Discours de réception de Xavier Marmier

Le 7 décembre 1871

Xavier MARMIER

M. Xavier Marmier, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. de Pongerville, y est venu prendre séance le jeudi 7 décembre 1871, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Il est des conquêtes dont on se plaît à suivre les développements dans l’histoire de l’humanité. Elles s’accomplissent sans faire couler une larme ni répandre une goutte de sang. Elles subsistent sans exciter une révolte. Celui qui y coopère peut en éprouver à juste titre une douce satisfaction, et celui qu’elles subjuguent n’a nul regret de sa docilité. Ce sont les conquêtes de l’esprit. Leur élément de force est dans leur caractère paisible. Pacifiquement elles se consolident et s’étendent au loin. Immense est leur espace, infinie leur durée.
Ces conquêtes, depuis l’ancienne Grèce, nul pays n’en a fait autant que la France. Jusqu’aux extrémités du monde, nous avons répandu nos œuvres littéraires et scientifiques, et par la propagation de notre langue dans les régions étrangères nous pouvons, selon l’expression d’un poëte, nous proclamer citoyens de toutes les contrées.
C’est l’un des triomphes d’une des pensées de Richelieu. En appliquant son génie à constituer notre unité politique par le pouvoir royal, il voulait aussi constituer l’unité de notre langue, et il fonda l’Académie. Le sagace ministre voyait de loin le résultat de ses conceptions. Du petit cercle stérile de Conrart, il fit le parlement des lettres, parlement national où toutes les provinces ont leurs représentants.
Pour celle à laquelle j’appartiens, pour ma chère Franche-Comté, c’est un honneur d’avoir donné à l’Académie l’abbé d’Olivet, Suard, Cuvier, Droz, Ch. Nodier ; c’est pour moi une si grande faveur d’être admis à siéger ici que j’en suis tout confus, ayant pourtant employé à conquérir cette, glorieuse prérogative la majeure partie de ma vie. Oui, il y a près de quarante ans que j’entrais dans une série d’études philologiques et littéraires dont rien ne m’a fait dévier, et j’aime à me rappeler qu’en 1836, lorsque j’allais en Islande, l’Académie daignait déjà m’accorder un témoignage d’intérêt. Mais, en reportant mes regards sur le passé, je ne puis, Messieurs, songer sans un regret de cœur que je ne reverrai plus quelques-uns de vos illustres confrères dont la bienveillance fut ici mon premier appui :
M. de Salvandy, l’éloquent écrivain, le chevaleresque et généreux ministre ;
M. Molé, qui joignait aux grâces charmantes de l’homme du monde les sévères qualités de l’homme d’État, et portait si dignement un noble nom ;
M. le duc de Broglie, ce modèle d’honneur et de vertu, le vir probus par excellence, esprit élevé, conscience inébranlable, âme tendre, âme chrétienne ;
M. le duc Pasquier, successivement conseiller au parlement de Paris, président de la chambre des députés, garde des sceaux, ministre des affaires étrangères, chancelier de France, et fier surtout de joindre à ces hauts titres celui d’académicien, M. Pasquier, si attachant par sa courtoisie et sa bonté, si admirable par les trésors de sa mémoire et la pénétration de son jugement. Pendant plus d’un demi-siècle, quelle activité, et, dans ses années de retraite jusqu’en son extrême vieillesse, quelle majestueuse autorité ! Ceux qui ont eu le bonheur de vivre près de lui n’en peuvent perdre le souvenir.
J’ai connu aussi M. de Pongerville.
En vous parlant de lui, je joins à ce devoir un sentiment affectueux. Ceux qui l’ont connu l’ont aimé.
Il naquit à Abbeville, en 1782. Son père était un honorable magistrat fort estimé de ses concitoyens. La révolution qui enfanta la terreur ne le força pas à émigrer et ne le conduisit point en prison ; elle lui enleva seulement ses fonctions judiciaires. Il se retira alors dans une habitation champêtre près des rives de la Manche, reprit ses livres classiques pour faire l’éducation de son fils, et bientôt eut la joie de voir fructifier ses leçons. À dix ans, son élève lisait couramment les auteurs latins ; à dix-sept ans, il se passionnait pour Lucrèce de telle sorte qu’il voulut le traduire entièrement en vers.
