Discours de réception, et réponse de Pierre-Jean Rémy

Le 22 juin 2006

Assia DJEBAR

 

Réception de Mme Assia Djebar

 

Mme Assia Djebar, ayant été élue par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Georges Vedel, y est venue prendre séance le jeudi 22 juin 2006, et a prononcé le discours suivant :

 

 

Mesdames, Messieurs de l’Académie,

Je voudrais citer d’abord le poète Jean Cocteau, reçu ici en octobre 1955, à cette même date où j’entrais à l’École normale supérieure à Paris, ce dont se souviennent deux ou trois de mes condisciples et amies, présentes aujourd’hui parmi nous. Jean Cocteau donc, avec la grâce et le charme désinvolte que conservent ses écrits et ses images, disait, dans l’introduction de son discours : « Il faudra que j’évite de m’endimancher en paroles, ce vers quoi nous pousse inconsciemment un lieu historique ».

M’endimancher à mon tour ? Le risque pour moi est plus grand : je n’ai ni le charme ni le brio de Jean Cocteau, fêté tout au long de sa vie dans les sociétés les plus distinguées et les publics les plus divers. Du moins, ces premiers mots du poète de Plain-Chant, prononcés en cette même salle, me viennent à l’esprit pour vous exprimer mes remerciements de m’avoir acceptée dans votre Compagnie. Cette voix de Cocteau, intervenant comme celle d’un souffleur de théâtre, me permet de dominer quelque peu la raideur de ma timidité devant vous.

Car ces lieux sont hantés par la présence impalpable de ceux qui, durant presque quatre siècles, se sont succédé dans un labeur continu sur la langue française, portés là par leur œuvre de nature scientifique, imaginative, poétique ou juridique. Dans ce peuple de présents/absents, qu’on appelle donc « immortels », je choisis, en second ange gardien, Denis Diderot, qui ne fut pas, comme Voltaire, académicien, mais dont le fantôme me sera, je le sens, ombre gardienne.

« Il m’a semblé, écrit le philosophe en 1751, qu’il fallait être à la fois au-dehors et au-dedans ». Diderot définit ainsi sa démarche, tandis qu’il termine saLettre sur les sourds et muets.

Je lui emprunte cette perspective d’approche, me plaçant donc « à la fois au-dehors et au-dedans » pour faire l’éloge, selon l’usage, de mon prédécesseur au fauteuil numéro 5, le doyen Georges Vedel.

Revenons sur la carrière du professeur Georges Vedel.

Cet homme du Sud-Ouest, né en 1910 à Auch, mais originaire de Mazamet, est petit-fils, du côté paternel, d’un gendarme qui n’eut pas tellement d’avancement, parce que, selon le Doyen, il était trop bon pour sévir ; par contre, du côté maternel, le grand-père circulait, lui, entre les deux départements de l’Aude et du Tarn, en contrebandier faisant passer les outres de vin, sans payer les droits de péage, cela, sous le règne de Louis-Philippe !

Voici cet enfant placé, presque symboliquement, dès l’origine, de part et d’autre du droit. Diderot dirait « à la fois au-dehors et au-dedans ! »

Avec des racines si authentiquement populaires, qui impliquent aussi le double parler, la langue du grand poète Frédéric Mistral, « langue d’oc » (l’on disait « le patois »), encore palpitante sous le français, appris à l’école de la III e République, l’ascension sociale se continua sur trois générations : le père de Georges Vedel entra à l’école des sous-officiers, gravit les échelons ; il fera la guerre de 14-18 et finira comme colonel.

Le fils sera élevé, après la Grande Guerre, au gré des garnisons paternelles. Il fera de sérieuses études secondaires, mais supportant mal la vie d’internat, après le baccalauréat, bien qu’il penchât un moment pour la philosophie : pour éviter de retrouver justement la pension, il choisit de s’inscrire en droit à Toulouse, sans renoncer, au début du moins, à la philosophie.

Finalement, le droit l’emporta en lui, comme vocation, peut-être aussi grâce à la qualité de la tradition juridique, à Toulouse, celle-ci dominée par la « figure tutélaire du doyen Hauriou », dont Georges Vedel suivit les derniers cours.

Le professeur Didier Maus, président de l’Association française des constitutionalistes, pour souligner les origines familiales de Monsieur le Doyen, caractérisées, disait-il, par « le goût d’indépendance des hommes et des femmes de ces régions, ajoutait : « ce passé occitan ancre Georges Vedel dans la continuité. »

Il termina l’éloge funèbre du Maître en ces termes : « Les plus jeunes de ceux qui nous écoutent pourront dire : oui, en 2002, il y avait quelqu’un — entendez « Monsieur Vedel » qui avait connu le doyen Hauriou ! C’est ainsi, concluait-il, que nos mémoires se construisent et se transmettent. »

Quant au professeur Pierre Delvolvé, sans doute le plus proche disciple, après avoir insisté sur toutes les parties du droit où Georges Vedel a excellé, — droit public français, droit civil, droit international public et pour finir, le droit communautaire pour la rédaction des traités de Rome, de l’Europe d’aujourd’hui — Pierre Delvolvé donc résuma la richesse de cette biographie par cette formule : « Georges Vedel a ainsi fait monter à Paris l’école de Toulouse ».

Je ne saurais, hélas, à cause de mon incompétence juridique, retracer, moi, l’apport décisif de Georges Vedel, dans toutes les matières du droit. Certes, les manuels du doyen Vedel ont nourri, nourrissent encore la mémoire de générations d’étudiants, futurs juristes. Il me serait difficile d’entrer dans les arcanes de ce savoir, moi qui, en fait de connaissances dans ce domaine, ne garde trace que de mes lectures De l’esprit des lois de Montesquieu et Du contrat Social de Jean-Jacques Rousseau, textes qui relèvent plutôt de la philosophie du droit, ou tout simplement de la littérature. Mais, parcourant les entretiens auxquels Georges Vedel avait accepté de participer, peu à peu, j’ai commencé à entendre sa voix, à sentir sa présence.

