesse, se recueille dans la foi.

     « Avec toi, être debout près de la croix », demande Jean Guitton.

     « Si le grain ne meurt », écrit Jean Guitton sur l’icône de Jésus mis au tombeau. Là est le secret de la mort d’un chrétien dans l’offrande de sa vie.

     Jean Guitton a peint une quinzième et dernière icône, non de lui-même, mais parce que cela lui a été demandé. Résurrection et Ascension en même temps.

     Et Jean Guitton écrit : « Je vais à mon Père. »

     Parole de Jésus que l’humble baptisé, dépouillé désormais de toute gloire humaine, prononce à son tour, dans l’audacieuse espérance des enfants de Dieu.

     C’est la foi de Jean Guitton.

     C’est la nôtre.

     C’est notre prière pour lui.

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* décédé le 21 mars 1999.