Toute traduction est difficile dans notre chère langue française, si rigide et si peu disposée à se plier au génie des autres langues. Belle et fière grande dame, habituée dès le siècle de Louis XIV à captiver l’Europe, souvent elle semble craindre de déroger à sa noblesse. Qu’on l’imite ! très-bien ; mais qu’elle imite les autres ! elle ne peut sans peine s’y résoudre. Plus d’un livre étranger lui doit cependant en grande partie son renom. S’il est trop lourd, elle l’allége ; s’il est obscur, elle l’éclaircit. Partout où elle entre, il faut que la lumière se fasse. M. Heine, le mordant railleur, me disait un jour : « Quand un livre de philosophie est publié dans mon idiome germanique, j’attends pour le lire qu’il soit traduit en français. » — « Langue d’acier, a dit M. Joseph de Maistre, qui si bien s’en servait ; l’acier, le plus intraitable des métaux, mais celui de tous qui reçoit le plus beau poli lorsqu’on est parvenu à le dompter. »
Rien de plus difficile à traduire selon les lois d’élégance et de clarté de cette langue, dans la sévère régularité de l’alexandrin, que le poëme de Lucrèce, avec ses digressions philosophiques et ses rigoureuses formules, qui ne permettent pas au traducteur un libre détour ni une vague synonymie ; qui exigent de lui l’expression positive, la phrase nette et concise.
La Harpe déclarait cette traduction impossible. Cependant Molière l’entreprit. De son essai inachevé, nous n’avons qu’un fragment, mais un délicieux fragment : c’est la peinture des illusions de l’amour, encadrée dans le second acte du Misanthrope. Tout le monde la connaît.
Vers la fin du dix-huitième siècle, cette traduction en vers des six livres de Lucrèce fut faite entièrement par un écrivain studieux et instruit, mais incorrect et dur, Leblanc de Guillet, l’auteur de plusieurs tragédies révolutionnaires, entre autres celle de Manco Capac, dont on a souvent cité ce vers :
Crois-tu d’un tel forfait Manco Capac capable ?

Le laborieux poëte n’était pas doué du sentiment de l’harmonie. M. de Pongerville, n’ayant point à redouter une comparaison avec lui, se mit à l’œuvre. Il s’y mit avec l’ardeur de la jeunesse et la patience de l’âge mûr. Après avoir passé plusieurs années à ce travail, il voulut le livrer à l’appréciation d’un juge compétent. Il envoya à M. Raynouard sa traduction du cinquième livre de la Nature des choses, celui-là même dans lequel Lucrèce dépeint la formation graduelle de l’univers. — « Venez à Paris, » lui écrivit le bienveillant auteur des Templiers, « le succès vous y attend. »
Qu’on se figure l’émotion d’un jeune homme ignoré, n’ayant pas encore fini son premier essai et tenant entre ses mains, au fond de sa province, cette lettre d’un poëte renommé, d’un savant philologue, du secrétaire perpétuel de l’Académie française !
M. de Pongerville en eut une joie dont il se souvint toute sa vie. On a vu comme il s’en souvenait, en 1837, lorsqu’il reçut à l’Académie un des nobles enfants de notre féconde Provence, un de nos historiens les plus honorés et les plus aimés ( ). Comme il était heureux de l’entendre faire si éloquemment l’éloge de M. Raynouard ! comme il aspirait aussi à rendre un digne hommage à la mémoire de celui à qui il devait son premier rayon d’espoir littéraire ! Quelques années auparavant un misanthrope disait : « Il n’y aura bientôt plus d’ingrats. — Pourquoi ? — Parce qu’il n’y aura plus de bienfaiteurs. »
Pour le craintif latiniste de Picardie M. Raynouard avait été un bienfaiteur, et ce latiniste n’était pas un ingrat. La lettre de l’illustre écrivain l’avait décidé à venir à Paris. Il y termina son œuvre, et en 1823 la fit imprimer. Mais, au moment où elle allait paraître, on annonça que cette nouvelle version de l’antique poëme athée serait saisie. Il est très-probable que cette rumeur n’avait aucun fondement. Lucrèce, traduit en vers, comme nous l’avons dit, par Leblanc de Guillet, était, au dix-septième siècle, traduit en prose par l’abbé de Marolles, puis par le baron des Coutures ; au dix-huitième, par Lagrange, et ni l’une ni l’autre de ces traductions n’avaient été poursuivies. Cependant M. de Pongerville eut peur du danger dont on le menaçait. Pour le prévenir, il invoqua la plus haute protection. Il sollicita et obtint la faveur de dédier et de présenter son livre à Louis XVIII. C’était, comme on sait, un souverain fort lettré, aimant surtout les écrivains classiques et se plaisant à les citer dans ses entretiens.