Puisque, auteur de narrations, j’ai le seul petit pouvoir — j’allais dire « le métier » au sens artisanal de tenter de rendre proche — je n’ose dire de « ressusciter », l’être qui n’est plus ; je choisis, à travers quelques scènes de sa vie, de me placer derrière son ombre, de me glisser tout près, de tenter de le ramener vers vous, excusez-moi, comme « personnage » comme character, dirait-on en anglais.

L’époux, le père, le grand père, évoqués par ses très proches, Madame Vedel en premier, ainsi que l’une de ses filles : je les ai écoutées longuement et silencieuse car, insensiblement, la vibration même de cette parole des très proches, nouée pourtant par le vif de la perte, tournant et se retournant dans le souvenir, vous ramène peu à peu l’absent autant, peut-être plus intimement, que les hommages publics et les témoignages d’éloquence admirative.

Car il s’agit ici, sinon de rendre présent un être cher à ses proches, à ses disciples, du moins de m’approcher au plus près de l’absent, faire affleurer son image qui pourrait, par éclairs furtifs, nous émouvoir, me sont revenus quelques mots un seul vers du poème sans nul doute le plus grand du Moyen Âge européen, je veux dire, La Divine Comédie, et ces mots tirés du chant 21 du Paradis, nous conseillent comment nous aider à créer, même pour une seconde, l’illusion de la présence aimée, oui, quelques mots de Dante :

Mets ton esprit là où sont tes yeux !
Ficca di retro a li occhi tuoi la mente !

Suspendons notre souffle : c’est la voix même de Béatrice, dont n’a jamais pu se consoler le poète exilé de Florence, Béatrice donc qui lui parle, à chaque étape du voyage astral de ce vaisseau imaginaire, puisque nous sommes au Paradis. Rappelons-nous l’élan poétique de cet extraordinaire aventure : Dante, tel un astronaute de notre temps, par trois fois, aborde un ciel de lune, puis successivement dix-sept cieux d’astres différents, ainsi jusqu’à ce chant XXI, où il bénéficie de l’ultime apparition de Béatrice.

Je répète le vers, prononcé par elle, l’aimée qui va disparaître à jamais, juste après avoir annoncé :

Nous sommes arrivés à la septième splendeur .

D’où ce conseil adressé au poète. Ces mots, entre splendeur et absence sereine, elle les murmure en image d’intercession bienfaisante et de tendresse : « Mets ton esprit là où sont tes yeux ».

Dans la vision de Dante, le miracle de pouvoir rendre présent, dans un éclair d’une seconde, tout disparu survient lorsque ce dernier — et revenons, malgré ce détour, à mon regretté prédécesseur — parait plus précieux aux siens que le soleil lui même. Dans cette irréversibilité de la perte, c’est le seul pouvoir de poésie, sa magie de l’émotion communicative : Ficca di retro a li occhi tuoi la mente (vers 16-chant XXI).

Ainsi, cette tension de la mémoire affective, pour nous faire revenir Georges Vedel au cœur de cette absence, à retourner, à inverser en présence de l’esprit, sinon des yeux, présence dense mettant en mouvement l’« imago ».

Parole bouleversante parce que bouleversée, qui tente de combler le passé qui ne passe pas.

En cet effort de liturgie, le disparu, en une lueur, vous revient : loué soit l’effort de ceux qu’il a aimés, qui l’ont aimé, qui le tirent jusqu’à vous, jusqu’à nous, précautionneusement, sans ménager leur propre chagrin qui, en effet, se ravive.

Oui, Monsieur le Doyen nous revient donc, grâce à l’affection des siens qui cherchent consolation, de ses disciples qui, dans l’absence, gardent mémoire de sa rigueur, de la subtilité de ses commentaires, de son influence restée prégnante en eux ! Et pour moi qui les écoutais, la vivacité de leurs souvenirs le rapproche de nous : cette filialité et cette fidélité, l’une et l’autre agissantes, nous le restituent !

Jusqu’à sa voix que je pourrais entendre, moi qui ne l’ai jamais approché, moi qui me suis demandé si cette voix avait un accent, je veux dire, un accent de son Sud-Ouest natal ! Le concret, en somme, de la tradition : son oralité.

Aussi, me demandais-je, selon quel rite archaïque de mon pays pourrais-je jeter à mon tour quelques grains de sable ou de blé, quelques feuilles de laurier, ou des pétales de jasmin dans l’eau reviviscente de la mémoire des élèves et des amis de combat ?

Quant à ce mot de « combat », évoquer plutôt le labeur de patient échafaudage que représenta pour Georges Vedel, par exemple, pendant de longues années, l’élaboration de la Charte de l’Europe, dont il fut l’un des artisans.

De même, j’écoutais le récit fait par l’un de ses compagnons, d’un voyage en Amérique centrale : le professeur Guy Carcassonne me narrant, m’expliquant, puis soudain souriant en se remémorant une escale de nuit... à Cuba. Pourquoi Cuba, vous avez deviné, pour visiter, même tard, une des haciendas, la plus fameuse, où Monsieur le Doyen put faire provision des meilleurs cigares du monde, ce péché du maître étant connu de ses proches...

