Discours de réception et réponse de Louis-Philippe de Ségur

Le 21 décembre 1808

Antoine-Louis-Claude DESTUTT de TRACY

Réception de M. le comte de Tracy

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le mercredi 21 décembre 1808

PARIS PALAIS DU LOUVRE

   M. le comte de Tracy, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Cabanis, y est venu prendre séance le mercredi 21 décembre 1808, et a prononcé le discours qui suit :

     Messieurs,

Lorsque les hommes les plus distingués par leurs talents et leurs lumières, lorsque ceux dont les travaux ont été couronnés par les succès les plus éclatants, regardent l’honneur de siéger parmi vous comme la plus glorieuse des récompenses, vous ne pouvez pas douter de tous les sentiments que m’inspire la faveur signalée que vous m’avez accordée en m’admettant dans ce sanctuaire de l’éloquence et des Muses.

Ne soyez pas étonnés, cependant, que l’expression de la douleur vienne se mêler à celle de ma reconnaissance. Le choix que vous avez fait de moi pour remplacer M. Cabanis, est une des circonstances les plus honorables de ma vie ; c’est une des distinctions les plus flatteuses qu’il me fût possible d’obtenir : mais je n’en ai pas moins éprouvé un extrême malheur, puisque j’ai à pleurer la perte de l’homme qui m’était le plus cher et dont je fus le plus tendrement aimé. J’ai reçu une preuve inespérée de vos bontés et de votre indulgence, mais elle est venue surprendre mon âme au moment où elle était accablée de chagrins si cruels, qu’elle ne pouvait s’ouvrir à aucune autre impression, et que même il m’a été impossible jusqu’à présent d’apporter au milieu de vous le juste tribut d’éloges que je devais à la mémoire de mon prédécesseur et de mon ami.

Je le sens, Messieurs, c’est là ce que vous avez attendu plus particulièrement de moi, en m’honorant de vos suffrages. Vous avez voulu qu’un confrère dont vous aviez su apprécier les rares talents et les vertus encore plus rares, fût sincèrement regretté de celui que vous appeliez à lui succéder ; vous avez voulu que le nouveau confrère que vous daigniez recevoir, fût plus touché d’une perte qui lui est commune avec vous, que de l’honneur qui rejaillit sur lui seul du choix qui l’associe à votre gloire.

Je ne me dissimule donc point l’influence qu’a pu avoir votre détermination, l’amitié de M. Cabanis pour moi. Accoutumé dès longtemps à reconnaître avec joie tous les biens dont je suis redevable au sentiment qui nous unissait, je me plais encore à faire à sa mémoire un légitime hommage du nouvel honneur que je reçois. Cependant, Messieurs, permettez-moi de l’attribuer aussi à l’estime que vous avez pour le genre d’études auquel je me suis livré, à l’importance que vous y attachez.

Sans doute vous avez pensé que ces recherches qui ont pour objet de découvrir l’origine et la génération de nos idées, de fonder sur leurs bases naturelles la théorie de l’expression de la pensée et celle du raisonnement, méritaient d’être encouragées par un suffrage aussi imposant que le vôtre. Sans doute c’est pour empêcher qu’on ne néglige entièrement ces utiles spéculations, que vous avez voulu appeler parmi vous un homme dont toutes les méditations y ont été consacrées.

Je l’avouerai d’ailleurs avec sincérité : j’étais loin de croire que des écrits dans lesquels je me suis uniquement attaché à exposer mes idées avec clarté, pussent me donner le droit d’occuper une place dans le premier corps littéraire de l’Europe : car je n’ignore pas que les hautes conceptions de l’éloquence et de la poésie, l’art difficile de revêtir des pensées grandes et profondes de tous les charmes de l’expression la plus heureuse ; de présenter toujours ses idées sous les formes les plus capables d’émouvoir l’imagination, en même temps que la raison est convaincue, sont les qualités qui distinguent éminemment vos productions, et les seuls titres qui donnent un droit incontestable à vos suffrages.