Le spirituel monarque reçut très-gracieusement le jeune traducteur, et lui parla de la beauté des vers de Lucrèce avec un goût parfait. Enhardi par cet accueil, M. de Pongerville lui dit : « Puisque Votre Majesté connaît si bien l’auteur de la Nature des choses, j’espère que, si Elle admire le poëte, Elle n’est pas hostile au philosophe.
— Chut ! répliqua Louis XVIII avec un fin sourire, le roi nous entend. »
La publication que l’on disait exposée à des poursuites judiciaires fut faite sans entraves et fort applaudie. C’était le temps où l’on s’agitait, où l’on se passionnait pour un récit d’histoire, pour une leçon de la Sorbonne, pour un nom, pour une idée. Jeunes, vives, nobles passions, si franches et si désintéressées ! Ceux qui les ont connues ne peuvent en perdre le souvenir. En étudiant notre histoire moderne, on constatera l’action de cette sève généreuse, de ce mouvement intellectuel des dernières années de la restauration. Nous lui devons tout ce qui a fait l’honneur de la France depuis près d’un demi-siècle, tout ce qui lui reste maintenant de plus noble et de meilleur.
Après le succès de sa traduction en vers, la prédilection de M. de Pongerville pour Lucrèce n’était pas encore satisfaite. Il le retraduisit en prose pour en rendre plus littéralement la pensée. Puis il traduisit également en prose l’Énéide de Virgile et le Paradis perdu de Milton.
Il a ainsi reproduit dans notre langue trois épopées qui représentent trois phases principales dans l’histoire des lettres, dans les annales de l’humanité.
Je voudrais essayer de montrer, tels que je les vois dans leur vie et dans leurs œuvres, ces grands écrivains : Lucrèce Virgile, Milton. Par cette digression, dont je restreins à regret les limites, je ne m’éloigne point de M. de Pongerville. Au contraire, il me semble que j’honore sa mémoire en le suivant dans des études qui lui ont été si chères.
Et d’abord Lucrèce, le physicien, le moraliste, le poëte. Nous n’avons plus à combattre sa cosmogonie, dont Montaigne se raillait spirituellement au seizième siècle, et que Gassendi, au siècle suivant, essaya vainement de faire revivre en y joignant une idée religieuse.
Voltaire, qui avait du goût pour Lucrèce, ne peut s’empêcher de déclarer que ce vigoureux poëte est un ridicule physicien, et Macaulay, le célèbre historien, dit que l’auteur de la Nature des choses a composé le plus magnifique poëme pour défendre le plus sot et le plus misérable système de philosophie.
Les théories de la science moderne justifient cependant l’atomisme des anciens en ce qui tient à la matière. Mais Lucrèce n’admettait dans son atomisme aucune restriction. Le vide et les atomes composent son univers. Le vide est son laboratoire ; les atomes sont ses ouvriers, ses ingénieurs, ses architectes. Leurs formes sont très-variées, leur nombre est infini. Arrondis ou anguleux, visibles ou invisibles, tous sont sans cesse en mouvement et tous sont insécables et indestructibles. En eux il n’y a ni odeur, ni couleur, ni sentiment ni vie. Cependant ces éléments incolores et insensibles ont, dans leurs chutes perpendiculaires, dans leurs déclinaisons accidentelles, dans leurs divers rapprochements, produit tous les êtres vivants, le monde tel que nous le voyons, les astres lumineux, les fleuves et les océans, les végétaux, les animaux et l’homme, l’œuvre suprême de la création.
Il faut dire que les naturalistes qui cherchent notre première existence en dehors des lois de Dieu n’ennoblissent pas notre origine. Selon le philosophe Anaximandre, l’homme est issu d’un poisson ; selon l’idée de quelques philosophes modernes, nous devons nous résigner à n’être que des singes perfectionnés, des chimpanzés qui parlent et écrivent, des gorilles qui mesurent le cours des astres et transpercent des montagnes pour y aligner des chemins de fer. Selon la théorie de Lucrèce, le premier homme est sorti de la tige d’une plante, comme un légume. Cette plante, enracinée dans la terre, produisit par l’humidité et de la chaleur des vésicules où surgirent de frêles enfants vers lesquels la nature, comme une bonne nourrice, fit couler un suc laiteux.
