Discours de réception du comte de Buffon

Le 25 août 1753

Georges-Louis LECLERC, comte de BUFFON

M. de Buffon, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Languet de Gergy, archevêque de Sens, y est venu prendre séance le samedi 25 août 1753, et a prononcé le discours qui suit :

Sur le style

Messieurs,

Vous m’avez comblé d’honneur en m’appelant à vous ; mais la gloire n’est un bien qu’autant qu’on en est digne ; et je ne me persuade pas que quelques essais, écrits sans art et sans autres ornemens que ceux de la Nature, soient des titres suffisans pour oser prendre place parmi les maîtres de l’art, parmi les hommes éminens qui représentent ici la splendeur littéraire de la France, et dont les noms célébrés aujourd’hui par la voix des Nations, retentiront encore avec éclat dans la bouche de nos derniers neveux. Vous avez eu, Messieurs, d’autres motifs, en jetant les yeux sur moi ; vous avez voulu donner à l’illustre Compagnie, à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir depuis long-temps, une nouvelle marque de considération. Ma reconnoissance, quoique partagée, n’en sera pas moins vive ; mais comment satisfaire au devoir qu’elle m’impose en ce jour ? Je n’ai, Messieurs, à vous offrir que votre propre bien, ce sont quelques idées sur le style que j’ai puisées dans vos ouvrages ; c’est en vous lisant, c’est en vous admirant qu’elles ont été conçues ; c’est en les soumettant à vos lumières qu’elles se produiront avec quelques succès.

Il s’est trouvé dans tous les temps des hommes qui ont su commander aux autres par la puissance de la parole. Ce n’est que dans les siècles éclairés que l’on a bien écrit et bien parlé. La véritable éloquence suppose l’exercice du génie et la culture de l’esprit. Elle est bien différente de cette facilité naturelle de parler, qui n’est qu’un talent, une qualité accordée à tous ceux dont les passions sont fortes, les organes souples et l’imagination prompte. Ces hommes sentent vivement, s’affectent de même, le marquent fortement au-dehors, et par une impression purement mécanique, ils transmettent aux autres leur enthousiasme et leurs affections. C’est le corps qui parle au corps ; tous les mouvements, tous les signes concourent et servent également. Que faut-il pour émouvoir la multitude et l’entraîner ? Que faut-il pour ébranler la plupart des autres hommes et les persuader ? un ton véhément et pathétique, des gestes expressifs et fréquens, des paroles rapides et sonnantes. Mais pour le petit nombre de ceux dont la tête est ferme, le goût délicat et le sens exquis, et qui, comme vous, Messieurs, comptent pour peu le ton, les gestes et le vain son des mots, il faut des choses, des pensées, des raisons ; il faut savoir les présenter ; les nuancer, les ordonner ; il ne suffit pas de frapper l’oreille et d’occuper les yeux ; il faut agir sur l’ame et toucher le cœur en parlant à l’esprit.

Le style n’est que l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées. Si on les enchaîne étroitement, si on les serre, le style devient fort, nerveux et concis ; si on les laisse se succéder lentement, et ne se joindre qu’à la faveur des mots, quelques élégans qu’ils soient, le style sera diffus, lâche et traînant.

Mais avant de chercher l’ordre dans lequel on présentera ses pensées, il faut s’en être fait un autre plus général, où ne doivent entrer que les premières vues et les principales idées ; c’est en marquant leur place sur ce plan qu’un sujet sera circonscrit, et que l’on en fera connoître l’étendue ; c’est en se rappelant sans cesse ces premiers linéamens qu’on déterminera les justes intervalles qui séparent les idées principales, et qu’il naîtra des idées accessoires et moyennes, qui serviront à les remplir. Par la force du génie on se représentera toutes les idées générales et particulières sous leur véritable point de vue ; par une grande finesse de discernement on distinguera les pensées stériles, des idées fécondes ; par la sagacité que donne la grande habitude d’écrire, on sentira d’avance quel sera le produit de toutes ces opérations de l’esprit. Pour peu que le sujet soit vaste ou compliqué, il est bien rare qu’on puisse l’embrasser d’un coup-d’œil ou le pénétrer en entier d’un seul et premier effort de génie ; et il est rare encore qu’après bien des réflexions on en saisisse tous les rapports. On ne peut donc trop s’en occuper ; c’est même le seul moyen d’affermir, d’étendre et d’élever ses pensées ; plus on leur donnera de substance et de force, plus il sera facile ensuite de les réaliser par l’expression.

