« Éloge de François Raynouard, ancien secrétaire perpétuel de l’Académie française ». Discours prononcé devant l’Académie du Var

Le 14 juin 1989

Pierre MOINOT

Réception de M. Pierre Moinot
à l’Académie nationale du Var

 

Mesdames et Messieurs les Académiciens,
Mesdames, Messieurs,

Commençons, si vous le voulez bien, par une image : le portrait d’un homme, en pied, culottes de soie blanche, qui tient le revers de sa jaquette académique ; il semble désigner de son autre main un document posé sur la table au premier plan, dont le titre est manuscrit : « Rapport relatif au projet de loi sur la liberté de la presse ». Un très jeune secrétaire, la plume à la main, semble attendre quelque maxime que va lui dicter cette bouche de moraliste dont le sourire paraît légèrement sceptique, comme le regard est à la fois très vif, sans illusion, mais sans amertume. Le personnage a dépassé la cinquantaine, il est petit, râblé, avec des cheveux gris-blanc, d’épais sourcils noirs très arrondis, des yeux très noirs, un nez fin et rusé ; il ressemble par sa pose un peu théâtrale à un homme du XVIIIe siècle, mais qui aurait eu la Légion d’honneur sous l’Empire et la croix de Saint-Michel sous la Restauration. Quand on passe devant ce grand portrait dans un des salons de l’Institut de France, on se sent assez fier de cet ancêtre anonyme qui a voulu défendre la liberté de la presse ; et on se dit qu’avec ce front obstiné et ce regard si peu soumis, il a également dû défendre d’autres libertés que celle-là.

Il a fallu, Mesdames et Messieurs les Académiciens, l’honneur que vous m’avez fait de m’admettre dans votre Compagnie pour que le mystère de ce tableau familier s’éclaircisse. Le seul mérite qui m’ait valu votre suffrage est sans doute la parenté que vous teniez à souligner en ma personne entre votre Académie et une autre dont je suis membre, également très ancienne, attachée comme la vôtre à défendre la langue et les lettres, et comme vous soucieuse de continuité. J’ai donc cherché parmi mes aînés ceux qui pouvaient s’enorgueillir de cette double qualité, et j’ai d’abord trouvé, bien sûr, André Roussin, si fin, si subtil, si habile à mêler le sourire et le rêve. Mais André Roussin est encore si présent pour chacun de nous qu’en l’évoquant nous nous disons qu’il a dû être empêché de venir, qu’il va peut-être entrer, avec son sourire et son amitié — et je veux laisser cette magie intacte. J’ai donc pris le parti de remonter beaucoup plus loin, jusqu’à votre naissance. En ce moment où j’ai la fierté d’être reçu par vous, j’ai choisi de me placer sous les auspices d’un des pères fondateurs de votre Académie, secrétaire perpétuel de l’Académie française, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, et j’ai découvert en même temps qu’il était ce personnage vigoureux peint par Ary Scheffer aux environs de 1815, mais qui porte sur son visage le souvenir d’avoir eu vingt ans vers 1789. C’est François, Juste, Marie, Raynouard, Raynouard du Var, comme il aimait à se nommer lui-même selon la coutume des députés à la Législative.

Imaginez-le dans une belle matinée de 1784 : il a vingt-trois ans, il a quitté son cher Brignoles dans la nuit et est parti pour Aix à pied, comme d’habitude — Brignoles-Aix évalué en lieues, je vous laisse faire le calcul — mais cette fois l’événement est d’importance, il soutient sa thèse à l’école de Droit, avec l’espoir, dès qu’il sera docteur, de s’installer comme avocat. C’est ce que souhaite son père qui attend une charge de procureur du roi à la sénéchaussée, parce que la robe est de tradition familiale. Sa mère, Élisabeth Goujon, depuis ce 7 novembre 1761 où il est né, a une ambition plus secrète, elle voudrait qu’il fût poète ; et, en effet, au petit séminaire d’Aix où il a fait ses humanités, il a si bien rimé des épigrammes que l’un d’eux, un peu trop vif, a failli attirer de graves ennuis à sa famille et le faire injustement renvoyer comme esprit subversif, alors qu’il est un excellent élève un peu trop malicieux. Déjà paraissent en lui ses doubles : le raisonnable et le frondeur, l’homme d’ordre et le rebelle.

À peine installé comme avocat à Brignoles, c’est le frondeur qui l’emporte. Non pas que le droit l’ennuie, mais c’est une proie bien pâle à côté de l’ombre si tentante des belles lettres qui, pour un garçon de cet âge, sont à Paris. Il arrive, à vingt-trois ans, dans une capitale fort calme. On trace sur la neige des vers à la louange du roi Louis XVI qui a su garantir les pauvres de la rigueur du froid. Les esprits, aussi bien, sont échauffés, un monde intellectuel agité a pris le relais des grands hommes vieillissants du milieu du siècle. Marmontel, Chamfort, La Harpe, Florian, d’Alembert, Malesherbes, Condorcet honorent l’Académie, Bernardin de Saint-Pierre entre dans la suite attiédie de Rousseau, Beaumarchais fait jouer Le Mariage de Figaro avec des clins d’œil à Voltaire, l’abbé Delille et Parny prennent l’héritage des « bergeries » galantes ou élégiaques. Il aurait fallu, pour qu’un jeune provincial inconnu forçât les portes de cette société, se faufiler par l’intrigue, se faire aimer par la flatterie ou gagner par le charme et la conversation les faveurs d’une protectrice. Raynouard est abrupt, brusque, très fier et peu doué pour la séduction des salons. En suivant au Collège de France un cours de littérature grecque dont il est l’unique auditeur, il comprend qu’il ne vivra pas là d’une plume qui n’a encore rien écrit, et que pour aborder Paris « fama, non fame », par le succès et non par la faim, il a besoin d’une bourse pleine.

