Discours prononcé à l’occasion de la mort de MM. Wladimir d’Ormesson et Georges Izard

Le 27 septembre 1973

Jean GUÉHENNO

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. JEAN GUEHENNO
Directeur de l’Académie

à l’occasion de la mort de

MM. WLADIMIR D’ORMESSON[1]
de l’Académie française

GEORGES IZARD[2]
de l’Académie française

Séance du 27 Septembre 1973

 

Messieurs,

Cette année encore, notre compagnie est, pour sa rentrée, dans une profonde affliction. Comme l’an passé, dans le cours de l’avant-dernière semaine de septembre, deux de nos très chers confrères sont morts, le comte Wladimir d’Ormesson, maître Georges Izard.

Après un difficile hiver, Wladimir d’Ormesson, toujours si fidèle à nos rencontres du jeudi, nous était revenu au printemps. Je pense à lui avec une grande émotion. Il aimait l’amitié. Il aimait l’Académie. Il souhaitait qu’elle fût toujours une société d’amis. En novembre prochain, c’était lui qui devait recevoir parmi nous le cardinal Daniélou. Une carte de lui m’annonçait il y a quinze jours qu’il avait terminé son discours. Il en était tout heureux. C’était fait. Ce devait être son dernier travail. Et l’éloge d’un ami. Un coup au cœur l’avertit que la mort était là. Il fit venir ses enfants, les remercia de toutes les joies qu’il leur devait, évoqua celle qu’il allait rejoindre, et mourut doucement dans la paix de son Dieu.

Georges Izard est mort, lui, dans le plein de son combat. Il courait d’une cause à l’autre porter à qui l’appelait l’aide de son dévouement et de son talent. L’avant-veille de sa mort, après une nuit d’alerte, il avait plaidé pendant cinq heures, parlé au delà de ses forces. Nous l’aurons vu ici deux ans à peine. Pierre-Henri Simon, qui l’avait reçu, est mort l’an passé dans les mêmes jours.

Wladimir d’Ormesson, Georges Izard, ce que furent ces deux hommes, il est tout à fait impossible de le dire dans le si bref hommage que je leur rends aujourd’hui au nom de tous.

Wladimir d’Ormesson était le charme et la noblesse mêmes. La gentillesse et la bonté rayonnaient de son visage. Il était simple. Il était digne de sa race, de ses ancêtres, de cet Olivier d’Ormesson qui défendit Fouquet contre le roi, à tous risques, simplement parce que c’était son devoir. Le sens de l’honneur était pour lui tout ce qui fait l’homme. Ami de Lyautey, admirateur du général de Gaulle, il avait le goût de la grandeur. C’était un homme d’une grande vie intérieure, et cependant aussi d’une grande vie extérieure, mais toujours fidèle au plus profond de lui-même, qu’il ait agi comme journaliste politique, comme mémorialiste, comme ambassadeur. C’était un chrétien sans dogmatisme, il avait le goût des autres, si différents qu’ils fussent de lui. Je sais quelles candidatures il a soutenues à l’intérieur de cette compagnie même, et avec quelle générosité de pensée et quelle conviction ! La charité et la tolérance étaient pour lui les premières des vertus. C’était un homme d’un grand caractère. Il choisit toujours la liberté. La vie, pendant les années noires, ne lui fut pas facile. Quand Vichy l’eut rayé du corps diplomatique, il lui fallut fuir, se cacher en France, et ce n’est pas un mince honneur d’avoir été condamné à mort par, le tribunal de la milice de Lyon. C’était un grand diplomate. On m’excusera d’évoquer notre première rencontre. Ce fut en décembre 1945, à Buenos-Aires. Le général de Gaulle l’avait nommé notre ambassadeur. J’avais été chargé de faire en Amérique du Sud des conférences sur ce qu’avait été la France de la Résistance. Je n’ai sans doute rien fait de plus émouvant dans ma vie. J’ai pu voir alors ce qu’était Wladimir d’Ormesson au service de la France. Nous devînmes amis. Il m’a dix fois demandé de l’appeler Wladi. Je n’ai jamais osé. Il nous reste son œuvre. Elle durera. Elle est un beau, important et intime témoignage de ce que fut la vie française politique et religieuse durant ce siècle.

Georges Izard était un autre homme libre. C’était toute sa prétention, toute sa volonté. Quand il fut reçu dans notre compagnie : « Vous m’avez admis, dit-il dans son remerciement, dans votre compagnie d’hommes libres ». C’était la raison la plus profonde de sa joie. « En n’obéissant qu’à sa conscience, même dans l’appréciation des intérêts dont il a la charge, expliquait-il, l’avocat se conforme à sa vocation permanente et essentielle : l’indépendance... J’ai défini la liberté comme le privilège et le devoir de l’avocat. Elle est aussi la revendication majeure de mon existence. » Il choisissait les causes qu’il plaidait et ce qui réglait son choix était la conviction qu’il avait, dans la relativité et l’ambiguïté de toutes les choses humaines, que « dans aucun procès tout le mal ne se concentre d’un côté et tout le bien de l’autre ».

C’était le fils d’un de ces instituteurs admirables du commencement du siècle. Il devint un grand chrétien. Je ne pense pas qu’on puisse mieux définir le mouvement de sa vie que Pierre-Henri Simon, quand il disait de lui : « Le militant d’Esprit, le jeune député socialiste de Briey, le résistant, le défenseur de Kravchenko, l’écrivain généreux et l’avocat intègre ont parlé, à hauteur d’éloquence, le langage paternel de la justice et de la liberté ».

Je me souviens du livre qu’il publia avec son ami Emmanuel Mounier sur Péguy. Ce fut leur maître. Surtout je repense à la revue Esprit. Ce fut un événement. Ils tentaient tous deux de réconcilier, disait Pierre-Henri Simon, « l’idéalisme de gauche avec la bonne nouvelle apportée aux hommes par le Christ ». Ils ont peut-être réussi ce que Lamennais en 1830, et Sangnier vers 1910 avaient manqué. Et l’histoire du catholicisme au XIXe siècle aurait été sans doute très différente de ce qu’elle a été si les Paroles d’un croyant avaient été mieux comprises. Mais je m’arrête au seuil de la plus brûlante actualité ! De tout cela est sortie une philosophie : le « personnalisme ». Qui croit à la liberté en vient nécessairement à penser que le premier problème est celui des droits de la personne humaine.

Wladimir d’Ormesson, Georges Izard, leurs deux vies furent de grandes vies utiles et efficaces. On n’en finirait pas de les commenter et d’y chercher des leçons.

Je vous demande de penser à eux et d’observer en leur mémoire un moment de silence.

 

[1] Mort le 15 septembre 1973, à Ormesson-sur-Marne.

[2] Mort le 20 septembre 1973, à Paris.