Descendant du Concorde qu’ils avaient pris, tous deux, en mars 1998, pour se rendre d’abord au Costa Rica, où Georges Vedel recevait un doctorat honoris causa, au retour, grâce à une escale de nuit improvisée, il leur fut possible, par chance, de visiter une ou deux des plantations de tabac de Cuba ? « Nous voici à La Havane, se souvient Guy Carcassonne, en pleine nuit, pas très loin de l’aéroport, pénétrant dans la plantation la plus importante où le maître des lieux nous reçoit, un vieux monsieur fort sympathique. Notre guide, lui-même impressionné, me murmure qu’il s’agit d’une gloire chez tous les fumeurs de cigares, Don Gendro ; de Robaina, en personne, lui dont les cigares sont les plus renommés dans le monde.

... Notre hôte est courtois. Il me demande l’identité de mon compagnon. Tandis que commence la dégustation.

« Eh bien, mon ami et confrère que voici, lui affirmai-je, sûr de dire la vérité, est le « Robaina » du droit ! »

Ils conversèrent longuement, curieux l’un de l’autre, et Monsieur le Doyen reprit l’avion, revigoré par la rencontre, et par sa provision de cigares, bien sûr ! »

Cette scène nocturne évoquée, me voici à imaginer ces deux maîtres du même âge, le Français et le Cubain, au sommet, chacun, de son art respectif, dégustant de concert les cigares les plus fameux du monde. En cette occasion, Georges Vedel dialoguait en espagnol avec Don Gendro de Robeina, le maître des lieux...

En espagnol, puisque Georges Vedel, prisonnier de guerre à partir de 1939 durant ses cinq ans de captivité, avait, entre autres activités, appris la langue espagnole.

Reculons dans le passé de Monsieur le Doyen. Je tente de fixer au vol les images que le Doyen lui-même a fait lever en moi par ses réponses au journaliste Marc Riglet.

- « À dix ans, j’occupe l’Allemagne ! » dit-il, tout de go et avec humour.

Comprenez qu’en 1920, le père de notre héros, fait partie du corps d’armée française qui occupe en effet l’Allemagne vaincue. Son garçon de dix ans poursuit sa scolarité au lycée français de Mayence.

« Bien des années plus tard, se remémore Monsieur le Doyen, je me suis rappelé une scène qui, au moment de l’occupation de la Ruhr m’avait frappé sans que je la comprenne ».

En effet, en janvier 1923, les troupes françaises et belges, avec l’accord des autres Alliés, occupent, sur la rive droite du Rhin, les usines métallurgiques de Krupp, et de Thyssen qui tardaient à payer la dette de guerre trop lourde. Décision catastrophique qui va retourner la classe ouvrière allemande — pourtant l’une des plus politisées alors — vers une réaction de solidarité nationaliste avec ses patrons.

Imposante manifestation donc, à Mayence, chef lieu de l’occupation des Alliés de 1918, que fixe, par un détail inoubliable, la mémoire du garçonnet Vedel : « Imaginez, se souvient-il, l’ahurissement d’un enfant de douze ou treize ans qui, de son balcon, entend des Allemands chanter... La Marseillaise comme chant révolutionnaire. Et cela, comme défi aux Français ! »

Le garçon à Mayence, du haut de son balcon, en témoin oculaire, ajoute même qu’alors des spahis marocains reçurent l’ordre de disperser la manifestation des ouvriers allemands qui venaient au secours de leurs patrons !

Georges Vedel donc, longtemps après, fera ce commentaire quelque peu amer : Pur chef d’œuvre politique qu’Ubu n’aurait pas renié !

J’entends la voix du Doyen s’attrister ; comme nous, il se souvient qu’à cette occasion, on entendit parler d’un certain Hitler, avec son mouvement d’extrême droite naissant, même si, peu après, le sinistre agitateur est arrêté, pour un court moment. Je note cet instant où le garçonnet de douze-treize ans est témoin à partir de son balcon,— l’image ici n’est nullement métaphorique — oui, vraiment, au balcon précisément de l’histoire, car cette journée devient prémisse de la tragédie européenne qui va suivre.

Mais si, soudain, je jonglais avec les dates de cette vie exemplaire ? Sautons pour l’instant le cursus scolaire du garçon devenu lycéen à Toulouse, puis étudiant en droit, puis professeur agrégé. Enjambons même le deuxième séjour de notre héros en Allemagne-: les cinq ans de captivité à l’oflag 18, sur lequel, bien sûr, je reviendrai.

Avançons plus loin encore dans le temps à venir du garçonnet de 1923.... Arrivons, n’hésitons pas... en l957, c’est-à-dire trente-quatre ans plus tard ! À Bruxelles, nous trouvons nous, lorsque, dans la délégation française présidée par le ministre Maurice Faure, Georges Vedel est, à quarante-sept ans, le juriste chargé de rédiger les articles du traité de l’Euratom, traité qui, dans une Europe qu’on désire nouvelle, et solidaire, permettrait de lui garantir une indépendance de l’Énergie par rapport aux USA.

Six articles sont écrits d’une façon tellement technique qu’ils pourraient, au dernier moment, entraîner un refus du vieux Chancelier Adenauer. Or il est important, même urgent, du moins pour le gouvernement français d’alors, que ce traité soit ratifié.

Se déroule en coulisse, une scène qui aura son importance pour le traité de Rome qui doit suivre. Le suspense commence lorsque Guy Mollet lui-même, alors chef de gouvernement, « traîne » (c’est l’expression de celui qui évoque ce passé), oui, traîne. Georges Vedel, le juriste rédacteur des articles devant le chancelier Adenauer qui hésite à signer.

Guy Mollet présente au vieux Adenauer le juriste Vedel qui a rédigé les six articles auxquels personne ne comprend rien sauf les juristes. Georges Vedel en allemand, résume son texte d’une façon si convaincante que le vieux Chancelier retrouve confiance...