Dès le début de 1785, il est inscrit au barreau de Draguignan et, là, tout réussit. Il a l’esprit clair, le réalisme et le don de parole des Provençaux ; mieux, ce qui compte pour un avocat, il gagne ses causes. On chuchote que dans une affaire de prise maritime contre le fisc qui paraissait perdue d’avance et dont dépendait la fortune de toute une famille, lui seul a su voir les points de droit favorables et a fait restituer à un client une somme énorme, six cent mille francs, dont la moitié lui est revenue ; mais il l’a renvoyée avec un petit mot : « Votre procès est gagné, vous me devez soixante francs pour honoraires et enregistrement. » Greuze aurait pu faire un tableau de ce désintéressement, mais Raynouard est bien trop malin pour ignorer combien ce petit mot va le servir : il a bientôt tant de clients qu’il les reçoit dans son bain. La fortune et la bonne renommée s’entendent mieux qu’on ne dit, Raynouard encore jeune est connu, presque riche, et l’avenir est tout tracé — si ce n’est que dans sa plus secrète pensée résonne le petit grelot d’un désir qui n’a pas cessé : devenir un poète tragique.

C’est l’Histoire qui lui en offre la première et sinistre occasion. Il vient d’applaudir au bouleversement de 1789 ; il a reconnu dans les idéaux révolutionnaires son amour de la justice, son goût profond de ce que l’époque appelle la vertu, et surtout peut-être la liberté dans les institutions dont la Provence a joui autrefois et qu’il retrouve avec enthousiasme. Il préside la « Société patriotique des amis de la Constitution et de l’égalité », qui s’est fondée à Brignoles et sa notoriété d’avocat l’a fait élire en 1791 député suppléant du Var à l’Assemblée législative, sans pour autant que cette suppléance l’éloigne de Brignoles et de Draguignan. Dès le mois de mai 1793, Raynouard, Girondin modéré, sait qu’il a tout à craindre avec l’arrivée au pouvoir de la Montagne. Son frère réussit à fuir en Italie. Lui, comme patriote, échappe tout juste à une arrestation par les royalistes qui tiennent Toulon ; puis, comme Girondin, il est trahi par la découverte d’une correspondance secrète qu’il entretient avec la section de Toulon, et avant même que l’insurrection ait été réprimée il est arrêté. La Convention a ordonné, en mars 1794, que tous les accusés politiques soient traduits à Paris. En juillet un convoi de prisonniers part de Grasse, passe par Brignoles où il se grossit d’une dizaine de détenus ; et voilà Raynouard dirigé à pied sur Paris, à marches forcées, se retrouvant poète dans le malheur et composant un chant funèbre où il dit courageusement adieu aux espérances qui vont lui échapper avec la vie.

Par bonheur, Paris est loin : il faudra trente-neuf jours au convoi pour arriver lez 5 août (8 fructidor) dans la prison du Plessis, face à la Sorbonne, tout juste après le 9 Thermidor. Voilà Raynouard libéré, à Paris, et dans un bouleversement tel que le poète oublie l’avocat. Lassé des voyages, il s’installe rue Saint-André-des-Arts dans un petit logement d’étudiant pour y achever la tragédie qu’il a commencé d’écrire dans sa captivité. Il la fait imprimer à quarante exemplaires dont il distribuera quelques-uns à ses amis et détruira plus tard tous les autres parce qu’il sent bien que l’œuvre, malgré quelques vers qui sonnent comme des maximes, n’est pas digne de ses ambitions. Gardons de Caton d’Utique une de ces maximes : « Un peuple qui se vend mérite qu’on l’achète », et oublions ce Caton roide, rude et emphatique, puisque lui-même l’a souhaité. Ce que lui a appris en tout cas ce grand orage révolutionnaire où il a évité la foudre de justesse, c’est qu’à côté du talent juridique, du sens exact des affaires et de la notoriété politique de ses trente ans, il a quelque chose d’autre qui le mène ; cette fois, il sait que le petit grelot de la poésie tragique pourra continuer de sonner dans sa tête avec un tintement plus crédible : il a fait son apprentissage.

Pourtant, rien ne change. Il revient à Brignoles où sont ses clients, ses électeurs, ses frères de langue et y est nommé en 1795 « commissaire chargé de la confection du catalogue des livres appartenant à la République ». L’année d’après, il va bien retrouver Paris pour y suivre les « cours d’Écoles normales » qui viennent d’être créés, et dont les professeurs de lettres sont de premier plan[1], mais ces cours, ancêtres de l’École normale supérieure, n’ont duré que quatre mois et Raynouard n’a pas envie d’être à Paris l’éternel élève. La fortune sans risques, et peut-être surtout sa chère Provence, sont entre Brignoles et Draguignan, où il gère ses affaires avec un soin parcimonieux. Pendant plusieurs années on pourra croire que Raynouard est ce qu’il paraît : un riche avocat plein de talent, un Girondin lassé de la politique et qui se désintéresse des bourrasques du Directoire. On pourra le croire jusqu’en 1802 où il part pour Paris, jusqu’au 6 nivôse de l’an XII où Suard, secrétaire perpétuel de la classe de littérature de l’Institut — l’Académie française ne sera rétablie qu’en 1816 — donne les résultats du concours d’éloquence poétique dont le sujet est — déjà ! — une phrase de Montesquieu : «La vertu est la base des républiques. »