Le savant confrère que vous regrettez, Messieurs, possédait à un très-haut degré ces qualités si désirables. Tous les ouvrages de M. Cabanis portent l’empreinte d’une imagination riche et féconde, mais toujours tempérée, et, pour ainsi dire, contenue dans de justes limites, par cette raison supérieure, par cette sagesse profonde qui seules peuvent donner aux productions de l’esprit humain le caractère d’une utilité durable et universelle. En vous entretenant de lui, en traçant à vos yeux le tableau fidèle de ce qu’il a fait et de ce qu’il a été, je satisferai à la fois au besoin de mon cœur et au devoir que m’imposent vos règlements ; mais je ne me dissimule point combien cette tâche est difficile à remplir d’une manière qui soit digne de lui et de vous, Messieurs, combien elle est au-dessus de mes forces.

Je passerai rapidement sur les premières années de la jeunesse de mon illustre prédécesseur. Cette période si curieuse et si intéressante de la vie des hommes célèbres, et qui pourrait nous fournir des instructions si utiles pour la culture de l’esprit humain, est presque toujours peu ou mal observée. M. Cabanis eut constamment sous les yeux, dans la maison paternelle, des exemples de vertu et de probité sévère, qui se gravèrent en traits ineffaçables dans son cœur, et dont il n’a jamais parlé jusqu’à la fin de sa vie qu’avec la plus tendre admiration. Mais pour acquérir des lumières, il eut à lutter contre de grands obstacles, qu’il ne parvint à surmonter que par une force de détermination et une énergie de volonté qui ont toujours fait un des traits remarquables de son caractère. Livré à lui-même dès l’âge de quatorze ans, c’est par un ardent amour pour le travail qu’il échappa à tous les dangers de cette situation périlleuse. A la fin de ses études, après quelques voyages, il se livra tout entier à sa passion pour les belles-lettres.

Doué de la sensibilité la plus vive, de l’imagination la plus brillante, le jeune Cabanis était né poëte. Les Muses eurent son premier hommage. Il consacra son talent naissant à faire revivre dans notre langue les beautés du prince des poëtes, dont il a toujours été l’admirateur passionné. C’était une entreprise audacieuse, sans doute, mais pourtant inspirée par le plus profond respect pour le génie. Voltaire, à ses derniers moments, applaudit à ses premiers essais avec les transports de joie que lui inspirait toujours la vue des jeunes gens dont il concevait de hautes espérances. Nous devons à ces encouragements si puissants sur un jeune cœur, une traduction en vers de l’Iliade. Longtemps conservée dans l’ombre du mystère, abandonnée, puis reprise après de longs intervalles, elle a occupé les moments de la vie de son auteur, où il ne pouvait se livrer à des travaux plus sérieux. Malheureusement elle n’est pas entièrement achevée, mais telle qu’elle est, des amis éclairés et sévères pensent qu’elle étincelle de grandes beautés, et qu’elle est digne de paraître aux regards du public. Je crois qu’il en jouira bientôt. Je ne me permettrai de prévenir ni son jugement ni le vôtre.

L’ardeur avec laquelle M. Cabanis se livra à l’étude approfondie des langues anciennes et à celle des trésors de leur littérature, épuisa bientôt sa trop faible santé. Il n’eut jamais à se reprocher d’excès que dans le bien : mais ceux-là même sont souvent funestes ; et M. Cabanis n’eut que trop d’occasions d’observer en lui, dès ses plus jeunes ans, la dangereuse réaction du moral sur le physique de l’homme doué de plus de courage que de force. On désespérait de sa vie à peine commencée. Son bonheur l’adressa à M. Dubreuil, homme extraordinaire, dont on n’approchait point sans éprouver pour lui un véritable enthousiasme, et qui exerçait sur les âmes les plus fortes et sur les esprits les plus éclairés, le même empire que le merveilleux usurpe sur le vulgaire. Il ne nous a point confié le dépôt de ses pensées, il n’est connu par aucun ouvrage. Mais si, comme on le doit, on pèse les suffrages au lieu de les compter, les plus brillants succès littéraires n’égalent pas peut-être ceux qu’il a obtenus dans le cours d’une vie trop tôt terminée. J’en atteste, Messieurs, ceux d’entre vous qui ont sur moi l’avantage de l’avoir connu personnellement, et celles des personnes qui m’entendent, à la mémoire desquelles il est toujours présent, et dont le souvenir est le plus honorable de tous les éloges. M. Dubreuil, médecin habile, observateur profond, philosophe très-éclairé, homme passionné lui-même, vit bientôt que tout ce qui excitait trop vivement l’imagination ardente du jeune malade était pernicieux pour sa santé ; mais il vit en même temps que l’activité de son esprit ne pouvait demeurer sans aliments. Il essaya de tourner son attention vers des objets plus graves ; il le fit médecin pour le guérir. Son malade devint son élève et bientôt son ami ; et ce tendre attachement a été inaltérable, comme tous ceux qu’a inspirés et partagés M. Cabanis.