Dans ces allées et venues de la mémoire, Georges Vedel commentera, cette fois, à la veille d’être élu à l’Académie en 1997 : « Je pensais qu’il était plus sérieux de faire la Communauté économique européenne et cet Euratom auquel je m’étais attaché parce qu’il était riche en problèmes juridiques ! »

Monsieur le Doyen, qui est une mine de souvenirs de même importance où il est à la fois acteur, négociateur et témoin pour l’histoire — ajoute d’ailleurs cette remarque si précieuse pour nous : « Maurice Faure a souvent dit que si cette négociation (de l’Euratom) a pu se faire, c’était en partie parce que la guerre d’Algérie occupait beaucoup les esprits »

Mais faisons revivre Georges Vedel, à peine quadragénaire, en ces années 1950 alors que, pour sa capacité à trouver forme à cette nouvelle donne internationale, il jouit de la confiance des chefs d’état de premier plan. Son rôle fut donc décisif dans le rapprochement franco-allemand qui se noue dans cette décennie. Se rappelant peut-être le petit garçon de 1923, il soupirera : « L’interminable match France-Allemagne ne pouvait se perpétuer à jamais de guerre en guerre ! ».

Et toujours en 1997, presqu’au soir de sa vie, il conclura : « L’idée de répéter les âneries qui avaient provoqué le déchirement de l’Europe nous était étrangère. Nous pensions même le contraire. »

Excusez moi, Mesdames et Messieurs, cette embardée dans la vie de Monsieur le Doyen : mon voyage « védélien » parti de 1923 a sauté, trente-quatre ans d’un coup, jusqu’à 1957, je n’ai pu ensuite m’empêcher de citer ses jugements plus tard, à la veille de son élection à l’Académie...

Ces allées et venues que j’opère, dans un apparent désordre, me font sentir combien durant son parcours de vie (l’enfance, les études, l’expérience de la guerre et des camps), le professeur est resté sensible à l’équilibre si fragile entre le passé collectif qui résiste et les formes nouvelles, quelquefois informes, mais préfigurant l’avenir de l’Europe.

Quand, par exemple, il anima, avec des amis, en 1967, le club Jean Moulin, son instinct de juriste hors pair était soutenu par une intelligence aigüe des poussées du changement qui, même avec retard, advient...

Pour ma part, il est vrai, m’a frappée son œuvre de juriste, je dirais de Grand Sage dans la naissance d’une Europe nouvelle.

Sa pensée du Droit, expérimentée sur des décennies, lui a fait saisir, au plus près, les mouvements d’un secret balancier qui tente d’équilibrer stabilité et progrès d’une Europe cicatrisée. Dont il me parait être l’un des horlogers invisibles.

M’a touchée son expérience de ce problème si tenace, lame de fonds et de longue durée, disons « de longue patience », ou même de « longue souffrance », de ce que Monsieur Vedel appelle « l’interminable match France-Allemagne ».

Aussi reviendrai-je sur son arrestation de 1939, puis sur son expérience de la captivité qu’il vécut, cinq années durant.

« La guerre ? se souvient-il, toujours face à Marc Riglet, il est difficile de se rendre compte de l’état de stupeur dans lequel la défaite nous a plongés ! » Il souligne, « ce que l’on a presque tout à fait oublié » dit-il, les 100.000 morts français de la campagne de 39. Il rappelle « ces jours de détresse et de dégoût », son expression est toute secouée par une colère stupéfaite encore de jeune homme, car, en 1939, il s’est indigné: « Cela, vingt et un ans seulement après la victoire, si chèrement acquise des Alliés de 1918 ! »

En 1939 donc, lieutenant dans l’est de la France, il se retrouve encerclé avec l’état major de la V e armée.

L’ordre est transmis aux officiers de tenter de gagner, en ordre dispersé, la frontière suisse. Trois d’entre eux avancent au hasard, dans la forêt vosgienne, en pleine nuit. Le premier, Vedel, butte contre un obstacle et tombe, c’est sur un soldat allemand : « Je suis capturé, se souvient-il, par l’unité allemande dont je suis le premier prisonnier en tant qu’officier ! Je suis envoyé dans un Oflag, où, je dois dire, est respectée la convention de Genève... Dans le troisième de ces camps, nous souffrirons certes du froid, de la mauvaise nourriture, mais nous pourrons recevoir des colis une fois par mois, et même des livres, ensuite ».

En Août 1940, il est transféré en Autriche, à l’Oflag 18 où sont regroupés plusieurs autres professeurs de droit, d’histoire, de lettres etc. Tous ensemble organisent une Université. Il redevient donc professeur de droit, durant les cinq ans qui suivront, mais aussi étudiant, car il apprend l’espagnol, ainsi que la théologie de Saint Paul. Georges Vedel juge ces années de prisonnier, « extrêmement fécondes », malgré les conditions plus qu’ascétiques du quotidien. Il y noue des amitiés nouvelles et durables.

En 45, lorsque les Russes libèrent ce camp non loin de Vienne, les officiers français sont remis aux Américains, à l’aérodrome de Linz. Là, a lieu un choc en lui ; une horreur indicible saisit ces Français libérés lorsqu’ils rencontrent d’autres déportés, mais dans quel état : des êtres squelettiques sortent, ou plutôt titubent hors du camp de Mauthausen qui ne se trouvait qu’à seulement soixante kilomètres du leur : « Hélas, s’exclame Monsieur Vedel, un troupeau de torturés, de quasi morts nous apparaît ».