Ce plan n’est pas encore le style, mais il en est la base ; il le soutient, il le dirige, il règle son mouvement, et le soumet à des lois ; sans cela, le meilleur écrivain s’égare, sa plume marche sans guide, et jette à l’aventure des traits irréguliers, et des figures discordantes. Quelque brillantes que soient les couleurs qu’il employe, quelques beautés qu’il seme dans les détails, comme l’ensemble choquera ou ne se fera point sentir, l’ouvrage ne sera point construit ; et en admirant l’esprit de l’auteur, on pourra soupçonner qu’il manque de génie. C’est par cette raison que ceux qui écrivent comme ils parlent, quoiqu’ils parlent très-bien, écrivent mal ; que ceux qui s’abandonnent au premier feu de leur imagination, prennent un ton qu’ils ne peuvent soutenir ; que ceux qui craignent de perdre des pensées isolées, fugitives, et qui écrivent en différens temps des morceaux détachés, ne les réunissent jamais sans transitions forcées ; qu’en un mot, il y a tant d’ouvrages faits de pièces de rapport, et si peu qui soient fondus d’un seul jet.

Cependant tout sujet est un ; et quelque vaste qu’il soit, il peut être renfermé dans un seul discours ; les interruptions, les repos, les sections ne devroient être d’usage que quand on traite des sujets différens, ou lorsqu’ayant à parler de choses grandes, épineuses et disparates, la marche du génie se trouve interrompue par la multiplicité des obstacles, et contrainte par la nécessité des circonstances ; autrement, le grand nombre des divisions, loin de rendre un ouvrage plus solide, en détruit l’assemblage ; le livre paroît plus clair aux yeux, mais le dessin de l’auteur demeure obscur ; il ne peut faire impression sur l’esprit du lecteur ; il ne peut même se faire sentir que par la continuité du fil, par la dépendance harmonique des idées, par un développement successif, une gradation soutenue, un mouvement uniforme que toute interruption détruit ou fait languir.

Pourquoi les ouvrages de la nature sont-ils si parfaits ? C’est que chaque ouvrage est un tout, et qu’elle travaille sur un plan éternel, dont elle ne s’écarte jamais ; elle prépare en silence le germe de ses productions ; elle ébauche par un acte unique la forme primitive de tout être vivant ; elle la développe, elle la perfectionne par un mouvement continu, et dans un temps prescrit. L’ouvrage étonne, mais c’est l’empreinte divine dont il porte les traits qui doit nous frapper. L’esprit humain ne peut rien créer, il ne produira qu’après avoir été fécondé par l’expérience et la méditation. Ses connoissances sont les germes de ses productions ; mais s’il imite la nature dans sa marche et dans son travail, s’il s’élève par la contemplation aux vérités les plus sublimes, s’il les réunit, s’il les enchaîne, s’il en forme un système par la réflexion, il établira sur des fondemens inébranlables des monumens immortels.

C’est faute de plan, c’est pour n’avoir pas assez réfléchi sur son objet, qu’un homme d’esprit se trouve embarrassé, et ne sait par où commencer à écrire ; il aperçoit un grand nombre d’idées ; et comme il ne les a ni comparées, ni subordonnées, rien ne le détermine à préférer les unes aux autres. Il demeure donc dans la perplexité ; mais lorsqu’il se sera fait un plan, lorsqu’une fois il aura rassemblé et mis en ordre toutes les idées essentielles à son sujet, il s’apercevra aisément de l’instant auquel il doit prendre la plume, il sentira le point de maturité de la production de l’esprit, il sera pressé de la faire éclore, il n’aura même que du plaisir à écrire ; les pensées se succèderont aisément, et le style sera naturel et facile ; la chaleur naîtra de ce plaisir, se répandra par-tout, et donner de la vie à chaque expression, tout s’animera de plus en plus, le ton s’élèvera, les objets prendront de la couleur, et le sentiment se joignant à la lumière, l’augmentera, la portera plus loin, la fera passer de ce que l’on dit à ce que l’on va dire, et le style deviendra intéressant et lumineux.

Rien ne s’oppose plus à la chaleur, que le désir de mettre par-tout des traits saillans ; rien n’est plus contraire à la lumière qui doit faire un corps et se répandre uniformément dans un écrit, que ces étincelles qu’on ne tire que par force en choquant les mots les uns contre les autres, et qui ne vous éblouissent pendant quelques instants, que pour vous laisser ensuite dans les ténèbres ; ce sont des pensées qui ne brillent que par l’opposition, l’on ne présente qu’un côté de l’objet ; on met dans l’ombre toutes les autres faces, et ordinairement ce côté qu’on choisit est une pointe, un angle sur lequel on fait jouer l’esprit avec d’autant plus de facilité, qu’on l’éloigne davantage des grandes faces sous lesquelles le bon sens a coutume de considérer les choses.