« De quarante-deux pièces envoyées au concours, dit Suard, ... une seule, s’élevant beaucoup au-dessus des autres a bientôt réuni tous les suffrages de ses juges... Le choix heureux du sujet, la justesse des pensées, l’élévation des sentiments, la noblesse, la précision et l’élégance du style, le grand nombre de beaux vers dont elle est pleine ont déterminé la classe à lui décerner le prix. L’auteur n’avait pas joint son nom à son ouvrage[2] ... mais il s’est fait connaître à la classe : c’est M. Raynouard du Var. » Vous voyez que notre homme était encore un Parisien bien fragile, et qu’il se réclamait de Brignoles plus que de Passy. Il se réclamait aussi, de façon un peu trop emphatique, de la liberté qui avait marqué les débuts de « sa» République à lui, la Première, et c’est peut-être en songeant au Premier Consul de la Constitution de l’an VIII, qui allait se faire consul à vie, qu’il faisait dire à Socrate parlant aux citoyens d’Athènes devant le temple d’Aglaure :

« Forts contre l’injustice, ardents à la punir,

Vous frappe les tyrans, mais sans le devenir. »

Suard fit de lui un vif éloge, lui prédit qu’un jour il siégerait sous la Coupole et que peut-être il y deviendrait secrétaire perpétuel. Raynouard écoutait sans y croire, trop heureux de sa première couronne pour songer que d’autres pourraient venir.

Elles vinrent très vite. Il envoie au Théâtre français deux pièces dont l’une, Éléonore de Bavière, n’a pas été jouée, mais dont l’autre, bien que suspecte à la police du Consulat, est immédiatement mise en répétition. Le 14 mai 1805, Talma et Saint-Prix interprètent pour la première fois Les Templiers. C’est, d’un seul coup, un triomphe comme on n’en a pas vu depuis Voltaire. L’ouvrage immédiatement imprimé se crie dans les rues, on en vend six mille en un mois, on en donne trente-cinq représentations continues ; les critiques sont enthousiastes, sauf celle du Journal de l’Empire, mais la controverse ne fait que rendre le succès plus évident. En une soirée, le nom de Raynouard est célèbre.

Arrêtons-nous un instant, si vous le voulez bien, sur ces Templiers. C’est le texte remanié plus tard par Raynouard que j’ai eu sous les yeux, précédé d’une longue étude plus passionnée qu’objective, écrite en 1813, sur « la condamnation des chevaliers du Temple et la condamnation de leur ordre ». On a dit souvent qu’un héros parfait ne peut intéresser et c’est l’une des critiques que bien des années plus tard en fit Napoléon. « Cette pièce, disait-il, m’a semblé très froide... L’auteur paraît surtout avoir oublié... que le héros d’une tragédie ne doit être ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocent[3]. » Et Sainte-Beuve, qui juge assez sévèrement la pièce beaucoup plus tard, en 18 51, estime que l’auteur « plaide pour les Templiers comme un avocat qui veut obtenir qu’on casse une sentence plaiderait devant la Cour de cassation ». C’est vrai, le vocabulaire de la pièce nous lasse : vertu, honneur, gloire, devoir, estime, dévouement, c’est bien sûr le vocabulaire de Corneille, mais seuls quelques vers ont des accents ou plutôt des échos cornéliens, comme : « o désespoir, ô rage ! Toi, Templier ! », du vieux ministre Marigny à son jeune fils. D’autres étaient plus modernes : « La torture interroge et la douleur répond », dit la reine Jeanne — et Raynouard racontait en riant que ce vers devenu par la suite célèbre parce qu’il était déjà hugolien était dû à la censure, parce qu’il l’avait écrit en remplacement d’un autre dont elle exigeait la suppression. De même, dans le récit du supplice des chevaliers du Temple, le : « Mais il n’était plus temps, les chants avaient cessé » restera comme un classique dont semblent s’être inspirés Meyerbeer dans son opéra Les Huguenots et Bernanos, après Gertrude von Le Fort, dans le Dialogue des Carmélites.

En fait, ce que le public de 1805 a acclamé dans Les Templiers, en dehors des sentiments dont l’élévation tient plus à leur expression qu’à leur émotion, c’est ce qu’avait voulu Marie-Joseph de Chénier en 1789 : un théâtre qui « ouvrit la route à une tragédie vraiment nationale ». Bien sûr le XVIIIe siècle avait eu ses Bayard, ses Du Guesclin, ou ses Henri IV, mais la complication de leurs intrigues ennuyait autant que leur ton sermonneur ou philosophique. En 1805 le goût est resté à l’histoire nationale mais penche vers la morale, et Les Templiers se résument en un vers :

« L’homme a créé l’honneur, Dieu créa la vertu. »

Aujourd’hui, on dirait sans doute que c’est une pièce d’une monotonie vertueuse, d’une intrigue linéaire et attendue, d’un tragique un peu naïf. Elle est à la tragédie ce que les tableaux de Gérard sont à la peinture, bien faits, solennels et froids. Mais si la pièce est maintenant loin de notre goût, elle est toujours riche de quelques très beaux vers et elle tranche sur la poésie essoufflée qui dépérissait à l’ombre des trophées napoléoniens. Au reste Napoléon, malgré la sévérité qu’il montra plus tard, s’y intéressa vivement ainsi qu’à une autre pièce de Raynouard dont la police retardait sans cesse la publication, Les États de Blois.