Ce fut un bouleversement de son être tout entier. Ni lui, ni ses camarades de captivité, tandis qu’ils font face à cette vision de cauchemar, n’auraient pu imaginer, et si près d’eux, « un tel enfer de torture, de famine, de mort : un monde sans droit, dit-il, où l’homme est traité plus mal qu’une bête ».

Sa réaction, dans le train qui le ramène à Paris, est d’une force qu’il n’oubliera jamais : « il me semble, se souvient-il, que j’ai commencé à croire vraiment au droit à ce moment là »

L’horreur qu’il ressent, les jours suivants, se prolongera. Car, dans ce train du retour, les déportés de Mathausen continuent de mourir.

Par cette vision, de ce qu’avait pu être aussi la guerre, il restera marqué, hanté par la proximité d’un « monde sans droit », une Barbarie au cœur même de l’Europe. « J’ai compris, conclut-il, que le droit, même rudimentaire, même rugueux, est l’une des frontières entre l’Homme et la bête ! »

Auparavant, il était un brillant agrégé de droit, en train de « réussir » sa vie de professeur d’université. Après 1945, le droit n’est plus seulement une « carrière », un métier, mais une vocation qui l’habite, dont les questionnements ne laisseront plus jamais son esprit en repos.

George Vedel, donc, grand maître du Droit !

Comme professeur depuis 1936, presque tout le long du siècle passé, à la Faculté de Droit, à Sciences-Pô et dans de multiples Universités étrangères, y compris celles des trois pays du Maghreb. Ses cours, nous dit-on, étaient un modèle de clarté et de rigueur, avec toujours des notes d’humour.

Comme auteur, c’est surtout en Droit Constitutionnel et en droit administratif qu’il innova, ainsi par exemple, son manuel datant de 1949, réimprimé en 1994, reste indispensable pour comprendre les transitions constitutionnelles de la III e à la IV e République.

Au Conseil Constitutionnel enfin, son entrée en 1980 fut sa consécration. II se trouva que, les neuf années suivantes, la France eut deux Présidents de la République et trois élections législatives. « L’alternance engendra une activité intense » nous dit Robert Badinter qui rejoignit le Doyen à cette haute instance. Et Monsieur Badinter de conclure : « Une vision d’ensemble guidait la démarche du Doyen. Elle donnait à ses écrits et à ses propos une unité et une densité incomparables »

Pour ma part, ayant trop vite survolé cette vie si riche et ce trajet exemplaire, je me permets de revenir au choc que l’homme Georges Vedel reçut à l’aérodrome de Linz, et qui ébranla définitivement son intelligence, sa sensibilité, qui a donné plus de profondeur à sa conscience de citoyen.

Certes, par le hasard de la vie, il a été lié d’amitié avec Maurice Faure, très jeune parlementaire. Celui-ci, ministre en 1956, chargé de la négociation européenne, fait appel à Monsieur le Doyen comme conseiller juridique pour les accords à élaborer, qu’il faudra soumettre aux différents partenaires d’une Europe réconciliée.

Peut-être, toutes proportions gardées, pourrait on revenir à l’origine de la première Europe des célèbres Serments de Strasbourg, en 842, lorsque parmi les petits-fils de Charlemagne, deux frères cadets font la paix (chacun, dans la langue de l’autre) : ils partagent l’héritage paternel, certes, pour se renforcer aussi contre le frère aîné, le troisième héritier...

Ce schéma, on pourrait dire qu’il fonctionne à nouveau, au milieu des années 1950. Vaincus et vainqueurs de l’Europe surgissant, une nouvelle fois, de ses ruines, élaborent des fondations autres pour une Europe à régénérer. Ils se réconcilient certes, mais, pour contrebalancer le bloc des « pays de l’Est » et cela, jusqu’ à la chute du mur de Berlin, en 1989.

Dans ce cadre, un peu comme un expert de la mécanique européenne, Georges Vedel joua donc un rôle décisif à Bruxelles.

La force qui l’habitera, je J’appellerai son éthique du Droit, contre le domaine du non-droit . Elle lui vint aussi de sa confrontation vécue avec les craquements tragiques d’une toute récente histoire européenne.

Il y a une autre Histoire, Mesdames et Messieurs, et consécutive à celle-ci... Permettez-moi de l’évoquer à présent : la France, sur plus d’un demi-siècle, a affronté le mouvement irréversible et mondial de décolonisation des peuples. Il fut vécu, sur ma terre natale, en lourd passif de vies humaines écrasées, de sacrifices privés et publics innombrables, et douloureux, cela, sur les deux versants de ce déchirement.

Il s’agissait, aussi d’une confrontation plus large de l’Europe avec tout le Tiers Monde. Aux philosophes de l’Histoire de mesurer pourquoi les deux dernières guerres mondiales ont pris racine sans doute dans le fait que l’Allemagne, puissance réunifiée en 1870, fut écartée du dépeçage colonial de l’Afrique, au xix e siècle.

L’Afrique du Nord, du temps de l’Empire français, — comme le reste de l’Afrique de la part de ses coloniaux anglais, portugais ou belges — a subi, un siècle et demi durant, dépossession de ses richesses naturelles, déstructuration de ses assises sociales, et, pour l’Algérie, exclusion dans l’enseignement de ses deux langues identitaires, le berbère séculaire, et la langue arabe dont la qualité poétique ne pouvait alors, pour moi, être perçue que dans les versets coraniques qui me restent chers.

Mesdames et Messieurs, le colonialisme vécu au jour le jour par nos ancêtres, sur quatre générations au moins, a été une immense plaie ! Une plaie dont certains ont rouvert récemment la mémoire, trop légèrement et par dérisoire calcul électoraliste. En 1950 déjà, dans son « Discours sur le Colonialisme » le grand poète Aimé Césaire avait montré, avec le souffle puissant de sa parole, comment les guerres coloniales en Afrique et en Asie ont, en fait, « décivilisé » et « ensauvagé », dit-il, l’Europe ».