C’est alors qu’il commença les études médicales et philosophiques qui ont rempli sa vie tout entière. Alors commencèrent à germer en lui les grandes idées dont nous avons recueilli les fruits. Mais, Messieurs, avant de vous occuper de ses ouvrages, qu’il me soit permis de vous parler un moment des nombreuses et honorables amitiés qui ont embelli sa vie. J’y suis autorisé par ce mot célèbre d’un grand poëte de l’antiquité : « Ce n’est pas peu de gloire que d’avoir su plaire aux premiers personnages de son temps. »

M. Cabanis fut aimé, dès son enfance, par Turgot, l’homme le plus vertueux et le plus éclairé que l’on ait vu à la tête de l’administration dans les siècles modernes. Bientôt il eut le bonheur de connaître la respectable veuve d’Helvétius. Dans un temps où le dérangement de sa santé lui avait rendu nécessaire le séjour de la campagne, cette femme si remarquable par l’énergie et l’élévation de ses sentiments l’accueillit dans sa maison d’Auteuil, et lui prodigua les soins les plus généreux et les plus assidus. Dès lors il lui consacra son existence entière : ni l’espoir de la fortune à laquelle il eût pu facilement parvenir en exerçant ses talents dans la capitale, ni les places avantageuses qui lui furent plusieurs fois offertes, ni l’attrait des sociétés brillantes, ni même le soin de sa sûreté , rien ne put le déterminer à se séparer de celle qu’il regardait comme une seconde mère. Elle-même m’a dit souvent qu’elle croyait voir revivre en lui le fils dont le souvenir lui était si cher. En effet, il en avait pour elle toute la tendresse et depuis le moment où il eut le malheur de la perdre, il lui voua dans son cœur ce culte de la reconnaissance qui est un besoin pour les âmes sensibles.

C’est chez madame Helvétius qu’il connut le baron d’Holbach, qui consacrait une fortune considérable et des talents distingués à faire du bien aux hommes et à les éclairer ; et c’est chez le baron d’Holbach qu’il vit fréquemment, pendant plusieurs années, d’Alembert, Diderot, et d’autres hommes célèbres en qui de vastes connaissances et les plus rares qualités de l’esprit s’unissaient au zèle le plus ardent pour le bien de l’humanité. Il eut également part à l’amitié de Thomas et de Condillac, amis l’un et l’autre de madame Helvétius. Il est aisé de juger de l’impression que dut faire le spectacle de tant de gloire et de renommée sur une âme déjà disposée à se livrer avec enthousiasme à tous les sentiments nobles et généreux. Mais parmi ces hommes illustres, aucun n’eut pour M. Cabanis un attachement plus tendre que le respectable Franklin ; c’est celui avec lequel il vécut dans une familiarité véritablement intime. Il eut le bonheur de contempler de près ce génie assez puissant pour défendre seul sa patrie faible, pauvre, et qui n’avait encore aucun rang parmi les nations, contre tous les efforts d’un gouvernement qui employait pour l’asservir des flottes formidables, des troupes nombreuses, des trésors immenses et qui l’attaquait avec cette animosité trop ordinaire dans les discordes civiles. Du fond des forêts de l’Amérique, du sein d’une société naissante, ce vieillard magnanime traverse les mers pour venir solliciter les secours de la France en faveur de sa patrie ; et les intrigues multipliées des cabinets de l’Europe, les artifices de leurs émissaires échouent devant la simplicité d’un homme qui ne dit que ce qui est vrai, qui ne veut que ce qui est juste : car tel fut le caractère que déploya constamment Franklin. Le succès extraordinaire qu’il obtint dans ces négociations, les découvertes brillantes qu’il fit dans les sciences, la sagesse admirable qui parut dans toute sa conduite, et qui sembla présider à toutes ses déterminations, ont prouvé jusqu’à l’évidence cette vérité trop peu connue peut-être, ou du moins trop peu sentie, que le génie le plus sublime n’est souvent que le bon sens le plus exquis.

