Discours sur les prix de vertu 1858

Le 19 août 1858

Marc GIRARDIN, dit SAINT-MARC GIRARDIN

Discours sur les prix de vertu

de M. Saint-Marc de Girardin
Directeur de l’Académie française

Lu en séance le 19 août 1858

 

 

MESSIEURS,

Le récit que l’Académie Française fait des belles actions qu’elle honore chaque année n’a pas pour but de donner à la vertu une gloire que la vertu n’a point cherchée. Ceux dont nous racontons les pieux et touchants dévouements n’ont point songé que le public connaîtrait leurs noms ; ils n’ont point visé à la renommée, et ils ne se plaindront point si je ne lis pas tout entiers aujourd’hui ces bulletins de la vertu obscure et modeste. C’est le public surtout qui a besoin de la publicité de nos récits : les vertus que nous signalons peuvent se passer de nos hommages ; nous ne pouvons point nous passer de leurs exemples.

Je ne veux pas dire par là que sans ces exemples nous languirions tous à bien faire, et que nous ne sommes bons que d’après leur modèle ce serait calomnier notre société ; j’ai toujours mieux aimé la louer, afin de la relever. Je ne veux pas dire non plus que, grâce à ces exemples, nous allons tous être pris d’une généreuse émulation, et que nous allons nous dévouer les uns aux autres et nous oublier nous-mêmes. Nos récits annuels sont faits dans une autre pensée et pour un autre effet. Nous apprenons dans les exposés administratifs ce que la France a de soldats, de vaisseaux, de forteresses, de ports, de routes, d’usines, de manufactures ; et nous découvrons avec une joie orgueilleuse l’organisation de sa vie militaire, agricole, industrielle et commerciale. Ici nous voyons un des secrets de sa vie morale ; nous apprenons qu’il y a encore parmi nous beaucoup de bonnes âmes dévouées au soulagement des malheureux et des malades, beaucoup de bienfaiteurs persévérants, même parmi les pauvres. C’est un chapitre du budget moral de la France que nous venons vous lire tous les ans ; et nous sommes heureux de pouvoir dire que dans ce budget il n’y a pas jusqu’ici de déficit.

Nous aimons surtout à voir comment les vertus que nous signalons à votre attention se soutiennent et se fécondent pour ainsi dire l’une par l’autre. Je lisais dernièrement un roman américain dont un des principaux personnages[1] est une petite fille pauvre et infirme qui, par sa douceur et par sa bonté, éveille de bons sentiments dans l’âme de tous ceux qui l’approchent, pauvres ou riches. Elle n’a rien et semble ne pouvoir rien faire, puisqu’elle est clouée par la souffrance sur son fauteuil de douleurs. Cependant elle fait faire beaucoup de bien, et son influence est efficace à soulager les peines des uns et à attendrir la dureté ou l’insouciance des autres. La vérité de nos dossiers surpasse, grâce à Dieu, de bien loin la fiction du roman, et témoigne du pouvoir de la bonté en ce monde. Ici c’est une simple lingère de Bonnétable, dans la Sarthe, qui depuis son enfance se dévoue au soulagement des malades. Mademoiselle LEJEUNE n’a rien que son travail pour secourir les misères et les infirmités les plus affreuses ; mais, « quand ses ressources sont épuisées, elle va frapper à toutes les portes, et rarement elle est refusée, parce que tout le monde sait avec quel discernement elle fait usage des aumônes qu’elle sollicite. Ainsi mademoiselle Lejeune ne fait pas seulement l’aumône, elle la produit chez les autres[2]. Ailleurs, à Étampes, une ouvrière, mademoiselle BARILLET, s’est faite la sœur de charité des malades les plus souffrants et les plus pauvres. Quand vient le choléra, sa charité se multiplie avec le malheur ; elle soigne les malades abandonnés, elle assiste les mourants, elle ensevelit les morts. « Ne pouvant rien donner que son temps et ses veilles, mademoiselle Barillet va aussi, comme mademoiselle Lejeune, réclamer des secours, des lits, des vêtements pour les malheureux et sa demande est toujours bien accueillie. » J’aurais bien d’autres belles actions à raconter de mesdemoiselles Lejeune et Barillet[3] ; mais j’insiste surtout sur cet apostolat de l’aumône qu’elles exercent avec tant d’ascendant. Un de nos confrères de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres disait récemment « qu’une belle pensée, un noble sentiment, un acte de vertu font bien mieux de l’homme le roi de la création que la faculté de faire parvenir instantanément au bout de l’univers ses commandes et ses désirs[4]. » Nos récits justifient à chaque instant cette pensée. Voici encore, par exemple, mademoiselle VIAN, à Aix, qui est aussi pauvre que mademoiselle Lejeune, de Bonnétable et mademoiselle Barillet, d’Étampes, et qui fait autant de bien qu’elles, allant comme elles de porte en porte, pour obtenir des secours pour ses malades et pour ses pauvres[5]. Eh bien ! je le demande, où est le plus grand témoignage de la force de l’homme, d’écrire à mille lieues de sa main ou de toucher le cœur d’un mondain frivole ; de faire passer sa voix de Paris à Saint-Pétersbourg par le télégraphe, ou de faire passer son sentiment d’une âme dans une autre ? Calculez les résistances de la matière et celles d’un monde égoïste et indifférent ; où est la plus grande insensibilité, et, par conséquent, où est le plus grand triomphe ? J’en demande pardon à mes confrères de l’Académie des Sciences la charité est un plus grand porte-voix que le télégraphe électrique.