En pleine guerre d’Algérie, pour ma part, par contre, j’ai bénéficié de chaleureux dialogues avec de grands maîtres des années cinquante : Louis Massignon, islamologue de rare qualité, pour mes recherches alors en mystique féminine, du Moyen Âge, l’historien Charles André Julien qui fut mon Doyen à l’Université de Rabat autour de 1960, enfin le sociologue et arabisant, Jacques Berque qui me réconfortait, hélas, juste avant sa mort, en pleine violence islamiste de la décennie passée contre les intellectuels., en Algérie.

J’ajouterai à cette liste, le discret ami d’autrefois, Gaston Bounoure qui, d’Égypte, venant finir sa carrière de professeur au Maroc, était l’un des rares à m’encourager dans mes débuts de romancière ; de même, un peu plus tard, le poète Pierre Emmanuel qui siégea parmi vous.

Je terminerai surtout avec deux femmes qui m’avaient communiqué auparavant la force d’être ce que je suis c’est-à-dire un auteur d’écriture française : l’une, Madame Blasi, au collège de Blida, par sa simple lecture des poèmes de Baudelaire — j’avais onze ans-—, l’autre à Paris, le professeur Dina Dreyfus dont l’enseignement de Descartes et de Kant me transmit un peu de rigueur, j’en avais dix-neuf...

Je voudrais ajouter, en songeant aux si nombreuses Algériennes qui se battent aujourd’hui pour leurs droits de citoyennes, ma reconnaissance pour Germaine Tillon, devancière de nous toutes, par ses travaux dans les Aurès, déjà dans les années trente, par son action de dialogue en pleine bataille d’Alger en 1957, également pour son livre Le harem et les Cousins qui, dès les années soixante, nous devint « livre-phare », œuvre de lucidité plus que de polémique.

Comme Georges Vedel, je me destinais à la philosophie. Passionnée, étais-je à vingt ans, par la stature d’Averroes, cet Ibn Rochd andalou de génie dont l’audace de la pensée a revivifié l’héritage occidental, mais alors que j’avais appris au collège l’anglais, le latin et le grec, comme je demandais en vain à perfectionner mon arabe classique, j’ai dû restreindre mon ambition en me résignant à devenir historienne. En ce sens, le monolinguisme français, institué en Algérie coloniale, tendant à dévaluer nos langues maternelles, nous poussa encore davantage à la quête des origines.

Ainsi, dirais-je, s’aviva mon « désir ardent de langue », une langue en mouvement, une langue rythmée par moi pour me dire ou pour dire que je ne savais pas me dire, sinon hélas dans parfois la blessure... sinon dans l’entrebâillement entre deux, non, entre trois langues et dans ce triangle irrégulier, sur des niveaux d’intensité ou de précision différents, trouver mon centre d’équilibre ou de tangage pour poser mon écriture, la stabiliser oui risquer au contraire son envol.

La langue française, la vôtre, Mesdames et Messieurs, devenue la mienne, tout au moins en écriture, le français donc est lieu de creusement de mon travail, espace de ma méditation ou de ma rêverie, cible de mon utopie peut-être, je dirai même ; tempo de ma respiration, au jour le jour : ce que je voudrais esquisser, en cet instant où je demeure silhouette dressée sur votre seuil.

Je me souviens, l’an dernier, en Juin 2005, le jour où vous m’avez élue à votre Académie, aux journalistes qui quêtaient ma réaction, j’avais répondu que « J’étais contente pour la francophonie du Maghreb ». La sobriété s’imposait, car m’avait saisie la sensation presque physique que vos portes ne s’ouvraient pas pour moi seule, ni pour mes seuls livres, mais pour les ombres encore vives de mes confrères — écrivains, journalistes, intellectuels, femmes et hommes d’Algérie qui, dans la décennie quatre-vingt-dix ont payé de leur vie le fait d’écrire, d’exposer leurs idées ou tout simplement d’enseigner... en langue française.

Depuis, grâce à Dieu, mon pays cautérise peu à peu ses blessures.

Il serait utile peut être de rappeler que, dans mon enfance en Algérie coloniale (on me disait alors « française musulmane ») alors que l’on nous enseignait « nos ancêtres les Gaulois », à cette époque justement des Gaulois, l’Afrique du Nord, (on l’appelait aussi la Numidie), ma terre ancestrale avait déjà une littérature écrite de haute qualité, de langue latine...

J’évoquerai trois grands noms : Apulée, né en 125 ap. J.C. à Madaure, dans l’est algérien, étudiant à Carthage puis à Athènes, écrivant en latin, conférencier brillant en grec, auteur d’une œuvre littéraire abondante, dont le chef d’œuvre L’Âne d’or ou les Métamorphoses, est un roman picaresque dont la verve, la liberté et le rire iconoclaste conserve une modernité étonnante.... Quelle révolution, ce serait, de le traduire en arabe populaire ou littéraire, qu’importe, certainement comme vaccin salutaire à inoculer contre les intégrismes de tous bords d’ aujourd’hui.

Quant à Tertullien, né païen à Carthage en 155 ap. J.C, qui se convertit ensuite au christianisme, il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, dont son Apologétique, toute de rigueur puritaine Il suffit de citer deux ou trois de ses phrases qui, surgies de ce Il e siècle chrétien et latin, sembleraient soudain parole de quelque tribun misogyne et intolérant d’Afrique. Par exemple, extraite de son opus Du voile des vierges , cette affirmation : « Toute vierge qui se montre, écrit Tertullien, subit une sorte de prostitution ! », et plus loin, « Depuis que vous avez découvert la tête de cette fille, elle n’est plus vierge tout entière à ses propres yeux ».