Tels furent les amis de la jeunesse de M. Cabanis ; néanmoins, quelque confiance que pussent lui inspirer leurs suffrages, il avait un sentiment trop juste de la vraie gloire pour aspirer à une réputation précoce ; il respectait trop le public et surtout la vérité pour risquer de mettre au jour les résultats de ses études avant de les avoir mûris par la méditation et confirmés par l’expérience. Aussi, suivant le précepte des anciens sages, a-t-il longtemps caché sa vie. Mais le moment où il se décida à publier ses premiers écrits, manifesta aux yeux des hommes le moins favorablement prévenus, un esprit aussi profond qu’étendu et fait pour porter la lumière sur tous les sujets qu’il entreprendrait de traiter. C’est ce qu’on put remarquer dans ses observations sur les hôpitaux et sur les secours publics, dans son écrit sur la maladie et la mort de Mirabeau, dans le travail sur l’instruction publique qu’il publia sous le nom de cet homme célèbre, mais dont les principales idées et l’exécution lui appartenaient presque entièrement ; enfin, dans un grand nombre de rapports et de discours prononcés au sein du Conseil des Cinq-Cents, dont il était membre, et dans beaucoup d’articles donnés à divers journaux sur toutes sortes de matières et de questions plus ou moins importantes, mais qui toutes recevaient un véritable intérêt de la manière dont il sut les traiter et les lier aux grandes vues d’organisation sociale et de bonheur public dont il était sans cesse occupé.

Dans ces productions nombreuses et variées, qui suffiraient pour assurer à leur auteur un rang distingué parmi les bons écrivains, il est constamment remarquable par la propriété du style. Clair, élégant et correct, lorsqu’il expose des faits ou lorsqu’il discute des opinions, s’élevant ou s’animant selon la convenance des idées ou des sentiments, toujours en rapport exact avec la nature des objets ou des pensées, il trouve dans son imagination, nourrie des chefs-d’œuvre de la littérature ancienne et moderne, toutes les couleurs nécessaires pour peindre ses idées avec vérité, ou les présenter avec chaleur et avec dignité, sans la moindre trace de contrainte ou d’affectation.

Mais c’est particulièrement dans ses ouvrages sur la médecine et la philosophie morale, que se fait admirer toute la flexibilité et la fécondité de son talent, et que brille surtout cet ardent amour de l’humanité et de la vérité qui fut la passion dominante de toute sa vie. Non, ce n’est point sans doute, comme je l’ai dit, par un heureux hasard que M. Cabanis se livra à l’étude de la médecine ; il y fut invinciblement entraîné par un sentiment profond, lui qui pensait qu’un homme, dans tous les moments de sa vie, doit tâcher d’être une cause et un moyen de bonheur pour ses semblables. En effet cette science sublime que l’on pourrait appeler le sacerdoce de l’humanité, et qui est alternativement l’objet de nos plaisanteries indiscrètes et de notre timide vénération, ne se borne point à soulager ou à guérir quelques souffrances passagères ; elle va jusqu’à les prévenir par des précautions sages ; elle éclaire les gouvernements sur les soins à prendre pour la conservation des hommes dont le bonheur leur est confié, et quelquefois sur les moyens de discerner l’innocent et le coupable, quand quelque crime ou quelque malheur vient affliger l’humanité. Elle fait plus encore : elle améliore les individus ; elle leur montre leurs passions comme des maladies, et leurs maladies comme des effets de leurs passions ; elle leur prescrit la vertu comme une règle d’hygiène, et les dispose à l’indulgence, en leur dévoilant toute la faiblesse de notre nature.

