Discours sur les prix de vertu 1825

Le 25 août 1825

Pierre DARU

DISCOURS DE M. LE COMTE DARU.

Directeur de l'Académie française

lu dans la séance du 25 août 1825

 

 

Les devoirs de l’Académie se sont agrandis avec la munificence du fondateur qui nous a chargés de décerner des récompenses publiques aux actions dignes d’être proposées pour modèle. Grâces à un particulier, les sciences et la morale se voient plus noblement dotées qu’elles ne le furent jamais. Nos recherches étaient circonscrites dans un rayon borné autour de cette capitale nos regards doivent maintenant se porter jusqu’aux extrémités de l’empire, et la générosité du bienfaiteur nous a permis de diviser le bienfait; cependant nous ne devons pas perdre de vue, que le fondateur qui nous a choisis pour exécuter ses dernières volontés, et qui a laissé aideurs de si grandes traces de sa charité, ne nous a point confié le soin de soulager le malheur, mais de proclamer et d’encourager la vertu. Ici, ce n’est pas seulement une récompense que nous décernons, c’est un hommage public, auquel le fondateur a voulu ajouter un nouveau prix, lorsqu’il en fait arbitres ceux qui sont accoutumés à dispenser de glorieuses couronnes.

Chez une nation où les sentiments généreux sont en quelque sorte naturels, on doit avoir souvent à admirer le noble dévouement des citoyens, qui se précipitent au milieu d’un danger, pour secourir leurs semblables ; mais c’est au gouvernement qu’il appartient de décerner des honneurs ob cives servatos, et telle n’est point notre mission nous ne sommes point les dispensateurs des couronnes civiques. Quoiqu’un généreux dévouement soit toujours un mouvement vertueux, nous avons dû éviter de confondre le courage, qui est un élan momentané, avec la vertu, qui porte dans le bien l’industrieuse charité, la persévérance et l’abnégation de soi-même.

Nous ne prétendons pas assurément déterminer, ni encore moins circonscrire, le caractère des actions qui peuvent prétendre aux prix que nous avons à distribuer mais il nous a paru nécessaire d’indiquer que tout ce qui peut être digne d’éloges, de récompenses, d’admiration même, ne pouvait pas fixer notre choix.

Un grand nombre de rapports nous a été adressé cette année, par les autorités administratives, que leurs fonctions placent près du malheur, et mettent à portée d’épier la vertu qui vient à son secours. Ces témoignages nous ont révélé des faits qui tous honorent la nature humaine ; mais on ne s’est pas toujours souvenu que, pour être admis à concourir, il fallait qu’ils fussent constatés d’une manière authentique, et présentés avec les détails qui peuvent seuls les faire apprécier.

Après avoir comparé attentivement le mérite des diverses actions qui lui ont été exposées, l’Académie a fixé son choix et ses hommages, non sur celle qui semblait appeler plus particulièrement l’attention par son éclat ou par sa singularité, mais sur l’un de ces courages vertueux, capables de persévérer pendant dix ans dans leurs efforts, pour atteindre le but qu’ils se sont proposé.

L’un des caractères de la vertu est de s’exagérer ses devoirs et de les remplir, quelque pénibles qu’ils puissent être.

Pierre-Antoine-Roch MARTIN, né à Narbonne, en 1781, nous en a donné l’exemple. Après avoir porté les armes comme remplaçant d’un conscrit, il fut libéré du service militaire, et se maria en 1815, dans le village de Montigny, près de Metz. La famille de la femme à laquelle il venait de s’unir était dans l’indigence. On n’en accusera que le malheur, quand on saura qu’elle se composait d’une mère infirme et de trois enfants aveugles.

