Dire, ne pas dire

Du sacré au trivial dans l’exclamative

Le 11 juin 2020

Expressions, Bonheurs & surprises

L’exclamative a volontiers recouru aux noms des dieux, ou de quelque autre puissance, puis de Dieu et de ce qui est sacré, pour donner plus de poids au discours. Chez les Grecs, Zeus était invoqué pour renforcer les serments, en particulier dans des tours comme ma ton Dia, ou nai ton Dia, « oui, par Zeus ». Chez les Latins, c’était parfois les dieux tous ensemble qui étaient invoqués : O di inmortales ! […] in qua urbe uiuimus ? « Ô dieux immortels ! […] dans quelle cité vivons-nous ? » lit-on dans la première Catilinaire de Cicéron. Des tours comme pro deum fidem, « bonté divine », sont aussi fréquents, à côté de Hercle, Hercule ou Mehercle, « par Hercule ».

En français, Dieu, bien souvent, est mis à contribution dans des tours comme Dieu, que c’est beau ; mon Dieu, comme il est intelligent ! On le trouve quelquefois avec un emploi presque adverbial comme dans Ce n'est pas dieu possible ! Il est parfois multiplié, mais alors le sacré semble inversement proportionnel à la valeur du multiplicateur, dans des expressions comme vingt dieux (que l’on trouvait parfois écrit vains dieux, pour désigner des dieux de l’Antiquité, supplantés par le christianisme) ou, plus rarement, cent dieux et mille dieux. Cependant, dans cette mathématique, le malin l’emporte : « Mille millions de diables ! Que j’enrage ! » s’exclame en effet, dans Lorenzaccio (acte V, scène v), l’orfèvre, dépité parce que les républicains ont refusé l’offre du gouverneur. De Florence, passons à la Sicile du Guépard, de Tomasi di Lampedusa ; c’est maintenant Marie qui est mise à l’honneur : « … dal gruppo […] si alzava una monotona continua invocazione sacra : “Maria ! Maria !” esclamavano perpetuamente quelle povere figliole. “Maria ! che bella casa !” “Maria ! che bell’uomo è il colonnello Pallavicino !”… “Maria ! che fame che ho !” » (« … de ce groupe […] s’élevait, monotone et continue, une invocation sacrée : “Marie ! Marie !”, s’exclamaient perpétuellement ces pauvres filles, “Marie ! Quelle belle maison !”, “Marie ! Quel bel homme le colonel Pallavicino !”… “Marie ! Que j’ai faim !” »

Le ciel étant, dans nombre de religions, la demeure des dieux et aussi, dans la religion chrétienne, celle du Dieu du Notre Père, on est passé, par métonymie, dans nos exclamations, des dieux à leur demeure : Ciel, que vous êtes sot ! Ce type d’exclamation est tellement entré dans l’usage en français que c’est lui que Charlotte Brontë met dans la bouche d’Adèle, une élève française de Jane Eyre, l’héroïne éponyme du célèbre roman : « … she merely exclaimed : “Oh, Ciel ! Que c’est beau !” and then remained absorbed in ecstatic contemplation. » Ce procédé avait l’avantage de permettre de ne pas enfreindre le deuxième commandement (« Dieu en vain tu ne jureras, ni autre chose pareillement »), commandement déjà bien souvent contourné à l’aide de formes euphémiques comme ventrebleu, altération de ventre Dieu, ou ventre-saint-gris, dans lequel un saint de fantaisie, saint Gris, remplacerait Dieu, à moins que cette forme soit une francisation burlesque de ventre sangue Christi, « par le ventre et le sang du Christ ». Ciel était donc employé comme morphème exclamatif, et notons que, par une autre métonymie, l’italien dit parfois stelle !, proprement « étoiles » : Stelle ! Che vedo !, « Cieux, qui vois-je ? » s’écrie don Giovanni, dans la scène v de l’acte I de l’opéra de Mozart.

Aujourd’hui, les exclamations commençant par Ciel ! ou Dieu ! se font plus rares, sans doute parce qu’elles sont concurrencées par des formes beaucoup plus triviales. L’extrait d’une lettre de Flaubert à son ami Ernest Chevalier, en 1842, dans laquelle il se plaint de ses difficultés à étudier son droit, nous aidera à comprendre cette évolution : « Nom de Dieu de nom de Dieu de nom de Dieu ! Et j’ai encore tout le Code civil dont je ne sais pas un article. Sacré nom de Dieu de merde de nom d’une pipe de vingt-cinq mille putains… » Dans cette longue tirade blasphématoire et exclamative, Flaubert n’a pas hésité à placer le mot putain à la suite d’un grand nombre d’occurrences de Dieu : force est de constater que, dans l’usage courant aujourd’hui, putain est beaucoup plus employé que Dieu avec cette valeur de morphème exclamatif et que les Dieu ! ou Ciel ! Que c’est beau ! sont remplacés par des Putain ! Que c’est beau !