Cette correspondance des bons sentiments entre eux et leur fécondité réciproque est une des vérités morales qui ressort le mieux des recherches que nous faisons. Il y a parmi nos élus de cette année un valet de ferme qui depuis quarante-cinq ans sert les mêmes maîtres dans le même domaine ; il a élevé les enfants, soigne les champs, conduit les troupeaux, sans avoir jamais reçu de salaire, considéré par tout le monde comme étant de la famille, le croyant lui-même aussi, quand il a failli faire des partages dans la famille des maîtres, tout le monde, le père, la mère et les enfants se sont entendus pour faire la part de RASPADO : c’est le nom de ce brave serviteur qui est partout cité dans notre arrondissement, dit très-bien le maire de Noyon, « comme un exemple des liens intimes que les bons services établissent entre le maître et le serviteur[6]. »

Les bulletins détaillés que publie l’Académie des traits de dévouement et de courage qu’elle récompense offriront au public bien d’autres sujets d’admiration, et je passe à regret sur le récit de plusieurs belles actions ; mais je me reprocherais de ne pas donner un souvenir et un hommage particulier à la généreuse charité de mademoiselle CLAIRET, de Paris, qui depuis trente-deux ans s’est consacrée à l’éducation des pauvres. Elle a recueilli des orphelins qu’elle a soignés et nourris ; elle n’a pas pu se refuser à recueillir pareillement des vieillards aussi malheureux que les orphelins et plus abandonnés encore. En élevant aussi de pauvres sourds-muets, elle est parvenue à trouver le moyen de leur rendre l’ouïe ; et déjà elle en a guéri, dit-on, plus de trente. Mais, qu’on y fasse bien attention c’est la bienfaitrice des pauvres que l’Académie honore d’une médaille, ce n’est pas l’inventrice de la guérison d’une grande infirmité. La méthode de mademoiselle Clairet est soumise en ce moment à l’examen d’une commission scientifique, et nous ne serons pas étonnés, sachant ce qu’il y a d’inspirations de toute sorte dans la charité, que la charité ait révélé la science à mademoiselle Clairet ; mais à côté de la guérison qui vient de l’art, il y a l’assistance et )e soulagement qui vient du cœur ; c’est là ce que l’Académie aime à récompenser dans mademoiselle Clairet[7].

