Discours prononcé pour les obsèques de M. Thierry Maulnier, à Marnes-la-Coquette

Le 15 janvier 1988

Michel DÉON

Cher Thierry Maulnier,

Ce n’est pas un adieu que nous sommes venus vous dire. On ne dit pas adieu à l’écrivain qui vous quitte en vous laissant l’esprit et le cœur pleins de réflexions infinies sur une condition humaine dont il nous a assurés qu’elle n’est ni si misérable ni si glorieuse que certains le prétendent.

Depuis un demi-siècle, depuis le jour que, jeune étudiant, j’ai osé vous aborder dans un de ces cafés où, magnifique d’indifférence au bruit et aux importuns, vous écriviez un de vos premiers livres, depuis cinquante ans j’ai suivi — parfois de loin, parfois de près — votre long cheminement au royaume de la Sagesse et du Doute, votre combat pour des vérités essentielles à une éthique occidentale. Vous nous avez appris à ne pas nous leurrer et à ne pas perdre l’espoir, à tenter de réconcilier les idées qui paraissaient les plus irréconciliables, parce qu’il vous semblait que les hommes se déchirent en vain autant par ignorance que par aveuglement. Ce n’était pas une position confortable mais vous en avez assuré les risques avec un courage inébranlable et une sereine lucidité. Vous vous êtes dressé contre les philosophies reçues, contre les lieux communs de la morale officielle. Vous avez pu paraître très seul, mais c’est le lot de l’intelligence qui ose regarder l’existence en face. Quelque part, vous avez écrit : « Ma vie n’aura pas été sans signification si elle m’a donné quelquefois la joie et le tremblement de celui qui s’aventure dans les espaces de la pensée où il n’a point de compagnon et où personne ne s’est aventuré avant lui. »

Comment vous résumerait-on mieux que vous ne l’avez fait vous-même ? Vous n’emportez pas de secret, vous nous avez dit tout ce qui vous préoccupait : vos inquiétudes comme vos certitudes, et, à travers elles, nous avons mieux compris quel homme vous étiez : bon et généreux, ennemi de tous les sectarismes, de toutes les oppressions. Le grand silence dans lequel la mort vous drape vous rend plus présent que jamais. Nous ne lirons pas Maurice Scève, Racine ou Nietzsche sans vous évoquer. Nous n’irons pas au théâtre sans penser à la passion que la scène vous inspirait. Aussi est-ce à Garnier l’oublié, redécouvert par vous qui avez donné à son Antigone un si grand éclat, que j’ose emprunter les derniers accents de cet hommage, quelques vers de son Élégie sur la mort de Ronsard :

 

... Nous craignons de mourir, de perdre la lumière

Du soleil radieux ;

Nous craignons de passer sur les ais d’une bière

Le fleuve stygieux.

 

Nous craignons de laisser nos maisons délectables,

Nos biens et nos honneurs,

Ces belles dignités qui nous font vénérables,

Remarqués des seigneurs.

 

Les peuples des forêts, de l’air et des rivières,

Qui ne voient de si loin

Tombent journellement aux mortelles pantières

Sans se gêner de soin.

 

Leur vie est plus heureuse et moins sujette aux peines

Et encombres divers

Que nous souffrons chétifs, en nos âmes humaines,

De désastres couverts.

 

Ores nous point l’amour, tyran de la jeunesse,

Ores l’avare faim

De l’or injurieux, qui fait que chacun laisse

La vertu pour le gain.

 

Celui-ci se tourmente après les grandeurs vaines

Enflé d’ambition ;

De celui-là l’envie empoisonne les veines,

Cruelle passion.

 

La haine, le courroux, le dépit, la tristesse,

L’outrageuse rancœur,

Et la tendre pitié du faible qu’on oppresse

Nous bourrellent le cœur.

 

Et voilà notre vie, ô misérables hommes !

Nous semblons être nés

Pour être, cependant qu’en ce monde nous sommes,

Toujours infortunés.

 

Et encore, où le Ciel en une belle vie

Quelques vertus enclôt,

La chagrineuse mort qui les hommes envie

Nous la pille aussitôt.

 

Ainsi le vert émail d’une riante prée

Est soudain effacé,

Ainsi l’aimable teint d’une rose pourprée

Est aussitôt passé.

 

La jeunesse de l’an n’est de longue durée,

Mais l’hiver aux doigts gourds

Et l’été embruni de la torche éthérée

Durent presque toujours.

 

Mais las ! ô doux printemps, votre ferveur fanie

Retourne en même point,

Mais quand notre jeunesse une fois est finie

Elle ne revient point.

 

La vieillesse nous prend maladive et fâcheuse,

Hôtesse de la mort,

Qui pleins de mal nous pousse en une tombe creuse

D’où jamais on ne sort...