Mais, pour atteindre à de si hautes destinées, que fallait-il ? Il fallait réaliser le vœu d’Hippocrate, ce génie dont le temps n’a fait qu’accroître la gloire, dont les découvertes de vingt siècles n’ont fait que confirmer les aperçus. Il fallait porter la philosophie dans la médecine et la médecine dans la philosophie. Telle est la noble tâche que s’est imposée M. Cabanis, et, j’ose le dire, qu’il a remplie.

Pour y parvenir, le premier pas à faire sans doute était de prouver que cet art, auquel nous avons si souvent recours, n’est point illusoire, que les espérances qu’il nous donne ne sont pas nécessairement trompeuses, et qu’un esprit bien fait, un cœur droit peuvent se porter sans crainte à l’étudier et à le pratiquer. C’est là l’objet de l’ouvrage intitulé : Du degré de certitude de la médecine. Toutes les objections y sont présentées avec force, toutes y sont résolues autant qu’elles peuvent l’être ; et le lecteur demeure convaincu que, si la médecine n’a pas cette certitude absolue qui ne peut résulter que de l’enchaînement des propositions abstraites, elle offre au moins le plus souvent le degré de probabilité qui constitue la certitude morale, la seule dont les sciences de faits soient susceptibles. Ainsi l’esprit du jeune médecin est satisfait et encouragé, sa conscience est rassurée, et M. Cabanis a atteint le but qu’il se proposait : car, si notre médecine n’est pas plus infaillible que notre prudence, elles n’en sont pas moins l’une et l’autre des guides que nous devons consulter.

Cependant il est difficile encore de n’être pas effrayé quand on pense à cette multitude de systèmes différents que les médecins de tous les temps ont adoptés avec précipitation et que l’on a vus se succéder sans intervalles et s’écrouler pour ainsi dire, avec fracas, les uns sur les autres. Dans le livre Sur les révolutions et la réforme de la médecine, M. Cabanis trace rapidement l’histoire de ces doctrines téméraires. Il commence par calmer les craintes qu’elles inspirent, en montrant qu’elles ont beaucoup moins influé qu’on ne croit sur la pratique de l’art, parce que toute pratique ramène à l’observation des faits, laquelle laisse peu de place aux prestiges de l’imagination. Il discute ensuite les diverses suppositions hasardées qui servent de bases à ces vaines théories. Il fait voir que toutes sont nées d’une mauvaise manière de procéder dans les sciences. Enfin, de l’examen de ces erreurs, il déduit les moyens de s’en préserver. Il développe les avantages de l’instrument universel de nos connaissances, cette analyse philosophique, si utile, si nécessaire, si long-temps peu ou mal connue ; il en fait plusieurs applications, et il montre que c’est la seule méthode à suivre dans la recherche de la vérité et que nous ne pouvions la découvrir que par l’étude réfléchie de l’intelligence humaine, de ses moyens et de ses écarts.

C’est ainsi que cet excellent esprit a porté la philosophie dans la médecine. Il était peut-être plus difficile encore de porter la médecine dans la philosophie. C’était une entreprise plus nouvelle, et son utilité était plus générale, puisqu’elle doit s’étendre à toutes les branches des connaissances humaines. Je dis que cette entreprise était nouvelle : ce n’est pas que dès longtemps l’influence des différents états de notre organisation sur nos idées et nos déterminations n’eût été remarquée dans certains cas, où ce phénomène est si frappant qu’il ne pouvait manquer d’être aperçu par les esprits les moins attentifs. Mais jamais on n’avait tiré de ce fait une seule induction utile encore moins s’était-on occupé de déterminer avec quelque précision la quantité et le mode de cette influence qu’on admettait sans y attacher d’ailleurs aucun intérêt.