Les bonnes actions que je viens de mentionner rapidement ont le caractère qui plaît le plus à l’Académie et qu’elle croit que M. de Montyon a surtout voulu honorer de ses récompenses. Ce sont des vertus simples, modestes, persévérantes, qui sont de tous les jours, de toutes les conditions, et dont la vie privée et quotidienne a besoin d’avoir le modèle sous les yeux pour s’en rapprocher et s’en aider, même de loin. L’union et le soutien mutuel des familles, l’assistance des pauvres, le soulagement des malades, le dévouement au salut de ceux qui vont périr, tout cela n’est-il pas le besoin quotidien de la société ? car il y aura toujours parmi nous des pauvres, des affligés, des malades, des périclitants. Mais à côté de ces malheurs, qui sont comme le fonds commun de la vie humaine, il y a des catastrophes extraordinaires qui ne sont pas épargnées même aux plus simples et aux plus petits. Que sera l’âme humaine devant ces malheurs singuliers et presque romanesques ? Quelle force aura-t-elle égale à l’épreuve ? Et si, dans ces aventures qui, encore un coup, sont de toutes les conditions, les âmes se fortifient et s’agrandissent si la hauteur des sentiments atteint tout à coup la hauteur même de la catastrophe, et cela souvent dans les personnages les plus humbles et les plus obscurs ; si le malheur enfin, ce terrible visiteur de toutes les demeures humaines, rencontre jusque dans les plus modestes chaumières des cœurs dignes de la lutte qu’il leur prépare, n’admirerons-nous pas ces éclats inattendus de la dignité et de la force de l’âme humaine ? Ne serons-nous pas heureux de voir et de montrer que les plus grands sentiments et même les plus délicats, ceux, par exemple, de l’honneur, ceux de la fierté de soi-même et des siens, sont à l’usage de toutes les âmes ; et si, même après la première surprise et la première admiration, quelques doutes viennent nous forcer d’étudier de plus près une grande et belle action, jusqu’à ce que la vérité recherchée avec un soin scrupuleux nous apparaisse plus grande et plus belle encore que la légende qui nous était d’abord arrivée ; si là enfin, comme toujours, l’histoire vaut mieux que le roman, ne ressentirons-nous pas je ne sais quelle joie vaillante et généreuse, en venant vous raconter une de ces actions qui témoignent de l’impérissable grandeur de l’âme humaine, cette grandeur que Dieu a mise partout, en bas et en haut de la société, comme pour nous montrer que son monde n’est pas réglé comme le nôtre et qu’il y a devant lui une autre hiérarchie que celle que nous faisons ?

Toutes ces conditions se rencontrent, si je ne me trompe, dans l’histoire de la paysanne DURAND, du village de Joucas, dans le département de Vaucluse, à qui l’Académie a décerné un prix de trois mille francs. Je raconterai fort simplement cette histoire, et je raconterai en même temps l’étude que l’Académie en a faite.

En 1821, un affreux assassinat fut commis à Joucas sur la personne de la veuve Boyer. Un paysan de ce village, nommé Durand, fut accusé d’avoir commis le crime. Beaucoup de témoignages se réunirent contre lui ; cependant il fut acquitté à une voix de majorité. Durand, pendant les débats, avait toujours protesté de son innocence. Quand le verdict du jury fut prononcé, la femme de Durand, qui était convaincue que son mari n’était pas coupable, s’avança, dit le Mémoire qui nous a été adressé par le maire de Joucas, devant le siège des magistrats, et, la main levée, prenant le Christ à témoin, elle s’écria : « Mon pauvre mari est acquitté, mais il n’est pas lavé ; il est complètement étranger, je le jure, au crime affreux qu’on lui a imputé par suite de machinations infernales, et je prends ici l’engagement solennel devant Dieu qui m’entend et devant vous, Messieurs, qui êtes les représentants de la justice sur la terre, d’amener bientôt sur ce banc d’infamie les véritables auteurs de l’assassinat de madame Boyer. » L’assemblée entière fut saisie d’attendrissement en entendant ces paroles énergiquement prononcées.

