Discours de réception de Jean-François Boyer

Le 25 juin 1736

Jean-François BOYER

DISCOURS

Prononcé le 25 Juin 1736.

Par M. L’EVESQUE DE MIREPOIX, Précepteur de Monfeigneur le Dauphin, lorfqu’it fut reçu à la place de M. Malet.

 

MESSIEURS,

 

JE ne me le diffimule point à moi-même, & je me hâte de le publier, par l’intérêt que la reconnoiffance m’infpire déja pour votre gloire ; c’eft à l’honneur que le Roi m’a fait, que je dois celui que vous me faites aujourd’hui.

 

Vous veniez de perdre un Académicien, qui, avant que d’être reçu parmi vous, avoit fait devant vous-mêmes fes preuves de mérite & de littérature ; que vous encourageâtes à fe rendre digne de vous, en couronnant de vos propres mains une de fes premières productions ; dont l’ouvrage paffé dans les pays étrangers avec le fceau de votre approbation, mérita celle d’une grande Reine, & attira à l’Auteur des marques de fon eftime & de fa bienveillance.

 

A la mort de M. Malet, vous n’avez point délibéré, MESSIEURS ; vous n’avez point, felon votre coutume, tourné vos regards du côté de ces hommes capables de foutenir ou d’augmenter par leur réputation, dans la République des Lettres, celle que vous vous y êtes fi juftement acquife. Le choix de SA MAJESTÉ a d’abord déterminé le vôtre. Vous avez cru qu’il étoit digne de vous, dans la circonftance préfente, non-feulement de ne fonger point à faire une nouvelle acquifition, mais de contribuer de votre fonds même au bien public, & d’aider de toutes vos lumières un homme appelé à inftruire & à former un jeune Prince, qui doit faire le bonheur de la France, & peut-être la deftinée de toute l’Europe.

 

De fi grandes vues, MESSIEURS, juftifient votre choix, & l’honorent prefqu’autant que celui fur qui il tombe. Mais elles n’affoibliffent point en moi le prix de la grace que je reçois, ni le fentiment que je dois avoir de votre bonté. Jugez de ma reconnoiffance par l’idée que j’ai toujours eue de ce que doivent à votre Compagnie tous les François qui cultivent leur efprit, & qui ont quelque amour pour les Lettres.

 

Il faut l’avouer, ce n’eft que depuis l’établiffement de l’Académie, que les bonnes Lettres ont été comme naturalifées en France. Ce goût formé fur les anciens & bons modelles, l’ouvrage d’un Roi, l’amour & le père des Savans ; ce goût n’étoit pas entièrement perdu, mais il ne fe foutenoit guère que dans une langue étrangère. Les meilleurs efprits n’ofoient, ce femble, écrire, ou ils retomboient dans toute leur barbarie, dès qu’ils écrivoient dans leur langue naturelle. Sans remonter bien haut, quelle forte d’éloquence dans la plupart des difcours françois, qui font venus jurqu’à nous ? Nulle expreffion, nul génie même, nulle connoiffance fur-tout de la nature & des fentimens. Cet art de prendre l’homme par lui-même, & de le ramener à ce qu’il fent, pour lui infpirer ce qu’il doit ; ce grand art de la perfuafion étoit pleinement ignoré. Tout alloit à l’efprit ; & la féchereffe, toujours inféparable de ce qui n’eft qu’efprit, ne faifoit de tous les difcours qu’un enchaînement de belles paroles fans ame & fans vie, que l’on regardoit, que l’on admiroit comme la fouveraine Éloquence, parce qu’en effet le goût & les lumières n’alloient pas plus loin. Tel étoit l’état des Lettres Françoifes, il y a à peine un fiècle.

 

Le Cardinal de Richelieu changea alors la face du Royaume. Il le ranimoit, pour parler ainfi, tout entier ; & bien moins par la rare politique qui étoit en lui, ou par les éclatantes conquêtes qui rendront fon nom immortel, que par l’effor qu’il fit prendre aux François, & par la noble émulation qu’il répandit dans tous les cœurs, il préparoit à la Nation cette fupériotité où elle fe maintient avec tant de gloire. Cet homme admirable crut qu’il devoit prendre foin des efprits mêmes, & faire revivre les Lettres & l’Eloquence chez un peuple qui en étoit plus fufceptible que tout autre. Ses vues parurent d’abord nouvelles, extraordinaires. Les Génies fupérieurs & les grands Miniftres doivent ofer & faire du bien aux hommes, même malgré eux. Le Cardinal de Richelieu eut donc le courage d’exécuter fon projet & de former une Compagnie d’hommes célèbres, qui par le concours de leurs lumières particulières, en doivent produire de plus grandes & de plus générales, & affurer à la France, par les talens de l’efprit, la même gloire qu’il venoit de lui procurer par les armes. Ce projet étoit-il bien conçu ? a-t-il réuffi ? Laiffez-nous répondre, MESSIEURS, votre modeftie nuiroit à la gloire de votre Fondateur, à celle même de la Nation.

