Funérailles de M. Alfred de Musset

Le 4 mai 1857

Louis, dit Ludovic VITET

FUNÉRAILLES DE M. ALFRED DE MUSSET

DISCOURS DE M. VITET,
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE,

PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES

DE M. ALFRED DE MUSSET,

Le lundi 4 mai 1857.

 

MESSIEURS,

L’Académie subit une cruelle épreuve ; la mort fait dans ses rangs des vides imprévus. Naguère vous perdiez, avant l’heure, un homme que vous aimiez tous, et dont l’absence vous étonne et vous émeut encore, noble esprit, cœur vaillant, chaleureuse nature, qui semblait ne pouvoir s’éteindre, et que l’âge n’aurait jamais glacé; aujourd’hui c’est un autre confrère, encore moins avancé dans la vie, qu’il faut conduire à cette tombe !

Qui de nous aurait cru lui survivre, lorsque, si jeune encore, il y a cinq ans à peine, il entrait dans la Compagnie ; lorsque vous l’appeliez, avec bonheur, à la place qu’il s’était conquise et que lui décernait, de concert avec vous, cette faveur publique, clairvoyante et sincère, dont vous n’hésitez pas, dont vous aimez toujours à sanctionner les choix ?

Votre empressement à l’accueillir alors, votre deuil d’aujourd’hui s’expliquent d’un seul mot : c’était un esprit rare, original, exquis, qu’Alfred de Musset ; disons mieux, disons tout, c’était un poëte ! un de ces hommes à qui le ciel, souvent au prix de misères, de faiblesses, d’indicibles souffrances, semble livrer ses secrets, et qui, par une exception sans égale, en reçoivent un don merveilleux et divin, de sentir, d’exprimer et de peindre. Enfants privilégiés qu’il faut aimer, juger avec indulgence, car ils sont en ce monde moins pour s’y gouverner eux-mêmes que pour charnier et consoler les autres.

Celui que nous perdons était de cette noble race. N’essayons pas ici de parler de ses vers, de faire l’histoire de son talent, d’en peindre les débuts, les progrès, les contrastes, les côtés imparfaits, regrettables, les franches et saines beautés. Ce mélange indéfinissable de chimère et de raison, d’ironique sécheresse, et d’émouvante mélancolie, la grâce, la passion, l’élégant badinage, les mille traits brillants dont son œuvre étincelle, tout cela ne pourra se dire que dans un autre temps et dans un autre lieu. En face d’un cercueil, ce spectacle littéraire serait presque une profanation.

Nous ne voulons parler ici que de nos regrets, de la douloureuse surprise qui nous a tous saisis à la nouvelle de cette mort. Une santé défaillante pouvait sans doute inspirer quelques craintes, mais la force de l’âge semblait le protéger. Il vivait, et sa muse avait beau sommeiller, tant qu’il était debout, nous gardions un espoir de réveil. L’étincelle céleste pouvait se ranimer. C’en est fait aujourd’hui, l’étincelle est éteinte et la lyre est brisée : nous ne l’entendrons plus !

Faut-il le dire ? et ceux qui l’ont aimé, qui le pleurent, nous pardonneront-ils ? Si ses forces épuisées ne devaient plus renaître, si le poète avait quitté la terre pour ne plus revenir, on doit remercier Dieu d’avoir hâté la fin d’inutiles souffrances. Nous ne l’entendrons plus, mais nous répéterons et nous croirons toujours nouvelles les délicieuses mélodies qu’il nous lègue en mourant. Si peu qu’il ait vécu, il avait fait sa tâche, il laisse un nom qui ne périra pas.