C’est que Raynouard n’était pas seulement célèbre à Paris : il continuait de l’être à Brignoles et avait été présenté par le département du Var au Sénat pour être désigné comme membre du Corps législatif, en 1806. Bien plus, il avait été élu sur la liste des cinq candidats parmi lesquels Napoléon devait choisir le président du Corps législatif. Napoléon demanda l’avis de Fontanes. « Sire, dit Fontanes, Raynouard est un homme d’un grand sens, provençal, brutal, original et surtout indépendant. » L’Empereur se fit présenter ce « Provençal brutal » sous prétexte de lui parler de son théâtre. « Vos Templiers, dit Napoléon, ça buvait et mangeait le diable ! Au lieu que moi, Empereur, qu’est-ce que je coûte au peuple ? Qu’est-ce qu’il me faut par jour ? Un verre d’eau et de sucre ! » Car il ne croyait pas les Templiers si innocents, ni surtout Philippe le Bel si coupable, et Raynouard lui-même raconte la suite : « Cet homme qui, voyant si haut et si loin, voulait tout ramener à lui-même... me disait : "Vous auriez dû représenter ces oligarques menaçant le trône et l’État, et Philippe le Bel arrêtant leur complot et sauvant le royaume. — Sire, répondis-je, je n’aurais pas eu pour moi la vérité historique." » Un geste d’impatience me révélant sa pensée, j’ajoutai : « D’ailleurs, il m’aurait fallu un parterre de rois. » Sous-entendu : seuls des rois auraient trouvé bon que la vérité historique fût tournée pour grandir l’un d’entre eux, Philippe le Bel. Et autre sous-entendu : le parterre populaire qui m’a fait un triomphe ne l’aurait jamais admis. Et Raynouard ajoute, après cette fière réponse à l’Empereur : « Il lui échappa un demi-sourire. »

Méfiant, Napoléon se garda de nommer Raynouard président du Corps législatif. En 1810, il se fera représenter à Saint-Cloud Les États de Blois, où le personnage d’Henri IV est encore un modèle de perfection, d’héroïsme et de sentiments pacifiques, ce que l’empereur conquérant n’aima pas beaucoup, pas plus qu’il n’apprécia des vers comme :

« Souvent, par un rapide et terrible retour,

Le héros de la veille est le tyran du jour. »

ou « Qui parle est factieux, et qui se tait conspire. »

Mais il sursauta nettement lorsqu’il entendit

« L’herbe des champs renaît, l’arbuste reverdit,

Mais le jeune Français que moissonne le glaive

Du sommeil de la mort jamais ne se relève. »

On raconte qu’il prisa huit ou dix fois du tabac pendant la représentation avec une sorte de tic nerveux qui indiquait sa colère et, en sortant, il fit défendre qu’on jouât la pièce. Déjà, entre Napoléon et le Provençal indépendant, les choses allaient mal.

Les choses allaient mieux avec l’Académie, où Raynouard est élu d’une façon fort inhabituelle : comme il déteste solliciter et qu’il a gardé ce côté « sauvage » dont parlera Lamartine, il fait faire ses visites par son frère, mais, dès son élection, les confrères ne sachant trop à quel frère se vouer, il rend visite à chacun d’eux pour les remercier. Il développe dans son discours de réception la théorie que Les Templiers avaient mise en pratique, et traite de la tragédie dans son influence sur l’esprit national.

Il est arrivé, Mesdames et Messieurs, que l’audition d’un discours académique ne soit pas une partie de plaisir, mais vous avez la chance que je suis seul aujourd’hui alors que les auditeurs de Raynouard durent être d’autant plus éprouvés que l’Académie recevait le même jour trois nouveaux élus. Peut-être l’assistance a-t-elle glissé vers quelque somnolence en écoutant un sujet aussi aride traité dans un style saccadé, fait de paragraphes successifs qui n’ont chacun qu’une seule phrase et semblent le classement d’une suite d’idées dont le lien n’apparaît pas toujours. À deux reprises pourtant on se réveille : la première lorsque l’orateur suppose un concours où chaque nation n’a le droit de désigner qu’un seul champion parmi ses poètes tragiques : « Et nous tous’— oui, vous-mêmes qui savez admirer Racine... ah ! dans le péril de notre gloire littéraire un seul cri s’élèverait et ce cri, vous le prononcez avec moi : Corneille ! » Le second moment, plus surprenant, est un éloge final de Napoléon redevenu obligatoire comme l’était, pour les Académiciens du Grand Siècle, l’éloge de Louis XIV ; le dithyrambe y prend un ton de flatterie qui fait que pour la première fois Raynouard ne ressemble pas à ce qu’il est. Oublions-le en songeant que c’était un morceau de convenance, comme l’histoire littéraire a oublié toutes les tragédies que Raynouard composa comme des applications de ses théories dans la suite des Templiers et des États de Blois : Don Carlos, Charles Ierdont la représentation fut arrêtée par la police, Débora, Jeanne d’Arc à Orléans qui n’a pas été jouée faute d’actrice. Toutes ces pièces sont restées inédites et Raynouard s’y intéressa de moins en moins, en s’éloignant de l’écriture théâtrale pour ne conserver que le goût du théâtre, à travers des charges diverses où sa célébrité le fit nommer plus tard : une commission chargée de prévenir la décadence de l’art théâtral en France, le jury d’examen pour l’admission des acteurs au Théâtre français, ou le comité de lecture de l’Odéon.