Cet embryon de l’homme, ainsi formé, ainsi abreuvé par des agglomérations d’atomes, se développe et éprouve toute ses sensations par d’autres agencements d’atomes, sensation du toucher, du goût, de l’odorat, de la vue, de l’ouïe. Quand l’œil perçoit les images extérieures, ce sont des effluves d’atomes volants qui arrivent alors jusqu’à lui. Le bruit discordant qui frappe notre oreille, c’est un flot d’atomes raboteux ; l’harmonie d’un orchestre, l’accent mélodieux d’une voix aimée, c’est une émanation d’atomes aplanis. Nos sens sont nos guides fidèles ; ils ne peuvent nous tromper. C’est par eux que nous acquérons toute notre instruction.
Les atomistes veulent cependant bien nous accorder une âme, mais une âme à peu près aussi matérielle que le corps, si ce n’est qu’elle est composée d’atomes plus fins, de molécules de feu, de vent, d’air calme et d’une quatrième essence innomée en laquelle réside plus particulièrement la sensibilité. Cette âme est répandue dans tout le corps de l’homme. C’est elle qui lui imprime le mouvement, qui le tient éveillé ou lui donne le sommeil. Elle est née avec lui. Elle grandit et meurt avec lui. Puis, plus rien au-delà de cette existence éphémère, ni peines ni récompenses. Aucune justice céleste. Le néant. Pas de Dieu.
Non, je me trompe. Dans de vagues espaces qu’un ancien philosophe appelle les intermondes, il y a certains dieux qui ne se soucient point de la race humaine et dont la race humaine n’a point à s’occuper. Hors de la sphère de nos événements, loin de notre globe, à l’abri de la douleur et des dangers, se suffisant à eux-mêmes, ils jouissent en paix de leur immortalité, insensibles à la vertu, inaccessibles à la colère.
Il y a des brises qui emportent au loin des germes de plantes et déterminent des floraisons. Il y a dans la vie des peuples des circonstances qui aident ainsi, à des propagations d’idées nouvelles. Quand Épicure vint, après ses voyages, établir son professorat dans les murs d’Athènes, les phases de gloire de la Grèce étaient passées, les beaux jours de liberté perdus, les sentiments de patriotisme éteints, les anciens dieux conspués ou délaissés, toute la patrie des Léonidas, des Miltiade, désorganisée par l’ambition des successeurs d’Alexandre et fatiguée de ses luttes intestines.
Dans cette lassitude d’une nation jadis si résolue, dans le pays où, de ses lèvres embaumées par les abeilles de l’Hymette, Platon avait répandu au siècle précédent ses sublimes leçons, où Aristote venait de finir ses œuvres grandioses, on accepta comme un soulagement une doctrine qui, avec quelques maximes de bénigne morale, enseignait à l’homme le détachement des affaires publiques, la recherche continue du bien-être personnel, les spéculations d’un prudent égoïsme, les joies sensuelles d’une existence passagère et l’athéisme.
La Grèce, subjuguée par la force militaire des Romains, les subjugua à son tour par les charmes de son génie ; elle les fascina et les amollit. Avec les chants de ses poëtes, les discours de ses orateurs, elle sema au sein de l’Italie de funestes doctrines, entre autres celle d’Épicure, à laquelle Montesquieu attribue en grande partie la corruption du cœur et de l’esprit des Romains.
Horace est le séduisant poëte de la philosophie épicurienne.
Lucrèce en est le grave, le solennel, le complet interprète, dans le poëme qu’il commence par une admirable invocation et qu’il continue avec un fervent enthousiasme.
C’est sa Genèse ; c’est son Iliade. Que dis-je ? c’est pour lui une œuvre sans exemple, une épopée toute nouvelle, l’épopée de la nature.
Ses adversaires sont les défenseurs des vieilles traditions. Ses acteurs sont les myriades d’éléments subtils qui, par leurs divers mouvements et leurs créations, justifient sa cosmogonie, ces innombrables, ces actifs atomes, les plus grands et les plus petits. Ainsi que l’a dit un jeune et docte professeur ( ), dans un charmant livre, Lucrèce s’intéresse à ses atomes comme Homère à ses héros. Son arène est le monde et son guide est le divin Épicure. Il a une entière confiance dans le savoir de son glorieux maître et dans l’efficacité de ses principes. De là son essor, son ardeur, sa poésie, la poésie la plus sincère.