Le jeune soldat, devenu le fils adoptif de l’une et le frère des autres, se regarda comme charge, désormais et pour toujours, de pourvoir à tous leurs besoins. Il était riche, et se trouvait heureux de pouvoir leur consacrer une somme de six mille francs, prix du service fait pour le conscrit remplacé. Une partie de ce petit pécule fut employée à leur acheter une chaumière ; mais la naissance de trois enfants, et surtout la disette des années 1817 et 1818, eurent bientôt absorbé le reste. Les soins qu’exigeaient une mère infirme, trois enfants en bas âge et trois aveugles ne laissaient pas à la femme Martin le temps de se livrer à des occupations dont elle pût tirer un salaire, de sorte que le travail manuel du mari devint l’unique moyen d’existence de neuf personnes.

Il ne gagnait que vingt sous par jour, et cependant il y a quelque chose de si noble, de si délicat dans les sentiments généreux, que, dans cette extrême détresse, il ne voulut jamais permettre à ses beaux-frères aveugles d’aller implorer la pitié publique. Il s’était fait une telle idée de ses devoirs, qu’il aurait cru mériter des reproches, si sa famille eût reçu des secours étrangers. Il aimait mieux lui distribuer tout le pain qu’il gagnait si péniblement, et s’exposer, comme cela lui est arrivé plusieurs fois, à tomber d’inanition au milieu de son travail.

Jamais on ne l’a entendu se plaindre, encore moins se vanter, et après une si énergique persévérance, on ignorerait peut-être encore son dévouement, hors de l’étroite enceinte de son village, si l’amour de l’humanité n’eût amené dans cette chaumière un chirurgien recommandable, qui entreprit de rendre la vue aux trois aveugles. Malheureusement ses efforts n’ont pas été récompensés par le succès mais, témoin de ceux que fait depuis dix ans l’infatigable père de cette nombreuse famille, il en a révélé les besoins, le malheur, les nobles dettes, et cette heureuse indiscrétion a fait parvenir jusqu’à nous, non pas un trait de vertu, mais une vie entière, que nous nous félicitons d’avoir à publier et à récompenser.

 

L’Académie a décerné à M. Roch Martin un premier prix de 10,000 francs.

Elle a trouvé convenable de donner un second prix; vous allez juger, Messieurs, des motifs de cette détermination.

Dans un hameau des Basses-Alpes, à Saint-Martin, des paysans pauvres avaient une petite fille sourde-muette dès le berceau. Elle avait végété dans cet état misérable jusqu’à l’âge de onze ans. Privée de toute espèce d’éducation, incapable de tout travail, le présent était mal assuré, l’avenir plus effrayant encore. Il n’y avait à proximité aucune maison de charité où on pût la recevoir.

Mais il existait dans ce même village, une famille autrefois dans l’aisance et maintenant dans la gêne, dont le père, à la sollicitation de mademoiselle Thérèse-Mélanie HERMITTE, sa fille, voulut bien recueillir cette enfant. C’était déjà un acte de charité méritoire d’admettre dans une maison pauvre une muette incapable de rendre aucun service, et peut-être de sentir celui qu’on lui rendait. Mais le bon cœur de mademoiselle Hermitte lui fit concevoir un bien autre projet.

Elle avait ouï dire qu’on pouvait se mettre en rapport avec les infortunés qui sont privés de l’ouïe, leur communiquer des idées, développer leur intelligence, leur créer un langage. L’éducation qu’elle-même avait reçue dans son village n’avait pu l’initier à l’analyse des idées jamais elle n’avait observé les artifices par lesquels le discours distingue les substances et leurs attributs, les nombres, les genres, et exprime l’action active ou passive, avec toutes les modifications relatives aux personnes et aux temps. Son ingénieuse charité lui tint lieu de grammaire philosophique. Elle n’avait que les gestes pour se mettre en communication avec son élève peu à peu elle perfectionna, elle étendit ce langage, et sut lui donner une telle précision, qu’en moins de deux ans l’enfant eut appris le français, sut lire et écrire, et eut aperçu, soit instinctivement, soit par le raisonnement, cette multitude de rapports que la plupart de ceux qui parlent expriment sans les soupçonner.

