Discours de réception de Jean de La Fontaine

Le 2 mai 1684

Jean de LA FONTAINE

Discours prononcé le mardi 2 Mai 1684 par Mr. de la Fontaine, lorsqu'il fut reçu à la place de Mr. Colbert, Ministre et Secrétaire d'État :

 

Messieurs,

Je vous supplie d’ajouter encore une grâce à celle que vous m’avez faite : c’est de ne point attendre de moi un remerciement proportionné à la grandeur de votre bienfait. Ce n’est pas que je n’en aie une extrême reconnaissance ; mais il y a de certaines choses que l’on sent mieux qu’on ne les exprime : et bien que chacun soit éloquent dans sa passion, il est de la mienne comme de ces vases qui étant trop pleins, ne permettent pas à la liqueur de sortir.
Vous voyez, Messieurs, par mon ingénuité, et par le peu d’art dont j’accompagne ce que je dis, que c’est le cœur qui vous remercie et non pas l’esprit.
En effet, ma joie ne serait pas raisonnable si elle pouvait être plus modérée. Vous me recevez en un Corps, où non seulement on apprend à arranger les paroles, on y apprend aussi les paroles mêmes, leur vrai usage, toute leur beauté et leur force. Vous déclarez le caractère de chacune, étant, pour ainsi dire, nommé afin de régler les limites de la poésie et de la prose, aussi bien que ceux de la conversation et des Livres. Vous savez, Messieurs, également bien la langue des Dieux et celle des hommes. J’élèverais au dessus de toutes choses ces deux talents, sans un troisième qui les surpasse ; c’est le langage de la piété, qui tout excellent qu’il est, ne laisse pas de vous être familier. Les deux autres langues ne devraient être que les servantes de celle-ci. Je devrais l’avoir apprise en vos compositions, où elle éclate avec tant de majesté et de grâces. Vous me l’enseignerez beaucoup mieux lors que vous joindrez la conversation aux préceptes.
Après tous ces avantages il ne se faut pas étonner si vous exercez une autorité souveraine dans la République des Lettres ; quelques applaudissements que les plus heureuses productions de l’esprit aient remportez, on ne s’assure point de leur prix, si votre approbation ne confirme celle du public. Vos jugements ne ressemblent pas à ceux du Sénat de la vieille Rome ; on en appelait au peuple ; en France le peuple ne juge point après vous ; il se soumet sans réplique à vos sentiments. Cette juridiction si respectée, c’est votre mérite qui l’a établie ; ce sont les ouvrages que vous donnez au public, et qui font autant de parfaits modèles pour tous les genres d’écrire, pour tous les styles.
On ne saurait mieux représenter le génie de la Nation, que par ce Dieu qui savait paraître sous mille formes ; l’esprit des François est un véritable Protée ; vous lui enseignez à pratiquer ces enchantements ; soit qu’il se présente sous la figure d’un Poète, ou sous celle d’un Orateur ; soit qu’il ait pour but ou de plaire, ou de profiter, d’émouvoir les cœurs et fut le théâtre et dans la tribune : enfin quoi qu’il fasse il ne peut mieux faire que de l’instruire dans vôtre école. Je ne sais qu’un point qu’il n’a pu encore atteindre parfaitement : ce sont les louanges d’un Prince qui joint aux titres de Victorieux et d’Auguste celui de Protecteur des Sciences et des belles Lettres. Ce sujet, Messieurs, est au dessus des paroles ; il faut que vous vous-mêmes vous l’avouiez. Vous avez beau enrichir la langue de nouveaux trésors, je n’en trouve point qui soient du prix des actions de notre Monarque : quelle gloire me sera-ce donc de partager avec vous la protection particulière d’un Roy, que non seulement les Académies, mais les Républiques, les Royaumes mêmes demandent pour protecteur et pour maître.
Quand l’Académie Françoise commença de naître, il ne semblait pas que l’on put ajouter du lustre à celui que le Cardinal de Richelieu lui donna. C’était un Ministre redoutable aux Rois, il avait doublement triomphé de l’hérésie, et par la persuasion et par la force : il avait détruit ses principaux fondements, et se proposait de renverser ceux de cette grandeur, qui ne se promettait pas moins que l’Empire de tout le monde, je veux dire, de la Monarchie d’Espagne. Quand il n’aurait remporté de son ministère que la gloire d’un tel projet, ce serait encore beaucoup ; il alla plus loin ; il sût ménager des associations et des ligues contre le Colosse qu’il voulait que l’on abattit : il lui donna des atteintes qui l’ébranlèrent : mais ce dessein dans la fuite n’en fut que plus malaisé à exécuter ; car la jalousie et la crainte firent tourner contre nous ces mêmes armes, et ce que nous avions entrepris avec l’aide des autres Princes, il a fallu que Louis le Grand l’ait achevé malgré eux.
Après la mort de votre premier Protecteur, vous lui fîtes succéder un Chancelier consommé dans les affaires aussi bien que dans les lois ; amateur des Lettres, grand personnage, et de qui l’esprit a conservé sa vigueur jusques aux derniers moments, quelques attaques que la fortune qui en veut toujours aux grands hommes lui eût données.