Rien n’est encore plus opposé à la véritable éloquence, que l’emploi de ces pensées fines, et la recherche de ces idées légères, déliées, sans consistance, et qui, comme la feuille du métal battu, ne prennent de l’éclat qu’en perdant de la solidité ; aussi plus on mettra de cet esprit mince et brillant dans un écrit, moins il y aura de nerf, de lumière, de chaleur et de style, à moins que cet esprit ne soit lui-même le fond du sujet, et que l’écrivain n’ait pas eu d’autre objet que la plaisanterie ; alors l’art de dire des petites choses devient peut être plus difficile que l’art d’en dire de grandes.

Rien n’est plus opposé au beau naturel, que la peine qu’on se donne pour exprimer des choses ordinaires ou communes, d’une manière singulière ou pompeuse ; rien ne dégrade plus l’écrivain. Loin de l’admirer, on le plaint d’avoir passé tant de temps à faire de nouvelles combinaisons de syllabes, pour ne dire que ce que tout le monde dit. Ce défaut est celui des esprits cultivés, mais stériles ; ils ont des mots en abondance, point d’idées ; ils travaillent donc sur les mots, et s’imaginent avoir combiné des idées, parce qu’ils ont arrangé des phrases, et avoir épuré le langage, quand ils l’ont corrompu en détournant les acceptions. Ces écrivains n’ont point de style, ou si l’on veut, ils n’en ont que l’ombre ; le style doit graver des pensées, ils ne savent que tracer des paroles.

Pour bien écrire il faut donc posséder pleinement son sujet, il faut y réfléchir assez pour voir clairement l’ordre de ses pensées, et en former une suite, une chaîne continue, dont chaque point représente une idée ; et lorsqu’on aura pris la plume, il faudra la conduire successivement sur ce premier trait, sans lui permettre de s’en écarter, sans l’appuyer trop inégalement, sans lui donner d’autre mouvement que celui qui sera déterminé par l’espace qu’elle doit parcourir. C’est en cela que consiste la sévérité du style, c’est aussi ce qui en fera l’unité et ce qui en réglera la rapidité ; et cela seul aussi suffira pour le rendre précis et simple, égal et clair, vif et suivi. À cette première règle dictée par le génie, si l’on joint de la délicatesse et du goût, du scrupule sur le choix des expressions, de l’attention à ne nommer les choses que par les termes les plus généraux, le style aura de la noblesse. S’il l’on y joint encore de la défiance pour son premier mouvement, du mépris pour ce qui n’est que brillant, et une répugnance constante pour l’équivoque et la plaisanterie, le style aura de la gravité, il aura même de la Majesté. Enfin, si l’on écrit comme l’on pense, si l’on est convaincu de ce que l’on veut persuader, cette bonne foi avec soi-même, qui fait la bienséance pour les autres, et la vérité du style, lui fera produire tout son effet, pourvu que cette persuasion intérieure ne se marque pas par un enthousiasme trop fort, et qu’il y ait par-tout plus de candeur que de confiance, plus de raison que de chaleur.

C’est ainsi, Messieurs, qu’il me sembloit en vous lisant que vous me parliez, que vous m’instruisiez ; mon ame qui recueilloit avec avidité ces oracles de la sagesse, vouloit prendre l’essor et s’élever jusqu’à vous : vains efforts ! les règles, disiez-vous encore, ne peuvent suppléer au génie ; s’il manque, elles seront inutiles ; bien écrire, c’est tout à-la-fois bien penser, bien sentir et bien rendre ; c’est avoir en même temps de l’esprit, de l’ame et du goût ; le style suppose la réunion et l’exercice de toutes les facultés intellectuelles ; les idées seules forment le fond du style, l’harmonie des paroles n’en est que l’accessoire, et ne dépend que de la sensibilité des organes. Il suffit d’avoir un peu d’oreille, pour éviter les dissonances des mots ; et de l’avoir exercée, perfectionnée par la lecture des Poètes et des Orateurs, pour que mécaniquement on soit porté à l’imitation de la cadence poétique et des tours oratoires. Or jamais l’imitation n’a rien créé ; aussi cette harmonie des mots ne fait ni le fond ni le ton du style, et se trouve souvent dans des écrits vides d’idées.

Le ton n’est que la convenance du style à la nature du sujet ; il ne doit jamais être forcé : il naîtra naturellement du fond même de la chose, et dépendra beaucoup du point de généralité auquel on aura porté ses pensées. Si l’on s’est élevé aux idées les plus générales, et si l’objet en lui-même est grand, le ton paroîtra s’élever à la même hauteur ; et si en le soutenant à cette élévation, le génie fournit assez pour donner à chaque objet une forte lumière, si l’on peut ajouter la beauté du coloris à l’énergie du dessein, si l’on peut, en un mot, représenter chaque idée par une image vive et bien terminée, et former, de chaque suite d’idées, un tableau harmonieux et mouvant, le ton sera non-seulement élevé, mais sublime.