La politique n’avait pas cessé pour autant. Élu pour la seconde fois au Corps législatif en 1811, il fut choisi le premier, à la fin de 1813, pour faire partie de la Commission de l’adresse, avec Laîné, Gallois, Flaugergues qui était membre de l’Académie du Var, et Maine de Biran, qui avait quitté la sous-préfecture de Bergerac et commencé son œuvre philosophique. La Commission devait se prononcer sur l’état de la France envahie et l’état des négociations entamées à Francfort avec les Puissances. Lainé fut chargé du rapport et Raynouard de l’adresse, mais un violent mal de gorge de Raynouard fit que Laîné lut seul les documents à l’Assemblée, le 29 décembre. L’Empereur attendait que l’adresse se soumît à sa volonté de poursuivre le combat, après les désastres de Russie et de Prusse, et n’imaginait ni que le rapport allait être sévère, ni que l’adresse serait impitoyable. Tous deux dénonçaient les abus de l’administration impériale, s’opposaient à la création de ressources extraordinaires, demandaient la paix et « l’exécution pleine et entière des lois qui assurent la liberté de la presse et la liberté individuelle ». Régnier, duc de Massa, qui venait d’être désigné comme président du Corps législatif sans qu’il y eût appartenu auparavant, interrompit la lecture du rapport : « Orateur, ce que vous dites là est inconstitutionnel ! » Raynouard se dressa de son banc pour crier malgré son enrouement : « Il n’y a ici d’inconstitutionnel que votre présence ! » Napoléon éclata de fureur, et le lendemain même ajourna indéfiniment le Corps législatif. La gloire que Raynouard avait conquise en un soir sur la scène, il l’avait désormais dans l’histoire comme un défenseur de la liberté. Il tient toujours ce rôle devant la Chambre de 1814 avec le rapport qu’Ary Scheffer a voulu faire figurer, comme un symbole, dans le grand portrait que possède l’Académie, sur le projet de loi relatif à la liberté de la presse. « Le jour où M. Raynouard présenta son rapport, écrit Thiers, l’affluence au palais de la Chambre fut considérable, on n’avait jamais vu pareil empressement... Le rapport, un peu diffus, un peu académique, n’ayant pas encore la simplicité et le nerf du langage des affaires... fut écouté avec une religieuse attention... Le soir, on n’avait pas dans Paris d’autre sujet de conversation. » Et Raynouard quelque temps après confirma sa réputation par un discours sur un sujet qui montre à quel point la politique se renouvelle peu : l’extension à donner à la naturalisation. Carnot, qui est à ce moment ministre de l’Intérieur de Louis XVIII, lui demande de prendre le portefeuille de la justice. C’est d’évidence un couronnement de carrière politique. Raynouard refuse ; il accepte seulement un siège au conseil de l’Instruction publique. Il refuse aussi le mandat que le Var lui donne à la Chambre des représentants ; une délégation de ses électeurs a beau venir de Provence à Paris pour le supplier d’accepter ce renouvellement, rien n’y fait : sans donner aucun motif, il se retire irrévocablement de la vie politique.

La raison de cet abandon, beaucoup croient la deviner lorsqu’en 1816 paraît le premier des six volumes du Choix des poésies originales des Troubadours : plus de théâtre, plus d’affaires publiques ; puisqu’il ne peut plus vivre en Provence il va vivre dans l’histoire de la langue provençale, il va transporter sur le quai Conti les berges du Carami et écrire une œuvre considérable à la fois par son érudition historique et littéraire, par sa science philologique et épigraphique qui vient de le faire élire à l’Académie des inscriptions, et aussi par la matière poétique elle-même, sortie de la poussière des siècles. Raynouard établit d’abord l’ancienneté et les origines de la langue romane, puis une grammaire, et découvre la règle des s, que je ne vous expliquerai pas[4] ; il en dressera plus tard un lexique, puis une grammaire comparée avec les langues d’Europe latine. Il fait ensuite l’histoire de l’idiome roman, né de l’évolution phonétique d’un latin décadent auquel les grandes invasions avaient mêlé des mots celtiques et barbares. Sans doute les théories de Raynouard souffrent-elles de l’universalité dont il les charge : d’après lui, la langue romane rustique est remontée jusqu’aux frontières de Wallonie et a été le creuset d’où sont issues toutes les langues méditerranéennes. Ces extensions, ces exagérations étaient déjà récusées peu après lui, mais le trésor poétique de cette langue du XIe au XIIIe siècle reste le plus savant travail jamais écrit sur ce sujet, et Mistral y a beaucoup puisé. L’idiome des troubadours est éminemment propre, dit-il, « à exprimer la délicatesse et la vivacité de l’amour, la sévère franchise de leurs opinions morales et politiques, leur enthousiasme pour les exploits honorables, leur juste et courageuse indignation contre les erreurs et les fautes de leurs contemporains ; et, alors, commença une nouvelle littérature ». Et nous comprenons que si cette littérature a passionné Raynouard, c’est qu’elle était d’une extraordinaire liberté.