Et nous aussi, Messieurs, en lisant pour la première fois ce Mémoire, nous avons été ému, et notre émotion n’a fait que s’accroître en voyant comment pendant sept années entières la femme Durand a partout épié et surveillé ceux qu’elle soupçonnait d’être les coupables, allant dans les foires, dans les marchés, causant, questionnant, interrogeant tout le monde, rassemblant patiemment tous les indices, et, chaque jour de marché, allant à Apt communiquer ses découvertes aux magistrats. Un jour enfin, en 1828, ayant surpris par hasard un signe d’intelligence entre les nommés Chou et Bourgue, qui plus tard furent condamnés comme étant les vrais assassins de la veuve Boyer, elle les vit s’acheminer vers une maison isolée, près du village de Joucas ; ils y entrèrent et s’y renfermèrent. Madame Durand pensa que, si elle pouvait les entendre causer ainsi tête à tête, elle parviendrait à surprendre dans leur entretien le secret qu’elle poursuivait depuis si longtemps, le secret de l’innocence de son mari. La nuit arrivait ; madame Durand se glisse près de la maison, gravit un mur, arrive près de la chambre où se tenaient les deux hommes, se suspend à un treillage en fer qui montait près d’une croisée, et, comme les contrevents n’étaient qu’à demi fermés, elle voit et elle entend Chou et Bourgue qui avaient une de ces conversations qu’ont presque toujours entre eux les complices d’un crime. Bourgue accusait Chou d’être bavard et d’avoir trop parlé ; Chou demandait à Bourgue de l’argent pour se taire, et Bourgue, qui était le plus riche des assassins et le gendre même de la victime, Bourgue payait cette fois encore le silence de son complice. Enfin madame Durand était maîtresse du secret des coupables, elle pouvait justifier l’innocence de son mari. Dès le lendemain, elle allait à Apt révéler tout au procureur du roi. Une nouvelle instruction avait lieu onze accusés étaient traduits devant la Cour d’assises à Carpentras ; deux de ces accusés, Chou et Bourgue, étaient condamnés à mort et les autres à des peines plus ou moins fortes ; enfin surtout l’innocence de Durand, l’ancien acquitté, était hautement proclamée par le magistrat qui portait la parole au nom de la société. L’acquittement de Durand était de 1822 ; la condamnation de Chou et de Bourgue était de 1829. Madame Durand avait mis sept ans à rechercher et à découvrir la vérité qui devait réhabiliter son mari ; sept ans de peines, de fatigues, de dangers, de soins, d’intelligence, de courage, de dévouement, et au bout de sept ans un jour de joie et d’honneur !

Quel drame, Messieurs, et avec quelle émotion l’Académie en suivait les diverses scènes ! Mais il y a des critiques ou des douteurs à l’Académie ; si par hasard c’était un drame, une fiction ? ou si la vérité avait été enflée ? si d’une simple et honnête paysanne, qui savait l’innocence de son mari et qui la disait partout, avant comme après l’acquittement, l’imagination municipale ou départementale avait voulu faire une héroïne ? Les paroles de cet engagement solennel pris devant la justice en 1822 étaient bien pompeuses pour une simple paysanne ; cette enquête de porte en porte, ces nuits sans sommeil racontées par le Mémoire et employées, dit-on, à épier les coupables, cet entretien surpris derrière une croisée, au haut d’un treillage de fer, tout cela semblait singulier et romanesque ; nous ne doutions pas de la vérité du fait principat, nous craignions seulement que la légende ne se fût ajoutée à la vérité et qu’elle ne la couvrît, comme le lierre fait de l’arbre qu’il semble parer et qu’il étouffe. Je raconte les doutes, les scrupules de l’Académie ; peut-être même je les exagère, parce que je ne leur en veux pas, puisqu’on nous amenant à écarter peu à peu ce qui était de la légende, ils nous ont conduit à une vérité plus belle, plus touchante encore, plus digne de nos hommages.