Cependant cette vérité, qui n’est qu’une conséquence de cet autre principe anciennement reconnu, que toutes nos idées viennent des sens, devait offrir le complément de l’importante théorie que Locke et ses successeurs ont établie sur le fameux axiome de l’école. Elle devait compléter l’histoire des moyens que nous avons de nous connaître, nous et tout ce qui nous entoure, et nous donner enfin la vraie base de toute saine logique. Ici, Messieurs, vous ne serez pas surpris que j’éprouve un sentiment plus vif d’admiration, puisque, des nombreux services que M. Cabanis a rendus aux sciences et à la philosophie, c’est celui que je suis le moins capable d’apprécier. Je me sens d’ailleurs appuyé d’une autorité à laquelle personne ne se refusera de se soumettre : c’est la vôtre. Vous connaissez tous ce magnifique travail qui fut publié d’abord dans les Mémoires de l’Institut. Il vous fut soumis par l’auteur à mesure qu’il écrivait. Il fut amélioré par vos conseils ; et je ne crains point d’être démenti par vous, en affirmant que l’ouvrage intitulé Rapport du physique et du moral de l’homme, sera à jamais un des plus beaux monuments de la philosophie de notre temps et l’un de ceux qui contribueront le plus à la gloire du siècle où nous entrons.

En effet, Messieurs, quelle simplicité dans la marche, quelle profondeur dans les résultats, quelle finesse d’analyse dans les détails et d’ailleurs quelle vérité frappante dans l’ensemble ! Lorsqu’à un état moral universellement et constamment observé, et dont les différences sont marquées si nettement suivant la différence des âges, des sexes, des tempéraments, des climats, on voit correspondre un état physique universellement et constamment le même, et dont les différences ne sont pas moins tranchées relativement aux mêmes circonstances d’âge, de sexe, de tempérament, de climat, peut-on s’empêcher de reconnaître la liaison intime qui unit ces deux ordres de phénomènes ? Peut-on ne pas envisager l’un comme l’effet, et l’autre comme la cause qui le produit ? et n’est-ce pas uniquement à de pareilles successions, à de pareilles relations entre les phénomènes, que nous devons les idées que nous nous sommes faites de ce que nous appelons cause et effet ?

Cependant, de cette seule observation bien éclaircie, bien développée, combien M. Cabanis n’a-t-il pas tiré de vérités fécondes en applications d’une utilité directe et immédiate ! Combien de préjugés plus ou moins funestes au bonheur des sociétés, que d’erreurs ou ridicules ou dangereuses, que de jugements faux, que d’opinions absurdes, que de systèmes mensongers se dissipent devant ce flambeau de la raison, qui vient éclairer d’un nouveau jour les mystères de notre organisation et de sa correspondance avec nos sentiments et nos déterminations morales

Il est triste que tant d’efforts heureux pour perfectionner la raison et pour améliorer la destinée humaine, soient encore calomniés de nos jours. Il est affligeant qu’un observateur si scrupuleux et si circonspect ait été accusé de témérité ; et que M. Cabanis ait vu renouveler contre lui ces imputations banales, que, dans les siècles d’ignorance, on prodiguait si imprudemment à tous les savants, qu’elles étaient passées en proverbes. Je n’y répondrai, pour mon illustre prédécesseur, que par l’admirable portrait qu’il fait du médecin digne de sa profession. Je n’emploierai presque que ses propres expressions.

Suivant lui, le véritable médecin est celui qui, doué au plus haut degré de la faculté de compatir, s’identifie en quelque sorte avec l’être souffrant ; qui, par le jeu d’une imagination mobile, en partage pour ainsi dire toutes les douleurs ; à qui un instinct heureux, résultat de la multiplicité et de la variété des impressions qu’il a reçues, comparées, et coordonnées dans la contemplation assidue des maladies, semble révéler les moyens de calmer la souffrance, de rétablir l’équilibre et l’harmonie dans le système des forces et des mouvements qui concourent à entretenir la vie. C’est celui qui, instruit à lire dans le cœur de l’homme, aussi bien qu’à connaître les symptômes de ses maux, sait, en soignant un corps malade, distinguer dans les traits, dans les regards, dans les paroles, les signes d’un esprit en désordre ou d’un cœur blessé, sait deviner quelles peines il est nécessaire d’assoupir avant tout, quelles chimères il faut dissiper. C’est celui, enfin, qui, connaissant la nature et la destinée des trop faibles humains, regarderait comme un crime d’être sans pitié pour des misères ou pour des erreurs qui peuvent si facilement devenir le partage de chacun, de n’être pas indulgent et bon autant que circonspect et raisonnable.