Je me suis pour ma part promené avec délices au milieu des Bernard de Ventadour, Raimond de Miravals, Rambaud de Vaqueyras et cent autres, qui parlent de l’amour comme d’une terre suprême où le voyageur, à la fois blessé et ravi, frappé de tourments et de délices magnifie la femme pour laquelle il devient vrai chevalier, avec un lyrisme poétique masquant, me semble-t-il, une grande liberté de mœurs. J’ai cheminé à travers les violentes satires des sirventes, les disputes d’amour des tensons, devant les cours d’amour de Phanette, Claretie, Laurette, Alaète, Elys, Briande, Ysoarde ou Rixende, toutes porteuses des plus beaux noms de Provence. J’ai écouté les chansons, les sons et sonnets, les couplets, les complaintes, les sixtines, les descorts, les pastorelles, et je ne vous parle pas des comjats, des escoudig, des estampilla, novelle, torney, garlambey et surtout des romans, qui ne commencent à compter qu’à partir de huit ou dix mille vers. Et Raynouard, qui a même retrouvé certaines musiques, montre ses troubadours accompagnés de musiciens et de jongleurs, comme aujourd’hui les chanteurs rockers le sont d’orchestres et de jolies filles déhanchées.

L’année où le deuxième des six gros volumes paraît, en 1817, Raynouard est élu secrétaire perpétuel, et il va s’occuper de l’Académie comme de tout, avec un mélange d’ordre méthodique et de passion novatrice. Il enrichit le dictionnaire de nombreux termes de marine appris en plaidant des affaires maritimes ou en causant avec les pêcheurs de Toulon. Il instaure tous les premiers mardis de chaque mois une séance extraordinaire où les académiciens discutent de littérature et de grammaire — du moins ceux des académiciens qui le veulent bien, mais ils sont récompensés par une belle médaille en argent. En 1819, il fait adopter l’orthographe de Voltaire, l’imparfait en –oit, avoit, étoit, devient avait, était. Il projette une édition des auteurs classiques avec des notes de l’Académie, puis une collection des œuvres de tous les académiciens depuis l’origine — Dieu nous en garde ! Il multiplie les rapports de la Compagnie sur les œuvres soumises aux concours d’éloquence et de poésie — Hugo a une mention de poésie en 1817, à quinze ans —, les sujets de ces concours deviennent plus variés, d’esprit plus libéral, et les envois se multiplient en même temps que se multiplient les dons et legs pour Fondations à un corps que son autorité érige en tribunal des lettres. En 1826, Raynouard est en pleine gloire académique ; il est peut-être lassé par la volonté de Charles X d’imposer ses candidats, ou par l’influence qu’un célèbre club de gastronomes, « À la fourchette », a prise sur les élections, ou par ce qu’on annonce d’un projet de loi sur la police de la presse qu’on appelle par dérision la « loi de justice et d’amour » et qui va jeter l’Académie dans le plus grand trouble[5] ; sans aucune explication, il donne sa démission de secrétaire perpétuel.

Et nous voilà devant une énigme que nous avons déjà vue se dessiner plusieurs fois : en plein succès d’une grande carrière d’avocat, Raynouard l’abandonne pour les lettres ; après son triomphe d’auteur dramatique, il cesse de faire jouer ses tragédies ; au sommet de sa carrière politique, il s’éloigne définitivement ; alors qu’on l’appelait « la loi vivante de l’Académie », il quitte le secrétariat perpétuel. Mignet, l’historien qui lui succéda à l’Académie en battant Victor Hugo, juge en termes élégants que « n’aimant à compromettre ni ses succès ni ses belles actions... il finissait en toutes choses au vrai moment, se méfiant moins de lui que de la fortune ». Sainte-Beuve, plus net, juge non pas le refus, mais l’affirmation qui a précédé, et estime que trois fois dans sa vie Raynouard a su saisir le moment et l’occasion : une première fois, avec Les Templiers, il a saisi l’occasion de rompre avec l’ennuyeuse lignée des tragédies antiques ou mythologiques, et il « a eu l’air de créer un genre » qui n’a finalement pas abouti ; une seconde fois, il a, en un jour, face à Napoléon, rompu le long silence imposé à la liberté ; enfin, une troisième fois, « il a planté son drapeau à temps » dans la terre des troubadours pour que tout l’honneur lui revienne, « mais cette dernière fois, ajoute Sainte-Beuve, ce ne fut pas un acte passager... Il avait trouvé sa province et il y régna ».

Pourtant les refus que j’ai soulignés ne sont pas tous la suite d’occasions habilement saisies, de même qu’ils ne sont pas tous le retrait d’un prudent, soucieux de gloire : la ruse, si elle existe, est beaucoup plus dans une façon intuitive de respirer justement l’air du temps. Je vois pour ma part dans ces adieux successifs le signe constant de plusieurs traits de caractère qui s’opposent, l’affrontement de Raynouard avec ses doubles qui ne sont plus seulement le raisonnable et le rebelle, mais celui qui veut la gloire et celui qui la méprise, celui qui a besoin des consécrations du monde et celui qui les écarte. Ce modeste, qui déteste tout ce qui amène à paraître, c’est un orgueilleux qui s’ignore et qui trouve dans le renoncement une gloire plus âpre que dans les réussites. Cet orateur qui brave des assemblées entières, c’est un solitaire profond. Avez-vous remarqué qu’aucune femme n’apparaît dans toute cette histoire ? Un jour il répondit à un de ses collaborateurs qui lui disait qu’il pouvait tout faire : « Ah ! mon cher ami, il y a pourtant une chose que je n’ai jamais pu faire, c’est me marier. J’en ai bien eu envie une fois, mais, allant chez ma future, j’entrai un jour par la cuisine où la domestique venait de laisser fuir le lait qui était sur le feu, et elle la grondait, mais sur un tel ton que je me suis dit : ce ne sera pas pour cette fois encore. »