Ce n’est pas que l’Académie ait le moins du monde l’intention de révoquer en doute ou de blâmer le Mémoire qui lui a raconté l’admirable dévouement de la femme Durand. Elle a recherché et avéré tous les faits principaux ; elle en a même trouvé de nouveaux qui ajoutent encore à l’admiration. Comme le Mémoire nous parlait de l’intérêt que madame Durand avait inspiré aux magistrats en 1822 et eu 1829, nous avons pensé que c’était dans leurs souvenirs que nous retrouverions les témoignages les plus exacts et les plus sûrs du dévouement de madame Durand. Nous ne nous étions pas trompé ; le magistrat qui était procureur du roi à Apt en 1822, et qui avait reçu les premières confidences de madame Durand, qui, en 1829, avait porté la parole et fait condamner les vrais assassins, est aujourd’hui un des principaux chefs de la magistrature et secrétaire général du ministère de la justice : c’est M. Sibert de Cornillon ; il a bien voulu s’entretenir avec moi des souvenirs qu’il avait gardés de cette affaire ; il m’a communiqué le rapport que M. le procureur général de la Cour impériale de Nîmes a récemment adressé à M. le garde des sceaux sur la belle conduite de la femme Durand. Ces souvenirs et ce rapport sont plus touchants encore que le Mémoire du maire de Joucas. Ils témoignent vivement de l’admiration que la conduite de madame Durand a inspirée aux magistrats, et ils en témoignent avec cette vérité d’impression personnelle que rien ne remplace.

Pendant l’instruction de l’affaire, en 1821, c’est la femme Durand, dit le procureur général de Nîmes, qui soutint le courage de son mari à la Cour d’assises ; c’est elle qui l’assista pour ainsi dire et qui fortifia de son accent et de son attitude les protestations d’innocence du pauvre Durand. « La conduite de cette épouse dévouée, son attitude pendant les débats ne furent pas, dit-il encore, sans influence sur la décision du jury ; mais Durand acquitté, sa femme ne regarda pas sa tâche comme terminée. Quoique simple paysanne, le sentiment de l’honneur était chez elle si puissant qu’elle résolut d’effacer à tout prix la tache dont une accusation aussi injuste que flétrissante avait souillé le nom de son mari, tache que l’acquittement de celui-ci ne faisait pas entièrement disparaître aux yeux de l’opinion publique. » Vous reconnaissez ici, Messieurs, dans le rapport du magistrat, l’engagement solennel que nous avons vu dans le premier Mémoire. Ce n’en sont pas les paroles dramatiques, c’en est le sentiment l’honneur de son mari, la dignité du nom que portaient ses enfants, tous ces grands sentiments qui sont à l’usage de toutes les conditions, voilà ce qu’a compris la femme Durand. Elle n’a pas voulu avoir pour mari, pour père de ses enfants, un acquitté, mais un innocent. Elle a senti que l’honneur était plus exigeant que la loi ; que si les tribunaux s’arrêtent où le doute commence, la conscience ne doit s’arrêter qu’à la vérité ; elle a senti enfin que c’est une triste innocence que celle qui n’a droit qu’à l’estime du Code pénal. N’y a-t-il pas là, Messieurs, la vertu qui soutient les familles et la société ? Que seraient en effet les familles et les sociétés qui, dans l’ordre des devoirs de l’homme ou du citoyen, se contenteraient toujours du nécessaire et n’iraient jamais jusqu’au superflu ? Je ne sais si, en 1822, au tribunal, madame Durand a exprimé tout cela dans un engagement solennel ; je ne sais pas ce qu’elle a dit ; je sais ce qu’elle a fait pendant sept ans. Trouvez-moi une parole plus éloquente que sept ans employés jour par jour à revendiquer l’honneur de son mari et de sa famille !