Nous ne saurions dire jusqu’à quel point elle a poussé cette analyse, n’ayant été à portée d’interroger ni la maîtresse ni l’élève. Nous avons vu seulement quelques lignes écrites de la main de celle-ci elles sont à peu près correctes et prouvent qu’elle comprend notre langue ; mais elles ne suffisent pas pour faire juger de la netteté, de la précision de ses idées, surtout sur les objets purement intellectuels chose dont il est, au reste, fort difficile de s’assurer, même avec les sourds-muets instruits par les méthodes les plus accréditées.

L’Académie ne veut pas mettre plus d’exagération dans ses éloges que mademoiselle Hermitte n’a mis d’ostentation dans son acte de bienfaisance. C’était déjà un phénomène assez remarquable qu’un enfant sourd-muet, instruit par une personne qui n’avait aucune idée de la philosophie du langage. Ici ce n’étaient pas les progrès de la science ou l’application de la méthode qu’il s’agissait d’observer c’était le zèle de la charité qui s’offrait à notre admiration. Ce zèle a suppléé à tout; ses résultats sont tels que l’enfant est aujourd’hui en état de communiquer sur toutes choses avec ceux qui savent lire ; ses idées se développent, et déjà l’institutrice a eu soin de les diriger vers les vérités qui sont le fondement de la perfection morale.

Quand on réfléchit à tout ce qu’il a fallu de sagacité, de patience, de bonté naturelle, pour entreprendre un pareil ouvrage ; quand on considère que mademoiselle Hermitte est pauvre, que les soins domestiques réclamaient tout son temps, et que des maladies fréquentes lui en dérobaient une partie, on se sent pénétré de reconnaissance pour le zèle avec lequel elle s’est dévouée à rendre à la vie morale une infortunée qui lui était étrangère. Ce ne sont pas ses observations plus ou moins ingénieuses, les méthodes plus ou moins parfaites qu’elle a inventées qui nous frappent d’étonnement, c’est sa vertu. L’enfant qui découvrit une suite de vérités mathématiques, sans qu’on lui en eût enseigné aucune, prouva la force de son génie la personne qui a découvert, pour secourir un être isolé dans le monde, les procédés d’un art qui lui avait toujours été étranger, a prouvé les ressources de son esprit et surtout les ressources de la bienfaisance.

L’Académie lui a décerné, non comme récompense, mais à titre d’hommage, un second prix de 3,000 francs.

 

Parmi les autres faits sur lesquels on a appelé son attention et ses suffrages, il en est un qui s’est passé dans cette capitale, et qui a reçu des débats judiciaires une publicité qui nous dispense d’en chercher les preuves et d’en faire le récit c’est le dévouement de ce domestique fidèle, qui, attaqué dans son lit, réveille par un coup de rasoir, blessé de coups d’épée, se précipite vers la chambre de son maître, en barre la porte, lui crie, en le voyant paraître, de se renfermer, que c’est à lui qu’on en veut, et seul, sans armes, nu, ensanglanté par onze blessures, recommence le combat contre un homme armé d’un rasoir, d’une épée et de pistolets.

Ce peu de mots suffit pour rappeler à tous ceux qui nous entendent, le nom de Matthieu-François WÉRY.

Nous n’aurons pas le mérite d’être les premiers à lui offrir une récompense un prince, dont les bienfaits vont chercher au loin les vertus qu’il se plaît à encourager, ne pouvait manquer d’honorer une action généreuse qui a honoré son palais il nous a devancés, en assurant une pension au sieur Wéry nous avons cru pouvoir y ajouter une médaille de 1,200 francs.

 

Enfin l’Académie a adjugé cinq médailles de 500 francs aux personnes ci-après elle va faire connaître leurs titres à cette récompense.