En traçant ce tableau touchant, M. Cabanis s’est peint lui- même sans le vouloir, et il ne pouvait mieux faire pour se mettre au-dessus de tous les reproches. Qu’ils sont à plaindre les êtres qui osent se permettre de supposer des intentions répréhensibles à une âme si pure ! La compassion était le seul sentiment qu’ils inspirassent à M. Cabanis et c’était en cherchant à bien mériter de ses contemporains et de la postérité, qu’il se consolait de leurs injustes attaques.

Il méditait le plan d’un grand ouvrage sur les moyens possibles d’améliorer l’espèce humaine, en profitant de toutes les connaissances qu’elle a déjà acquises, pour accroître encore ses forces, ses facultés et son bien-être. Il en avait rassemblé toutes les idées principales. Elles confirmaient ou étendaient les vérités répandues dans ses différents écrits, elles en étaient une application directe ; il ne lui restait plus qu’à prendre la plume ; c’était le monument qu’il croyait le plus propre à honorer et à illustrer sa mémoire. Le déclin rapide de ses forces ne lui permit pas d’exécuter cette entreprise. Sa santé, depuis longtemps affaiblie par des souffrances presque habituelles et par des travaux multipliés, fut entièrement ébranlée par une attaque d’apoplexie, qui, peu grave en apparence, laissa cependant dans toute l’organisation une faiblesse radicale, et une disposition à de nouveaux accidents, que tous les efforts de l’art ne purent prévenir. En effet, une nouvelle attaque qui survint vers le commencement de l’automne de l’année dernière, fut suivie d’une affection de paralysie, qui néanmoins céda encore aux soins les plus actifs et à un régime convenable. Mais un dernier accident se manifesta le 6 mai de cette année avec une violence telle qu’en peu d’heures on perdit tout espoir ; et la famille de M. Cabanis, ses amis, les lettres et les sciences eurent à déplorer une perte cruelle et irréparable.

Que ne puis-je, Messieurs, me rendre assez maître des sentiments douloureux que ce souvenir réveille en moi, pour développer à vos yeux les trésors de cette âme à la fois si sensible et si élevée ! Que ne puis-je faire passer dans mes paroles ce charme inexprimable qui était en lui, et qui lui attachait sans retour les cœurs de ceux qui furent assez heureux pour le connaître ! Je peindrais cette bienveillance touchante qu’on trouvait toujours dans son accueil cette simplicité aimable unie à une sorte de dignité, cette indulgence facile qui rendait si doux tous ses rapports avec les autres hommes et tous les détails de sa vie intérieure. Ceux qui furent ses amis, et j’en vois ici plusieurs, distingués par l’éclat des talents et de la gloire littéraire, savent quelle délicatesse, quelle générosité, quel dévouement il portait dans ce noble sentiment. Mais qui peut mieux attester ses vertus privées que la douleur profonde de l’épouse qui lui fut si chère, que la tendresse inaltérable de cette femme douée de toutes les perfections et les vertus de son sexe, que le culte touchant et pieux qu’elle a voué à sa mémoire ? Digne compagne d’un excellent homme ! ah ! puisse au moins le souvenir de tout le bonheur dont elle l’a environné jusqu’au dernier moment, adoucir l’amertume de ses regrets ! Puissent ses aimables enfants être toujours par leurs vertus les vivantes images d’un père si chéri et la consolation d’une mère adorée !