Le Mémoire du maire de Joucas nous parlait des courses et des fatigues de la femme Durand. La conversation et le rapport des magistrats ajoutent quelques traits nouveaux à ce récit, et ces traits ne sont pas les moins expressifs. Il fallait persuader les magistrats, il fallait les amener à transformer en instruction judiciaire cette enquête qu’elle faisait à sa manière. Quelle difficulté pour une simple paysanne ! Et combien cette difficulté a dû être plus pénible pour elle que ses courses et ses fatigues de jour et de nuit ! Mais ne nous en plaignons point. Ah ! si le dévouement ici-bas rencontrait dès le premier moment le but qu’il veut atteindre, s’il n’y avait pas, pour t’éprouver et l’affermir, le doute et l’Incrédulité, le dévouement ne serait plus une vertu, il ne serait qu’un bonheur. Dieu ne l’a pas voulu si facile et si doux. Il a voulu surtout qu’il fut persévérant : la femme Durand, non-seulement a été persévérante, elle a fait plus elle a trouvé dans le sentiment qui l’animait une intelligence nouvelle. « Par une sorte d’inspiration et avec une sagacité naturelle, aiguisée par l’immense intérêt qui la dominait », dit le rapport du procureur général de la Cour impériale de Nîmes, « elle avait entrevu la vérité en assistant aux débats de la Cour d’assises en 1822. L’attitude de certains témoins, les contradictions dans lesquelles ils étaient tombés, les signes de frayeur donnés par quelques-uns quand les questions du président prenaient une certaine direction, lui avaient fait croire que c’était parmi les principaux témoins, à charge qu’il fallait chercher les coupables. » Voilà donc, Messieurs, le fil qui l’a conduite dans ses recherches ; voilà ce qui a fait, pendant sept ans, d’une simple paysanne, le plus habile des juges d’instruction. Son courage et son intelligence viennent du même principe, on plutôt du même sentiment. On sait déjà quel fut le résultat : les vrais coupables furent condamnés ; la justice put s’applaudir que le meurtre de la veuve Boyer fut puni et que la société fût vengée ; mais ce n’est pas la révélatrice d’un grand crime et l’instrument d’une juste punition que l’Académie honore dans madame Durand. Elle prend part, comme tout le monde, à la vengeance des lois ; mais c’est surtout le dévouement conjugal de madame Durand que nous signalons aux hommages publics. Ces meurtriers enfin punis, cet assassinat enfin expié, tout cela, pour la femme Durand et pour nous après elle, ne signifie que l’innocence de son mari enfin reconnue, que l’honneur d’une pauvre et honnête famille solennellement proclamé. Ce fut là le sentiment populaire ; ce fut aussi celui des magistrats, plus sensibles comme hommes à cette glorieuse revendication de la vertu que comme juges à cette punition du crime. « Ce grand acte de justice, dit le rapport du procureur général, que nous aimons à citer parce qu’il consacre l’authenticité d’une grande et belle action, fut accueilli avec bonheur par l’opinion publique ; et les témoignages les plus éclatants de sympathie et d’admiration furent prodigués à la femme héroïque, dont les efforts persévérants avaient amené ce résultat. Voilà, dit-il encore, le tableau fidèle de la conduite tenue par la femme Durand dans les circonstances douloureuse ou l’odieux complot tramé contre son mari avait placé cette famille. Cette conduite rehaussée par toute une vie consacrée au culte de la vertu et aux saintes affections de la famille constitue-t-elle, en faveur de la femme Durand, un titre suffisant au prix de vertu de l’Académie Française ? Il ne m’appartient pas d’examiner cette question, ajoute M. le procureur général, encore moins de la résoudre ; mais ce que je puis affirmer, c’est que le souvenir de l’héroïque dévouement de la femme Durand est encore vivant dans nos contrées, et que la haute récompense qui lui serait décernée aujourd’hui serait accueillie comme un grand acte de justice par l’opinion publique. »

L’Académie, une fois le fait avéré, n’a point hésité. Il y a là un grand et noble sentiment qui élève une âme simple au niveau du plus grand devoir, et qui lui donne la force non-seulement de supporter le malheur, mais de le vaincre. Jamais prix de vertu n’a été décerné d’une manière plus conforme aux intentions du fondateur.