L’autre explication essentielle de tous ces abandons, même de celui du mariage, c’est un besoin d’indépendance quasi viscéral, un goût pour la liberté qu’il a sucé avec le lait de Brignoles, et son corollaire, une méfiance innée devant tout pouvoir : le pouvoir de l’argent, le pouvoir du public de théâtre, le pouvoir de cet empereur dont il écrit que « fils de la liberté, parvenu en se déclarant son défenseur, il l’a étouffée dès qu’il a pu le faire avec impunité », le pouvoir capable de peser sur des élections académiques. À ces réactions de nature s’ajoute sans doute la sagesse d’un homme qui voit son époque aller plus vite que lui, mais qui n’a plus envie de hâter le pas pour la rattraper. Il semble au contraire vouloir effacer la différence par la distance, et s’éloigner vers le XIe ou XIIe siècle dans son vrai pays charnel, la Provence. C’est encore Sainte-Beuve qui le dit : « Il était de Brignoles, n’oublions jamais cela en le jugeant. Nul homme distingué ne garda plus que Raynouard le cachet primitif de sa province, de son endroit. Il était avant tout de son pays par l’accent, qu’il avait rude... Mais il en était par le cœur, par le patriotisme, par les idées. »

C’est bien, en effet, en pensant à l’histoire de Provence qu’il écrit, en 1829, une Histoire du droit municipal, au moment où le ministère Martignac annonce une réforme de l’organisation communale. Ces deux gros volumes veulent montrer que le régime municipal romain se retrouve dans toutes les libertés communales des villes du Midi, malgré les entraves d’une noblesse qu’il appelle sans nuances « la lèpre féodale », « ces héros détrousseurs, ces brigands titrés », en pensant sans doute non pas aux seigneurs de Brignoles dont l’un a été canonisé en 1317, mais au marquis de Pescaïre, qui ravage le Var avec les armées de Charles Quint et pille Brignoles après la bataille de Tourves, ou au comte de Carcès, que les hommes de Brignoles défont dans la plaine du Val pour défendre les franchises provençales. L’Histoire de Brignoles termine les écrits de Raynouard ; c’est une petite plaquette faite pour ses amis, foisonnante et passionnante, où la ville et son passé le plus lointain sont évoqués avec tendresse. On y apprend tout, jusqu’au tarif des peines pour les braconniers de perdrix — le poing coupé —, mais ce que veut avant tout montrer Raynouard, c’est que Brignoles tout au long des siècles a farouchement défendu ce qu’elle considérait comme le plus précieux des biens municipaux, l’indépendance. Et il se garde d’oublier l’anecdote : il ruine la légende de l’Italien voyant disparaître sa belle dans les flots de la rivière et s’écriant : « Cara mia », non, le Carami est déjà nommé, en 1558, dans une donation de Childebert, « Brugnola super fluvio Caramio » ; il redresse ce qu’a dit Rabelais de cette ursuline de Brignoles, qui, dans l’obligation de crier au secours devant l’impétuosité d’un séducteur, préféra rester fidèle à son vœu de silence plutôt qu’à celui de chasteté, non, ce n’était pas une ursuline, c’était une religieuse non cloîtrée de la Celle où les mœurs étaient incertaines. Raynouard raconte aussi que le chancelier Michel de l’Hôpital, dans son récit d’un voyage à Nice, vante les mérites de Brignoles et de ses prunes « dont la renommée est répandue dans le monde entier » — ce qui fait croire que le célèbre chancelier est aussi passé par Marseille — et Raynouard rayonne de fierté lorsque les prunes brignolaises arrivent sur sa table pour ses amis parisiens.

À partir de 1830, Raynouard n’écrit plus que pour préparer l’édition définitive des poésies des troubadours dont il ne verra pas la fin, ou mettre au point quelques études philologiques. Mais ses contradictions naturelles continuent de marquer sa vie privée : il est d’un abord rude et rugueux, mais ce qu’il cache est sensible et plein de finesse ; il est si vif qu’il ne peut pas rester en place, mais il se lève à l’aube pour travailler à sa table ; il est parcimonieux et peu dépensier, mais quand son frère, qui fait métier de la banque, avoue une dette de quatre cent mille francs, il fait venir son neveu, lui dit que tout ce qu’il possède vaut à peu près cela, lui en fait donation sur-le-champ avec un mot superbe : « Je veux que mon frère ne reçoive de secours que de la main de son fils » ; il n’aime pas les salons, il a fui autrefois celui de Mme de Staël, il n’allait plus chez Cambacérès, mais sa maison est souvent pleine de jeunes auteurs, ou de chercheurs qui le tiennent pour leur maître ; ce qu’il écrit est sévère, d’un style heurté et d’une langue parfois pompeuse, comme dans l’Ode à Malesherbes qui fut sa dernière œuvre lyrique, mais sa conversation est rapide, rieuse, pleine de ce qu’il appelait « le coup de fouet », l’esprit.