Oui, traduisons le vite en langue arabe, pour nous prouver à nous-même, au moins, que l’obsession misogyne qui choisit toujours le corps féminin comme enjeu n’est pas spécialité seulement « islamiste ! »

En plein iv e siècle, de nouveau dans l’Est algérien, naît le plus grand Africain de cette Antiquité, sans doute, de toute notre littérature : Augustin, né de parents berbères latinisés... Inutile de détailler le trajet si connu de ce Père de l’Église : l’influence de sa mère Monique qui le suit de Carthage jusqu’à Milan, ses succès intellectuels et mondains, puis la scène du jardin qui entraîne sa conversion, son retour à la maison paternelle de Thagaste, ses débuts d’évêque à Hippone, enfin son long combat d’au moins deux décennies, contre les Donatistes, ces Berbères christianisés, mais âprement raidis dans leur dissidence.

Après vingt ans de luttes contre ces derniers, eux qui seraient les « intégristes chrétiens » de son temps, étant plus en contact certes avec leurs ouailles parlant berbère, Augustin croit les vaincre : Justement, il s’imagine triompher d’eux en 418, à Césarée de Maurétanie (la ville de ma famille et d’une partie de mon enfance). Il se trompe. Treize ans plus tard, il meurt, en 431 dans Hippone, assiégée par les Vandales arrivés d’Espagne et qui, sur ces rivages, viennent, en une seule année, de presque tout détruire.

Ainsi, ces grands auteurs font partie de notre patrimoine. Ils devraient être étudiés dans les lycées du Maghreb : en langue originale, ou en traduction française et arabe.

Rappelons que, pendant des siècles, la langue arabe a accompagné la circulation du latin et du grec, en Occident ; jusqu’à la fin du Moyen Âge.

Après 711 et jusqu’à la chute de Grenade en 1492, l’arabe des Andalous produisit des chefs d’œuvre dont les auteurs, Ibn Battouta le voyageur, né à Tanger ; Ibn Rochd le philosophe commentant Aristote pour réfuter El Ghazzali, enfin le plus grand mystique de l’occident musulman, Ibn Arabi, voyageant de Bougie à Tunis et de là, retournant à Cordoue puis à Fez-La langue arabe était alors véhicule également du savoir scientifique (médecine, astronomie, mathématiques etc.) Ainsi, c’est de nouveau, dans la langue de l’Autre (les Bédouins d’Arabie islamisant les Berbères pour conquérir avec eux l’Espagne) que mes ancêtres africains vont écrire, inventer. Le dernier d’entre eux, figure de modernité marquant la rupture, Ibn Khaldoun, né à Tunis, écrit son Histoire des Berbères en Algérie ; au milieu du xiv e siècle. Il finira sa vie en 1406 en Orient ; comme presque deux siècles auparavant, Ibn Arabi.

Pour ces deux génies, le mystique andalou, et le sceptique inventeur de la sociologie, la langue d’écriture semble les mouvoir, eux, en citoyens du monde qui. préférèrent s’exiler de leur terre, plutôt que de leur écriture.

À quoi me sert aujourd’hui ma langue française ? Je me pose presque ingénument la question. Dès l’âge de vingt ans, j’avais choisi d’enseigner en université l’histoire du Maghreb.

Comme le Doyen Vedel, j’aime de cette profession l’indépendance intellectuelle qu’elle assure, ainsi que les contacts avec de jeunes esprits ; leur communiquer ce qu’on aime, rester en alerte avec eux qui vous aiguillonnent tandis que vous avancez en âge. Je n’ai fait, après tout, que prolonger l’activité de mon père qui, instituteur dans les années trente, en pleine montagne algérienne, seul dans une école où ne parvenait même pas la route, scolarisait en français des garçonnets, il y ajoutait des cours d’adultes, pour des montagnards de son âge auxquels il assurait une formation accélérée en français, les préparant ainsi à de petits métiers d’administration pour que leurs familles aient des ressources régulières.

Dès l’âge de mes quinze ans, j’ai adhéré à une conception fervente de la littérature. « J’écris pour me parcourir » disait le poète Henri Michaux . J’ai adopté, en silence, cette devise.

L’écriture m’est devenue activité souvent nocturne, en tout cas permanente, une quête presque à perdre souffle... J’écris par passion d’« ijtihad », c’est-à-dire de recherche tendue vers quoi, vers soi d’abord. Je m’interroge, comme qui, peut-être, après tout, comme le héros métamorphosé d’Apulée qui voyage en Thessalie : sauf que je ne veux retenir, de ce prétentieux rapprochement que la mobilité des vagabondages de ce Lucius, double de l’auteur, mon compatriote de dix-neuf siècles auparavant...

Est-ce que, me diriez vous, vous écrivez, vous aussi, métamorphosée, masquée et ce masque que pourtant vous ne cherchez pas à arracher, serait la langue française ?

Depuis des décennies, cette langue ne m’est plus langue de l’Autre- presqu’une seconde peau, ou une langue infiltrée en vous-même, son battement contre votre pouls, ou tout près de votre artère aorte, peut-être aussi cernant votre cheville en nœud coulant, rythmant votre marche (car j’écris et je marche, presque chaque jour dans Soho ou sur le pont de Brooklyn)... Je ne me sens alors que regard dans l’immensité d’une naissance au monde. Mon français devient l’énergie qui me reste pour boire l’espace bleu gris, tout le ciel.