Je n’ai plus qu’une réflexion à faire. Chaque fois que je lis les rapports que l’Académie fait sur les prix de vertu, je nie souviens involontairement des paroles de Dieu au prophète « Allez dans les rues de Jérusalem, cherchez, voyez si vous trouvez quelque part un homme qui fasse le bien et qui cherche la foi et si vous le trouvez, je serai favorable à cette ville et je la défendrai[8]. » Quelle puissance a donc l’intercession de la vertu ici-bas, puisqu’un seul homme de bien, un seul juste suffit à sauver toute une ville ? Et notez qu’il ne faut pas même que le juste oppose sa prière à la sévérité de Dieu pour que Dieu préfère sa miséricorde à sa justice. La présence du juste dans la ville est une intercession muette qui sauve les pécheurs, sans qu’ils le sachent. S’ils le savaient, en seraient-ils plus reconnaissants ? Viendraient-ils rendre hommage à ce juste obscur et le remercier du salut qu’il procure à la société ? Diraient-ils même, le jour de ses funérailles, voyant passer son humble corbillard : Voilà le cercueil d’un de nos sauveurs ? Non ! Dieu seul sait, dans sa miséricorde, pourquoi et à cause de qui il sauve Jérusalem ; Jérusalem l’ignore et s’en soucie peu. Ne nous y trompons pas, cependant ; ce sont les vertus humbles et cachées, ce sont les vertus modestes et persévérantes qui sauvent les sociétés ici-bas ; ce sont elles qui mettent dans le monde cette dose de bien nécessaire à l’équilibre moral du monde. Ces épouses dévouées jusqu’à l’héroïsme, ces frères qui soutiennent et consolent leurs frères et leurs sœurs, ces bons fils, ces bonnes mères, ces bons domestiques, ces consolatrices pauvres de plus pauvres et plus infirmes qu’elles-mêmes, ces sauveurs qui sont toujours près du péril de leurs semblables, ces ouvriers compatissants, ces honnêtes gens de tous les degrés et de toutes les conditions qui font obscurément et patiemment le bien, qui le poussent parfois jusqu’au dévouement, sans être plus fiers et sans croire avoir plus mérité de Dieu et des hommes, voilà les véritables sauveurs de la société, parce qu’ils sont les véritables instruments du bien moral. Otez-les un instant du monde par la pensée ; que le mal prévale et l’emporte sur le bien, faites sortir de Jérusalem le juste unique que le Dieu miséricordieux de Jérémie lui disait de chercher dans Jérusalem pour qu’elle fût rachetée de la ruine, à l’instant même la société périt et disparaît dans l’abîme.

Honorons donc, Messieurs, honorons les vertus qui se découvrent chaque année à nos yeux, honorons celles qui se cachent encore et celles qui se cacheront toujours ; vénérons ces servantes fidèles à la pauvreté de leurs maîtres, ces femmes qui s’épuisent de soins et de fatigues au lit des malades les plus abandonnés, ces familles où tout le monde soutient et où tout le monde est soutenu, ces pauvres qui sont bons et compatissants, ces petits qui assistent les plus petits qu’eux au lieu d’envier les plus grands, voilà, croyons-en la parole de Dieu et l’expérience de l’histoire, voilà les rédempteurs quotidiens de la société, voilà le sel de la terre et qui l’empêche de se gâter et de périr. Ne dédaignons même pas les plus petites bonnes pensées, les plus petites bonnes actions. Nous avons besoin de toutes les oboles pour notre rachat ; ne méprisons donc nulle part le bien, pas même en nous-mêmes, si peu que nous le fassions ; et quand nous avons une bonne pensée, un sentiment de commisération et d’assistance, ne craignons pas de nous y livrer ; laissons-nous aller avec confiance ne disons pas : Qu’est-ce que ma pauvre aumône, pour soulager tant de maux ? qu’est-ce que mon faible effort pour lutter contre tant de désordres ? C’est peu, vous avez raison, mais ne dédaignez pas ce peu, car que savez-vous si ce peu de bien que vous allez faire ne sera pas le grain qui fera pencher la balance du côté de l’ordre moral ? Rien ne se fait en vain dans le monde ; et Dieu, qui sait le compte des feuilles des arbres et des cheveux de notre tête, compte aussi le bien et le mal que nous faisons, non-seulement pour savoir où va notre destinée individuelle, mais aussi pour savoir si l’appoint que nous allons donner au bien ou au mal poussera la destinée de notre société vers le salut ou vers la ruine, et si nous vivons, grands ou petits que nous sommes, pour la conservation ou pour la perte d’Israël.

 

 

[1] Mabel Waughan, de miss Cummings.

[2] A mademoiselle Lejeune, de Bonnétable (Sarthe), une médaille de 500 fr.

[3] A mademoiselle Barillet, une médaille de 1,000 fr.

[4] M. Renan.

[5] A Mademoiselle Vian, d’Aix, une médaille de 1,000 fr.

[6] A M. Raspado, de Bretigny (Oise), une médaille de 500 fr.

[7] A mademoiselle Clairet, une médaille de 500 fr.

[8] Jérémie, chap. V, v. 1.