Retiré dans une campagne éloignée depuis son premier accident, et forcé de s’interdire toute occupation suivie, tout travail qui eût exigé une application soutenue, il conserva du moins l’habitude des sentiments affectueux et des actes de bienfaisance. Il était sans cesse occupé à soulager les malheureux habitants des villages voisins du lieu où il avait fixé sa demeure. Combien de fois il les aida dans leur détresse ! Combien de fois le paysan pauvre, et couché sur le lit de douleur, le vit apparaître dans sa chaumière comme un ange de paix et de consolation, à la voix duquel les souffrances semblaient s’apaiser, les vaines terreurs se dissiper ! Aussi, à la nouvelle du coup qui l’a enlevé, ces hommes simples et reconnaissants sont accourus de toutes parts ; ils ne pouvaient encore se séparer de lui ; ils l’ont reconduit loin de leurs demeures ; et leurs larmes sincères avaient longtemps arrosé le cercueil de l’être bienfaisant et bon, avant qu’une pompe solennelle accompagnât à leur dernier asile les restes vénérés du savant illustre, du grand écrivain et du magistrat élevé à l’une des premières dignités de l’empire.

C’est au milieu de cette pompe funèbre, conduite par des parents éplorés, par son neveu chéri, son enfant adoptif, son digne élève, qu’ont éclaté d’une manière bien touchante les regrets des corps célèbres auxquels M. Cabanis avait l’honneur d’appartenir, de cette savante École de médecine, dont les illustres chefs étaient ses amis, dont les élèves étaient ses enfants ; de ce sénat auguste où il était si aimé, et dont un membre qui siège aussi parmi vous, Messieurs, a été, à ce double titre, l’éloquent interprète de la douleur commune.

Oserai-je à tant de suffrages glorieux en ajouter un auquel nul autre ne peut être comparé ? J’ai vu le héros qui fait l’admiration de l’univers se plaire à la conversation de M. Cabanis, apprécier ses vastes connaissances, goûter son aimable et noble caractère, et donner ainsi une preuve de plus de sa profonde connaissance des hommes, en laissant tomber un rayon de sa gloire sur l’être vertueux que nous regrettons.

Discerner le mérite, l’encourager, le faire naître, quel sublime emploi de la plus grande puissance et de la plus haute capacité ! Ce rare talent, n’en doutons point, est une des causes des nombreuses merveilles dont nous avons été témoins depuis quelques années, des prodiges inouïs qui rendront immortel le règne de Napoléon le Grand. La paix rétablie au sein d’un vaste empire, dont toutes les ressources se sont développées tout à coup ; le système entier des puissances de l’Europe assujetti à de nouvelles combinaisons, et forcé à reconnaître de nouvelles lois ; un code civil plus conforme aux lumières de la raison, admis, non-seulement dans la France entière, mais encore dans la plupart des États voisins, qui participent ainsi au bienfait d’une législation uniforme, en même temps qu’elle est plus sage et plus appropriée à leur situation présente ; événement mémorable ! qui semble présager et hâter cette époque désirée par tous les amis de l’humanité, où de grandes et puissantes nations ne se regarderont plus que comme les branches d’une même famille ; la civilisation perfectionnée dans de vastes et nombreuses contrées ; les sciences et les lettres partout honorées et encouragées ; d’utiles et magnifiques ouvrages construits dans toutes les parties de la France ; la capitale enrichie des chefs-d’œuvre des arts, et qui, par de nombreux travaux, semble renaître plus brillante et plus belle, et sortir du chaos de son antique origine tels sont les miracles qu’a enfantés la volonté d’un homme de génie, et qu’il a su produire en se donnant dans tous les genres des coopérateurs dignes de lui. C’est ainsi, Messieurs, que les travaux du savant modeste, de l’artiste ingénieux, du paisible philanthrope se lient aux plus grands événements ; et je me plais à voir l’honorable mémoire de votre illustre confrère, de mon excellent ami, s’unir en quelque sorte à la gloire immense du héros dont les exploits seront l’éternel entretien des siècles à venir.

Dans un temps où les excès révolutionnaires l’exposaient aux plus grands dangers, on lui offrit d’aller en Amérique en qualité de ministre de France près les États-Unis. Il le refusa pour ne pas s’éloigner de madame Helvétius et de toutes les personnes qui lui étaient chères.

La faiblesse de la santé de M. Cabanis ne lui a jamais permis de remplir ses fonctions de professeur, mais il a toujours laissé les appointements qu’il avait en cette qualité, pour être employés à l’encouragement des élèves qui en étaient jugés dignes.