 

En effet, quel changement, & de quoi jouiffons-nous aujourd’hui !’Ce ne fut pas feulement la Langue qui acquit plus de pureté & de politeffe ; les efprits eux mêmes fe polirent, fe réglèrent, &, pour parler de la forte, s’agrandirent. C’eût été d’abord une affez grande victoire, que de fubjuguer le mauvais goût & de le bannir : l’Académie alla plus loin prefque dès fa naiffance. Déja Balzac penfoit plus ingénieufement ; Voiture mettoit plus de fel & plus d’agrément dans fes Ouvrages ; Corneille s’éleva, & montra toute la majefté Romaine dans fes Poëfies ; enfin Racine fentit, & fon admirable talent d’intéreffer & d’attendrir, fit fouhaiter qu’il ne fe fût jamais exercé que fur des fujets où il pût toucher les cœurs fans les allarmer. Bientôt on fecoua le joug de l’efprit, ou plutôt on apprit au cœur à en avoir. Des fentimens pris dans la nature & dignement exprimés, les vrais efprits ne connurent plus d’autre éloquence. A une vaine & puérile affectation fuccéda un langage uni, naturel, raifonnable. On ne parla plus, ainfi que s’en plaignoit un Ancien, poëtiquement ou en Orateur ; on parla humainement, fenfément, avec cette fimplicité noble & tendre qui caraftérife les cœurs bien nés autant que les bons efprits. Tout fe reffentit de cette heureufe révolution ; dans la Chaire, dans le Barreau, jufques aux lettres & aux converfations qui ont auffi leur éloquence ; tout fut rappelé à la nature ; l’art ne fut plus employé que pour la découvrir ou pour l’orner.

 

Vous donniez toujours le ton, MESSIEURS, & vos Ouvrages tenoient lieu de préceptes ou de modelles. Je n’ofe me rapprocher de nos jours, la vérité reffembleroit trop à la flatterie. Enfin vous confervâtes le feu facré : dans le plus grand danger des Lettres & de l’Eloquence Françoife, il y eut toujours parmi vous des hommes fidelles au dépôt de la vraie & faine Eloquence ; des hommes qui furent fe défendre & défendre les autres de la contagion, fi on ofe le dire, & du frivole goût de l’efprit ; des hommes affez forts pour ne chercher que le vrai beau, & affez éclairés pour ne le trouver que dans le fimple & dans le naturel ; des hommes enfin, qui, par l’aimable caractère de leurs écrits, découvrirent celui de leur cœur, & que l’on voulut connoître dès qu’on les eut lus,

 

Puiffe, MESSIEURS, (qu’il me foit permis d’en faire le vœu devant vous, moins pour votre gloire que pour celle de la France, & pour le bonheur même de la fociété ;) puiffe le caractère de tels hommes fe perpétuer ! Puiffe cette éloquence du cœur & des fentimens, fe conferver & fe répandre ! Le fublime, ou ce que l’on appelle le fublime de l’efprit, eft affez connu ; celui du cœur ne l’eft pas. Peut-être n’eft-ce qu’une miférable vanité, bien plus que le défaut de talent, qui fait la difette d’Orateurs. On a la fureur de briller ; on ne fe met en peine que de former fon efprit ; on ne penfe nullement à fe former foi-même ; on ne tend pas même à cette grandeur d’ame, à cette élevation, à cette nobleffe, à cette bonté, en un mot, comme parlent les Livres faints, à cette étendue de cœur, fource de tout fentiment, fource par conféquent de toute éloquence, qui fera toujours les grands Orateurs, ainfi quelle a toujours fait les grands Capitaines, les grands Princes, les grands Hommes en tout genre.

 

Voilà, MESSIEURS, l’idée que j’ai toujours eue de votre Compagnie. Quel honneur pour moi de m’y voir affocié ! Mais ne puis-je pas le dire, quelle confolation vous donnez à tout le peuple François, en m’y affociant ! L’avantage que j’aurai de voir de près les plus grands Maîtres dans l’art de perfuader ; le droit que vous me donnez aujourd’hui à vos confeils & à vos lumières ; combien cela va-t-il fortifier & accroître les efpérances que commence à donner cette éducation qui intéreffe fi fort & avec tant de raifon tout le Royaume !