J’aurais pu être, à la fin des années 1970, à la fois cinéaste de langue arabe, en même temps que romancière francophone. Malgré mes deux longs métrages, salués à Venise et à Berlin, si j’avais persisté, à me battre contre la misogynie des tenants du cinéma d’état de mon pays, avec sa caricature saint-sulpicienne du passé, ou ses images d’un populisme attristant, j’aurais été asphyxiée comme l’ont été plusieurs cinéastes qui avaient été sérieusement formés auparavant. Cette stérilité des structures annonçait, en fait, en Algérie, la lame de fond de l’intolérance et de la violence de la décennie quatre-vingt-dix. J’aurais donc risqué de vivre sourde et aveugle en quelque sorte, parce qu’interdite de création audio-visuelle.

Mais, de mes repérages pour quêter la mémoire des paysannes dans les montagnes du Dahra, en langue arabe ou parfois le berbère fusant au souvenir des douleurs écorchées— j’ai reçu une commotion définitive. Un ressourcement ; je dirais même une leçon éthique et esthétique, de la part des femmes de tous âges de ma tribu maternelle : elles se ressouvenant de leur vécu de la guerre d’Algérie, mais aussi évoquant leur quotidien. Leur parole se libérait avec des images surprenantes, des mini-récits amers ou drôles, laissant toujours affluer une foi âpre ou sereine, comme une source qui lave et efface les rancunes.

Réapprenant à voir, désirant transmettre dans une forme presque virgilienne, ce réel, j’ai retrouvé une unité intérieure, grâce à cette parole préservée de mes sœurs, à leur pudeur qui ne se sait pas, si bien que le son d’origine s’est mis à fermenter au cœur même du français de mon écriture. Ainsi armée ou réconciliée, j’ai pris tout à fait le large.

Or là bas, sur cette rive sud que j’ai quittée, qui regarde désormais sinon chaque femme qui n’avait pas autrefois droit de regard, à peine de marcher en baissant les yeux, en s’enveloppant face, front et corps tout entier de linge divers, de laines, de soies, de caftans ? Corps mobile qui, alors que la scolarisation des filles de tous âges s’impose dans les moindres hameaux, semble encore plus sous contrôle ?

La jeune femme architecte dans La Nouba des femmes du mont Chenoua, revient dans sa région d’enfance. Son regard posé sur les paysannes quête l’échange de paroles ; leurs conversations s’entrelacent.

Est-ce par hasard que la plupart des œuvres de femmes, au cinéma, apportent au son, à la musique, au timbre des voix prises et surprises, un relief aussi prégnant que l’image elle-même ? Comme s’il fallait s’approcher lentement de l’écran, le peupler, mais porté par une voix pleine, dure comme une pierre, fragile et riche comme un cœur humain.

Ainsi suis-je allée au travail d’images-sons, parce que je m’approchais d’une langue maternelle que je ne voulais plus percevoir qu’en espace, tenter de lui faire prendre l’air définitivement ! Une langue d’insolation qui rythmerait au dehors des corps de femmes circulant, dansant, toujours au dehors, défi essentiel.

Quant à la langue française, au terme de quelle transhumance, tresser cette langue illusoirement claire dans la trame des voix de mes sœurs ? Les mots de toute langue se palpent, s’épellent, s’envolent comme l’hirondelle qui trisse, oui, les mots peuvent s’exhaler, mais leurs arabesques n’excluent plus nos corps porteurs de mémoire.

Dire, sans grandiloquence, que mon écriture en français est ensemencée par les sons et les rythmes de l’origine, comme les musiques que Bela Bartok est venu écouter en 1913, jusque dans les Aurès. Oui, ma langue d écriture s’ouvre au différent, s’allège des interdits paroxystiques, s’étire pour ne paraître qu’une simple natte au dehors, parfilée de silence et de plénitude.

Mon français s’est ainsi illuminé depuis vingt ans déjà, de la nuit des femmes du Mont Chenoua. Il me semble que celles-ci dansent encore pour moi dans des grottes secrètes, tandis que la Méditerranée étincelle à leurs pieds. Elles me saluent, me protègent. J’emporte outre Atlantique leurs sourires, images de « shefa’ », c’est-à-dire de guérison. Car mon français, doublé par le velours, mais aussi les épines des langues autrefois occultées, cicatrisera peut-être mes blessures mémorielles.

Mesdames et Messieurs, c’est mon vœu final de « shefa’ » pour nous tous, ouvrons grand ce « Kitab el Shefa’ » ou Livre de la guérison (de l’âme) d’Avicenne/Ibn Sina, ce musulman d’Ispahan dont la précocité et la variété prodigieuse du savoir, quatre siècles avant Pic de la Mirandole, étonna lettrés et savants qui suivirent...

Je ne peux m’empêcher pour conclure, de me tourner vers François Rabelais, « le grand traverseur des voies périlleuses », comme l’appelle François Bon-Rabelais donc qui, à Montpellier, pour ses études de médecine, dut se plonger dans ce Livre de la guérison. Dans sa lettre de Gargantua à Pantagruel, en 1532, c’est-à-dire un siècle avant la création de l’Académie par le cardinal de Richelieu, était déjà donné le conseil d’apprendre « premièrement le grec, deuxièmement le latin, puis l’hébreu pour les lettres saintes, et l’arabe pareillement. » Gargantua ajoutait aussitôt au programme : « du droit civil, je veux que tu saches par cœur tous les beaux textes ».

C’est pourquoi, Mesdames et Messieurs, j’imagine qu’en ce moment, au dessus de nos têtes, François Rabelais dialogue dans l’Empyrée avec Avicenne, tandis que je souris, ici au Doyen Vedel auquel grâce à vous, aujourd’hui, je succède.