Imaginons-le descendant de la rue basse de Passy, où il habite près de ses amis Delessert, vers l’Institut, dans cette année 1830. Il fait la route à pied comme presque chaque jour, il porte encore de grosses culottes de drap noir depuis longtemps passées de mode, bas de laine gris, habit marron, grand feutre noir aux larges bords comme en Provence. Il a soixante-neuf ans, il a écouté avec attention les tumultes soulevés par les représentations de l’Othello de Vigny et de l’Hernani de Hugo, comme autrefois par ses Templiers, mais Les Templiers sont loin. Il sait aussi que cette poésie neuve qu’il a commencé de lire dix ans auparavant avec Les Méditations n’a plus rien à voir avec son Socrate, mais les troubadours l’ont ouvert à d’autres beautés. Tout cela, avec la prose de son confrère M. de Chateaubriand, et même avec ce romanesque bizarre d’un inconnu qui vient de publier Le Rouge et le Noir, tout cela éveille son intérêt et parfois sa sympathie. Dans plusieurs des cent quatre-vingt-douze articles qu’il a donnés au Journal des savants, il a analysé les raisons de l’inévitable évolution du théâtre ; à propos des guerres civiles littéraires, il a noté qu’» il est rare qu’elles aient lieu à l’occasion d’ouvrages qui n’aient pas un mérite réel », et il a indirectement fustigé l’immobilisme de tout un parti de l’Académie dans une phrase étonnante pour un homme si loin de son temps : « Laissez prendre l’essor aux jeunes talents, dit-il. Il est beau d’oser et de s’élancer sur l’océan ouvert de l’esprit... Leur naufrage même ne serait pas sans gloire. Moi, je les applaudis du bord, si j’étais plus jeune, je m’embarquerais avec eux. » Pourtant, en marchant d’un bon pas vers l’Institut, il ne songe pas seulement que son époque l’a dépassé et que son habillement prête à sourire. Il se voit seul. Ses amis sont morts ; il sait qu’on l’oubliera vite, si ce n’est déjà fait, parce qu’il est maintenant d’un autre siècle, celui de la Révolution, parce qu’il est un vieil homme, comme il dit tout bas, « sous la remise ».

Lorsqu’en 1836 il sent ses forces faiblir, il intrigue pour la première fois de sa vie, afin que son élève Pongerville, l’unique ami qui lui reste, soit directeur de l’Académie comme s’il voulait ce directeur-là pour parler sur sa tombe. Et Pongerville parle, le 29 octobre 1836, accompagné de Villemain, secrétaire perpétuel. Pongerville évoque tous les titres de gloire poétique, politique et savante de son vieux maître, qui « mit à les cacher aux yeux du monde le même empressement qu’un autre eût apporté à les faire applaudir ». Après lui, Hase parle au nom de l’Académie des inscriptions, dont les membres sont là fort nombreux. Je regrette de dire que l’Académie française dont il a été le secrétaire perpétuel et le doyen d’élection, n’a que quatre représentants, si bien que le troisième, Michaud, dit au quatrième, Lacretelle jeune, un de ces mots de cimetière qu’on murmure en aparté mais qui restent « Il ne nous manque qu’un zéro pour être au complet. »

Me voici, Mesdames et Messieurs, au terme d’une vie et d’une œuvre. L’œuvre est composite, datée, souvent pleine de force, mais souffre d’une volonté de système sans laquelle elle aurait sans doute été plus grande : Les Templiers, pétris d’innocence, ont servi d’archétype à toutes les autres tragédies ; le Socrate du début a donné le ton poétique à toutes les autres pièces ; la langue romane si pertinemment ressuscitée est devenue la mère de toutes les autres ; les institutions municipales romaines ont été poussées à une permanence quasi universelle. Raynouard veut qu’une découverte n’ait pour lui de sens que si elle se généralise jusqu’à devenir règle. Sainte-Beuve résume durement cette limite : « Il avait des coins dit-il, il n’avait pas l’ensemble. »

Mais la vie, elle, est superbe. Elle est comme un arbre de la liberté qui voit passer, immuable, six régimes successifs sans que ses racines aient jamais cessé de pousser ni son feuillage de verdir. Du premier au dernier jour elle n’a été qu’une gloire dont les honneurs refusés n’ont fait qu’augmenter la hauteur. Mais ce dont vous devez, — ce dont nous devons nous enorgueillir, c’est que Raynouard n’ait jamais manqué de dédier cette gloire à la Provence. Un jour, en travaillant à son lexique roman avec son équipe de chercheurs, il s’interrogeait en vain sur le sens d’un mot qui lui échappait. Arrive un de ses collaborateurs, un homme du Nord, un homme d’Abbeville, qui d’un seul coup donne la clé de la devinette. « Ah ! le Picard ! dit Raynouard, il l’a pourtant trouvé ! » Ce pourtant, c’était Raynouard du Var qui l’ajoutait. Comme disait Sainte-Beuve, il était de Brignoles.

 

[1] On y comptait La Harpe, Bernardin de Saint-Pierre, Volney, Garat.

[2] Il avait pour épigraphe : « Virtutem videant. »

[3] Conversations de Napoléon dans les Mémoires de M. de BAUSSET, repris par SAINTE-BEUVE.

[4] L’s marque le cas direct au singulier, le cas oblique au pluriel.

[5] Le projet fit l’objet, le 11 janvier 1827, d’un vif débat. Villemain, Lacretelle et Chateaubriand voulaient adresser au roi une supplique lui demandant d’en atténuer les dispositions, mais le gouvernement menaça l’Académie de dissolution, si elle ne renonçait pas à la supplique. L’Académie se réunit le 16, — décida, par 18 voix contre 8, de rédiger la supplique, après que Raynouard eut rappelé qu’en 1778 le duc de Duras avait fait sur un sujet analogue des remontrances à Louis XVI. Les trois rédacteurs furent destitués dès le lendemain de leurs charges respectives, Lacretelle de sa charge de censeur dramatique, Villemain de celle de maître des requêtes et Michaud de celle de lecteur du roi. Huit jours après, une lettre de la Chambre du roi fit savoir que le directeur de l’Académie, qui avait demandé audience pour porter la supplique, ne serait pas reçu. À cette nouvelle, Royer-Collard mit le projet de loi en pièces à la Chambre.