Étienne-Louis LASNE, terrassier, et Jeanne-Philippine DANTIENE, sa femme, occupaient dans la rue Mouffetard, à Paris, un petit logement près duquel habitait une personne de 89 ans, sans moyens d’existence et trop infirme pour pouvoir se passer de soins. De ses voisins ils devinrent ses hôtes, de ses hôtes ses bienfaiteurs, ses soutiens, sa consolation. Depuis six ans ils ne l’ont pas quittée ; leur zèle compatissant ne s’est point ralenti; et cette personne, parvenue aujourd’hui à sa quatre-vingt-quinzième année, qui leur est sans doute redevable de la prolongation de son existence, conserve assez de présence d’esprit pour sentir et pour déclarer tout ce qu’elle doit à un dévouement si désintéressé.

Claudine GUMCHOUX, femme CLÉACH, du village de Henvic, dans le département du Finistère, a aussi donné l’hospitalité, dans l’humble galetas qu’elle occupait ; à une femme âgée, malade, à qui elle ne devait rien que la commisération. Pour la vêtir, elle s’est dépouillée de ses propres habits pour la nourrir, elle s’est réduite aux aliments les plus grossiers. Elle l’a servie enfin pendant une maladie de treize mois, et, après l’avoir déposée dans la tombe, il lui reste de tant de soins une infirmité douloureuse et le mérite d’une bonne action.

Il y a dans un village voisin de Mâcon une veuve octogénaire, sans famille, sans ressources, sourde, presque aveugle, d’une humeur difficile, d’un aspect rebutant, qui décourageait la pitié de ses voisins. La femme DUBOIS, indigente elle-même, et chargée de trois enfants, n’avait ni argent, ni aliments à lui offrir ; elle ne s’en est pas moins dévouée à la secourir. Depuis bien des années, elle la lève, l’habille, fait son lit, son ménage, la couche, veille sur elle la nuit et le jour ses soins sont ceux d’une fille, et elle est traitée comme une servante.

Le fils d’un paysan de Saint-Chamas, dans les environs de Marseille, devenu, par suite d’un accident, paralytique de la partie inférieure du corps, était à la charge de son vieux père, et dans l’impossibilité de nourrir sa femme et son enfant, réduits à aller chercher leur subsistance ailleurs.

Un pauvre cordonnier, car ce sont toujours les pauvres qui assistent le plus efficacement les pauvres, le sieur Étienne LAGET, ayant appris le malheur de ce jeune homme, entreprit de venir à son secours, de partager avec lui son unique bien, le travail, de lui enseigner son métier. Pendant longtemps, et tous les jours, il venait d’assez loin, quoique vieux et faible, lui donner des leçons, et il parvint enfin à le mettre en état de gagner sa vie.

Françoise et Catherine LES DOUILLOT, de Ville-devant-Belrain, département de la Meuse, journalières et fileuses de laine, ont recueilli dans leur chaumière, pendant plusieurs années, un vieillard octogénaire, abandonné et en enfance, qui s’était assis à leur porte, comme on faisait dans les temps anciens. Elles l’ont soigné avec une telle affection, que plusieurs fois on les a vues le rapporter sur leurs épaules, lorsqu’il s’était égaré dans la campagne, et que ses forces ne lui permettaient plus de marcher.

Tels sont les noms que nous avons à proclamer aujourd’hui, dans cette enceinte, où retentissent si souvent des noms que les sciences ont illustrés, et que l’Europe entière répète. Les hommes qui ont consacré leur vie à de nobles travaux sont aussi des bienfaiteurs de l’humanité la gloire est la seule récompense digne d’eux ; mais la gloire n’est ni le prix ni l’objet des belles actions dont nous avons dû abréger le récit. Ce n’est pas pour être vantés dans l’Académie, dont ils ignorent l’existence, que des pauvres se dévouent à secourir des infortunés plus à plaindre qu’eux-mêmes. C’est parce que sous les haillons de la misère, il existe des cœurs compatissants ; c’est parce que le courage, les mouvements généreux ne sont pas l’apanage exclusif des esprits cultivés.

Qu’ils apprennent du moins qu’il exista un homme dont la bienfaisance va les chercher au fond de leurs chaumières, et qu’ils bénissent avec nous le nom de M. de Montyon.