Ici, Messieurs, l’application seroit plus que la règle, les exemples instruiroient mieux que les préceptes ; mais comme il ne m’est pas permis de citer les morceaux sublimes qui m’ont si souvent transporté en lisant vos ouvrages, je suis contraint de me borner à des réflexions. Les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la postérité. La multitude des connoissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes ne sont pas de surs garans de l’immortalité ; si les ouvrages qui les contiennent ne roulent que sur de petits objets, s’ils sont écrits sans goût, sans noblesse et sans génie, ils périront ; parce que les connoissances, les faits et les découvertes s’enlèvent aisément, se transportent, et gagnent même à être mises en œuvre par des mains plus habiles. Ces choses sont hors de l’homme, le style ne peut donc ni s’enlever, ni se transporter, ni s’altérer ; s’il est élevé, noble, sublime, l’auteur sera également admiré dans tous les temps ; car il n’y a que la vérité qui soit durable et même éternelle. Or, un beau style n’est tel, en effet, que par le nombre infini des vérités qu’il présente. Toutes les beautés intellectuelles qui s’y trouvent, tous les rapports dont il est composé sont autant de vérités aussi utiles, et peut-être plus précieuses pour l’esprit humain, que celles que peuvent faire le fond du sujet.

Le sublime ne peut être que dans les grands sujets. La poésie, l’histoire et la philosophie ont toutes le même objet, et un très-grand objet : l’homme et la nature. La philosophie décrit et dépeint la nature ; la poésie la peint et l’embellit ; elle peint aussi les hommes, elle les agrandit, elle les exagère, elle crée les héros et les dieux : l’histoire ne peint que l’homme, et le peint tel qu’il est ; ainsi, le ton de l’historien ne deviendra sublime, que quand il fera le portrait des plus grands hommes, quand il exposera les plus grandes actions, les plus grands mouvemens, les plus grandes révolutions ; et par-tout ailleurs, il suffira qu’il soit majestueux et grave. Le ton du philosophe pourra devenir sublime toutes les fois qu’il parlera des lois de la nature, des êtres en général, de l’espace, de la matière, du mouvement et du temps, de l’ame, de l’esprit humain, des sentimens, des passions ; dans le reste, il suffira qu’il soit noble et élevé ; mais le ton de l’orateur ou du poète, dès que le sujet est grand, doit toujours être sublime, parce qu’il est le maître de joindre à la grandeur des sujets, autant de couleur, autant de mouvement, autant d’illusion qu’il lui plaît ; et que, devant toujours peindre et toujours agrandir les objets, il doit aussi par-tout employer toute la force et déployer toute l’étendue de son génie.

Que de grands objets, Messieurs, frappent ici mes yeux ! et quel style et quel ton faudroit-il employer pour les peindre et les représenter dignement ? L’élite des hommes est assemblée ; la sagesse est à leur tête ; la gloire, assise au milieu d’eux, répand ses rayons sur chacun et les couvre tous d’un éclat toujours le même et toujours renaissant ; des traits d’une lumière plus vive encore partent de sa couronne immortelle, et vont se réunir sur le front auguste du plus puissant, du meilleur des rois. Je le vois ce héros, ce prince adorable, ce maître si cher. Quelle noblesse dans tous ces traits ! Quelle majesté dans toute sa personne ! Que d’ame et de douceur naturelle dans ses regards ! Il les tourne vers vous, Messieurs, et vous brillez d’un nouveau feu ; une ardeur plus vive vous embrase ; j’entends déjà vos divins accens et les accords de vos voix ; vous les réunissez pour célébrer ses vertus, pour chanter ses victoires, pour applaudir à notre bonheur ; vous les réunissez pour faire éclater votre zèle, exprimer votre amour et transmettre à la postérité des sentimens dignes de ce grand Roi et de ses descendans. Quels concerts ! Ils pénètrent mon cœur ; ils seront immortels comme le nom de Louis.

Dans le lointain, quelle autre scène de grands objets ! Le génie de la France qui parle à Richelieu, et lui dicte à-la-fois l’art d’éclairer les hommes et de faire régner les Rois. La justice et la science qui conduisent Séguier, et l’élèvent de concert à la première place de leurs tribunaux. La victoire qui s’avance à grands pas et précède le char triomphal de nos Rois, où Louis-le-Grand, assis sur les trophées, d’une main offre la paix aux nations vaincues, et de l’autre rassemble dans le palais les Muses dispersées. Et près de moi, Messieurs, quel autre objet intéressant. La Religion en pleurs, qui vient emprunter l’organe de l’éloquence pour exprimer sa douleur et semble m’accuser de suspendre trop long-temps vos regrets sur une perte que nous devons tous ressentir avec elle.