 

Déja en effet fe développe dans l’augufte Elève tout ce qui brille & charme le plus dans l’enfance. Un feu, une vivacité, temperés & rendus encore plus aimables par un fond de douceur & docilité, de gaieté même & de joie. Une conception aifée ; une mémoire qui faifit les chofes fans prefque les apprendre, & qui fait que l’on trouve une vraie inftruction où l’on n’avoit apperçu que du badinage & du divertiffement. Une curiofité qui s’étend à tout, & ne ceffe de faire des queftions, des réflexions, des applications du peu qu’il a vu ou appris, juftes & promptes, où l’on ne méconnoîtroit pas une raifon déja formée. Les Princes ne font point au-deffus des loix naturelles ; & en effet dans Monfeigneur le Dauphin, ainfi que dans les autres enfans, l’aptitude aux fciences fe fait remarquer bien plutôt que l’amour & le goût ; mais lors même que la féchereffe des premiers élémens le rebute davantage & qu’il le déclare, c’eft avec un enjouement & des graces qui décèlent fes difpofitions, & font fentir que les fciences pour lefquelles il eft né fauront bien s’en emparer un jour, & pour ainfi dire, il fera favant malgré lui.

 

Je fens, MESSIEURS, le plaifir que vous fait ce que j’ai l’honneur de dire d’un jeune Prince, qui mérite vos refpects, & que vous ne pouvez vous empêcher d’aimer. A l’âge de Monfeigneur le Dauphin, on ne peut guère que hafarder des prédictions fur le caractère & fur les fentimens. Que ne point efpérer pourtant d’un Prince, qui n’a pas encore atteint fa feptième année, & qui aime la vérité, jufques à avouer fes fautes avec une candeur & une ingénuité, qui les feroit d’abord pardonner à un fimple particulier ; capable d’être touché du malheur d’une famille affligée, & qui ajoute de lui-même aux fecours qu’on lui infpire de donner ? Que ne point efpérer d’un jeune Prince, qui n’eft environné que de probité, d’honneur, de religion ; dont toute la maifon, dans un concert & une union qui fe rencontreroit difficilement dans une famille, n’a qu’un même but & un même objet, l’avancement du Prince, & le fuccès de fon éducation ? Quels fentimens fur-tout n’infpira pas l’illuffre, le fage Gouverneur, qui a lui-même tous les fentimens de fa naiffance, & qui n’en a que les fentimens ; qui, ennemi de tout fafte & de toute oftentation, ne connoît de vraie nobleffe que la valeur qui fe facrifie pour le fervice de fon Roi, & la bonté qui ne fe plaît que dans le bien qu’elle fait aux hommes ; d’autant plus capable de conduire un jeune Prince, & de modérer fes humeurs naiffantes, que dans une continuelle égalité d’ame & de raifon, il femble être né tout ce qu’il doit être, & n’avoir de paffion que le devoir, qu’il aime même encore fans paffion ?

 

Je paffe peut être les bornes ordinaires de ces difcours. Vous me le pardonnerez, MESSIEURS ; j’annonce à la France fon bonheur ; ce font même des confeils que déja je vous demande ; ou, fi vous le voulez, & fi le refpect en permet l’aveu, c’eft un cœur qui parle de ce qu’il aime.

 

Il faut raconter aux enfans : c’eft bien moins même par des préceptes que par des exemples, que l’éducation commence. Quelle nouvelle efpérance donc pour celle de Monfeigneur le Dauphin, dans l’hiftoire de la famille Royale !

 

Je ne lui parlerai point de ce qu’il a à tout moment fous les yeux ; d’un Père que la Religion foutient au milieu de tous les écueils de l’âge & du rang, & qui ne ceffe de foutenir lui-même la Religion par fes exemples & par fon autorité ; qui ne fe refufe point à une guerre jufte, & néceffaire ; mais qui rend la paix à fon peuple, dès que fa gloire ou celle de fon peuple même le permet ; qui reçut, ce femble, dès fes premières années, le plus grand don qui puiffe être fait aux Rois, le don du difcernement des efprits, & mit d’abord toute fa confiance dans un homme qui s’attira bientôt celle de toute la France, de toute l’Europe ; dont le miniftère paifible, & qui ne laiffe à fouhaiter que fa longue durée, vengera enfin la bonne foi & la probité de l’odieufe eftime que l’on fait des rafinemens de la politique ; apprendra aux fiècles à venir, que pour gouverner les hommes, fans ceffer d’en être aimé, il ne faut que les aimer foi-même avec vérité, & leur prouver que l’on n’a point d’autre vue, d’autre intérêt que le bien public, & pour ainfi dire, d’autre famille que l’Etat & la Patrie.