Enfin notre Prince a mis cette Compagnie en un si haut point, que les personnes les plus élevées tiennent à honneur d’être de ce Corps. Moi qui vous en fais le remerciement je n’y puis paraître sans vous faire regretter celui à qui je succède dans cette place ; homme dont le nom ne mourra jamais, infatigable Ministre qui a mérité si longtemps les bonnes grâces de son Maître ; combien dignement s’est-il acquitté de tous les emplois qui lui ont été confiés ? Combien de fidélité, de lumières, d’exactitude, de vigilance ? Il aimait les Lettres et les Savants, et les a favorisez autant qu’il a pu.
J’en dirais beaucoup davantage s’il ne me fallait passer au Monarque qui nous honore aujourd’hui de sa protection particulière : tout le monde sait de quel poids elle est : n’a-t-elle pas fait restituer des États dans le fond du Nord dès la moindre instance que notre Prince en a faite ? Le nom de Louis ne tient-il pas lieu à nos Alliés de légions et de flottes ? Quelques-uns se sont étonnés qu’il ait bien voulu recevoir de vous le même titre que des Souverains tiendraient à honneur qu’il eût reçu d’eux ; mais pour moi je m’étonnerais s’il l’eût refusé : y a-t-il rien de trop élevé pour les Lettres ? Alexandre ne considérait-il pas son précepteur comme une des principales personnes de son État ? Ne s’est-il pas mis en quelque façon à côté de Diogène ? N’avait-il pas toujours un Homère dans sa cassette ? Je sais bien que c’est quelque chose de plus considérable d’être l’arbitre de l’Europe que celui d’une partie de la Grèce ; mais ni l’Europe ni tout le monde ne reconnaît rien que l’on doive mettre au dessus des Lettres.
Je n’entreprends ni ce parallèle, ni tout l’éloge de Louis le Grand ; il me faudrait beaucoup plus de temps que vous n’avez coutume d’en accorder, et beaucoup plus de capacité que je n’en ai. Comment représenterais-je en détail un nombre infini de vertus morales et politiques ; le bon ordre en tout, la sagesse, la fermeté, le zèle de la Religion et de la Justice, le secret et la prévoyance, l’art de vaincre, celui de savoir user de la victoire, et de la modération qui suit ces deux choses si rarement, enfin ce qui fait un parfait Monarque ? Tout cela accompagné de majesté et des grâces de la personne ; car ce point y entre comme les autres ; c’est celui qui a le plus contribué à donner au monde ses premiers maîtres : notre Prince ne fait rien qui ne soit orné de grâces, soit qu’il donne, soit qu’il refuse ; car outre qu’il ne refuse que quand il le doit, c’est d’une manière qui adoucit le chagrin de n’avoir pas obtenu ce qu’on lui demande : s’il m’est permis de défendre jusqu’à moi contre les préceptes de la Rhétorique qui veulent que l’Oraison aille toujours en croissant, un simple clin d’œil m’a renvoyé, je ne dirai pas satisfait, mais plus que comblé.
C’est à vous, Messieurs, que je dois laisser faire un si digne éloge : on dirait que la Providence a réservé pour le règne de Louis le Grand des hommes capables de célébrer les actions de ce Prince : car bien que tant de victoires l’assurent de l’immortalité, ne craignons point de le dire, les Muses ne sont point inutiles à la réputation des Héros : quelle obligation Trajan n’a-t-il pas à Pline le jeune ? Les Oraisons pour Ligarius et pour Marcellus ne font-elles pas encore à présent honneur à la clémence de Jules César ? Pour ne rien dire d’Achilles et d’Énée qu’on n’a allégués que trop de fois comme redevables à Virgile et à Homère de tout ce bruit qu’ils font dans le monde depuis tant d’années.
Quand Louis le Grand serait né en un siècle rude et grossier, il ne laisserait pas d’être vrai qu’il aurait réduit l’Hérésie aux derniers abois, accru l’héritage de ses Pères ; replanté les bornes de notre ancienne domination ; réprimé la manie des duels si funestes à ce Royaume, et dont la fureur a souvent rendu la paix presque aussi sanglante que la guerre ; protégé ses alliés, et tenu inviolablement sa parole, ce que peu de Rois ont accoutumé de faire. Cependant il serait à craindre que le temps qui peut tout sur les affaires humaines ne diminuât au moins l’éclat de tant de merveilles s’il n’avait pas la force de les étouffer ; vos plumes savantes les garantiront de cette injure ; la Postérité, instruite par vos écrits, admirera aussi bien que nous un Prince qui ne peut être assez admiré.
Quand je considère toutes ces choses je suis excité de prendre la lyre pour les chanter ; mais la connaissance de ma faiblesse me retient : il ne serait pas juste de déshonorer une si belle vie par des chansons grossières comme les miennes : je me contenterai, Messieurs, de goûter la douceur des vôtres, s’il m’est impossible de les imiter : la seule chose dont je puis répondre, n’est de ne manquer jamais pour vous ni de respect ni de gratitude.