 

A quoi je m’attacherai, ce fera à rappeller à Monfeigneur le Dauphin des vertus dont la mort lui a dérobé le fpectacle, & qui feules toutefois peuvent faire fon bonheur, comme elles feront toujours fon plus important devoir ; une foumiffion au Roi, une obéiffance d’amour & de refpect dans les deux derniers Dauphins fes aïeux, dont l’un mérita toute notre tendreffe par fa bonté, & l’autre fera le fujet éternel de nos regrets autant que de nos admirations.

 

Mais le principal exemple que je poferai à notre jeune Prince ; (je réveille ici les plus tendres fentimens de votre cœur, MESSIEURS, & j’obéis bien moins à une de vos loix, que je ne fatisfais votre reconnoiffance ;) l’objet donc que je préfenterai fans ceffe à Monfeigneur le Dauphin, ce fera LOUIS LE GRAND ; je lui ferai voir que jamais le Souverain ne remporta tant de victoires, n’étendit davantage les limites de fon Royaume, ne donna plus de réputation aux armes & à la valeur de la Nation ; que ce qu’il y eut néanmoins de plus grand en lui, c’eft qu’il fe reprocha enfin fa gloire ; & qu’à ce moment où l’on voit tout dans fon vrai jour, il fe repentit publiquement d’avoir trop aimé la guerre, & de n’avoir pas affez foulagé fon peuple.

 

Je lui repréfenterai avec quelle majefté ce grand Roi foutint pendant plus de foixante années le caractère & le perfonnage de Roi ; que les plus glorieux événemens lui laiffèrent toute fa modération, & que les plus triftes ne firent que découvrir fa vertu & fa religion ; qu’affable & humain envers tous ceux qui l’approchoient, il favoit pourtant marquer de ces différences perfonnelles qui flattent, & diftinguer la naiffance ou le mérite ; qu’exact aux heures & aux momens, s’étant fait dès fa jeuneffe une loi & une habitude de l’ordre & de l’arrangement, rien ne prenoit fur fes devoirs, rien même ne les retardoit ; que cet affujétiffement inviolable à une règle, répandit fur toute fa vie une dignité vraiment royale ; que tout étoit mefuré, tout étoit grand, tout étoit Roi en lui.

 

Je lui raconterai comment rien n’échappa à l’attention de ce Prince pour rendre fon Royaume plus floriffant, & procurer à fon peuple plus d’abondance ou plus de commodité ; quels foins, quelle magnificence il employa pour remettre en honneur, ou amener à leur perfection tous les arts & toutes les fciences ; que de tous côtés, pour inftruire ou pour encourager la jeuneffe, il établiffoit des Collèges & des Académies qu’il envoyoit dans toutes les Provinces des hommes habiles & intelligens, à la découverte, pour ainfi dire, du mérite & de la vertu ; qu’aucun étranger ne diftinguoit dans fa profeffion, qu’il ne l’attachât d’abord par des gratifications honorables, & ne l’attirât dans la fuite, s’il pouvoit, dans fon Royaume.

 

Je n’oublierai pas, comme vous jugez bien, MESSIEURS, que LOUIS XIV, au milieu de fa plus grande gloire, pour donner encore plus de luftre à votre Académie, & ennoblir autant que réveiller l’étude de l’Eloquence, vous admit dans fon. Louvre, & ne crut point indigne de lui, qu’à la fuite de tous fes titres on lût celui de votre Protecteur ; fucceffeur même en cette qualité d’un de fes fujets, de ce Chancelier à jamais recommandable par fon amour pour la Juftice, & par fon zèle pour le rétabliffement ou pour le progrès des Lettres.

 

Quelle joie donc, & qu’il m’eft agréable de pouvoir la répandre dans le cœur de tous les bons François ! Oui, nous avons tout lieu de l’efpérer, fur la foi des difpofitions perfonnelles, & des exemples domeftiques, fi le Seigneur bénit nos foins & nos vœux, fe prépare & s’élève un Prince plein de vérité & de douceur ; un Prince éclairé, qui faura connoître le mérite, aimer les fciences, favorifer les beaux arts ; je l’ajoute avec confiance, MESSIEURS ; (ma peine, c’eft que votre réputation ne laiffera rien à faire à ma reconnoiffance) un Prince qui faura diftinguer vos talens, vous accorder fon eftime, honorer l’Académie Françoife de fes bontés & de fa protection.