Il est de la famille des grands poëtes, non pas tant par son art que par sa force innée. Il n’a ni l’élégance de Catulle, ni la grâce et la finesse d’Horace, ni la suavité de Virgile. Mais aucun d’eux n’a sa vigueur. Parfois sa langue est un peu âpre, mais si énergique, et son vers un peu dur, mais si vibrant ! Il a une telle sève qu’il donne la vie et le mouvement aux parties les plus arides de son œuvre, à ses digressions scientifiques. Souvent aussi, au lieu de disserter, il peint, il remplace un argument par un tableau. Il aime la nature ; il en a observé les différentes scènes dans une rêveuse contemplation ; il nous la représente, non point par des phrases de convention, mais par de nettes et lucides images.
Il est très-pénétré aussi de la vérité de son dogme philosophique. Quand il signale les vanités et les périls de la richesse, quand il décrit le bienfaisant résultat des goûts modérés, le bonheur de la vie simple, honnête, indépendante, on voit qu’il exprime sa réelle pensée et qu’il a mis lui-même ses préceptes en pratique. Son livre n’est pas un de ceux qu’on lit avec une satisfaction continue du commencement jusqu’à la fin. Il a dans sa veine poétique des intermittences et des lacunes, mais des élans d’une hardiesse étonnante, des cris de passion saisissants et des périodes d’une beauté incomparable.
Triste pourtant est ce poëme, et triste fut évidemment l’homme de génie qui le composa. Nous n’avons que très-peu de détails authentiques sur son existence. Deux de ses vers nous apprennent qu’il appartenait à la cité de Rome. On suppose qu’il descendait d’une ancienne famille de patriciens. Au IIIe siècle de l’ère chrétienne, la chronique d’Eusèbe raconte que, pour se faire aimer de ce fier poëte, une femme lui fit boire un philtre qui égara sa raison, et que, dans un de ses accès de démence, il se tua à l’âge de quarante-quatre ans.
Ce qu’il y a de vrai dans cette légende dramatique, personne ne peut le dire. Mais il n’était pas besoin de philtres vénéneux pour bouleverser les esprits les plus fermes au temps où vivait Lucrèce, en un de ces temps qui annoncent la décomposition et la chute des empires.
Il avait huit ans quand éclata l’effroyable lutte de Marius et de Sylla. Il en avait vingt quand Spartacus, avec ses bandes d’esclaves, mettait en déroute les armées des deux consuls. Il en avait trente quand le Sénat apprit en frémissant le complot de Catilina.
Il y a des hommes qui devant les sinistres événements se jettent la face contre terre, comme les chameliers de l’Arabie devant les tourbillons de sable soulevés par le simoun, et se relèvent quand l’orage est passé.

Il y en a d’autres qui, au risque d’y périr, s’élancent intrépidement dans les hasards de la guerre, dans les désordres des cités, pour réparer un désastre, pour apaiser une fatale effervescence. Ceux-là sont les généreux, les forts. S’ils échouent dans leur entreprise, s’ils sont méconnus, trahis, persécutés peut-être, ils n’en ont pas moins donné l’exemple d’un magnanime dévouement, et un jour vient où justice leur est rendue, où leur courage est glorifié et leur nom béni.
Il y en a d’autres enfin que les turbulences de la foule intimident, que les scènes révolutionnaires épouvantent.
Sans prendre part à de violents débats, sans s’adjoindre à d’implacables hostilités, sans entrer dans de sanglantes batailles, sans exposer leur vie ni même leur fortune dans un ardent conflit, ceux-là peuvent être encore les victimes d’une de ces crises sociales, par l’impression douloureuse qu’ils en éprouvent, par le trouble de leur imagination, par les erreurs où leur état morbide les fera tomber.
Lucrèce m’apparaît comme une de ces victimes des dernières tempêtes de la république romaine. Poursuivi par le souvenir des émotions de son enfance et de sa jeunesse, pénétré d’un sentiment de terreur par les ambitions qui ne lui rappelaient que les arrêts les plus iniques, détestant les superstitions dont il ne ‘voyait que la grossièreté ou le ridicule, il crut trouver dans la doctrine d’Épicure une consolation, un repos, une lumière ; il se livra à cette doctrine avec une fervente pensée.
Pour se soustraire aux rumeurs de la foule, il se retira dans une profonde solitude ; pour éviter les ambitieux désirs, il renonça à tous ses droits de citoyen romain, à toute participation aux affaires de la cité et de la république. Pour n’avoir plus aucune crainte d’une autre vie, il réduisit son destin à la durée de sa vie corporelle. Il renia l’immortalité de l’âme. Il renia la puissance et la justice de Dieu. Il se jeta dans le néant.
O malheureux Lucrèce ! si grand poëte, qui aurait été, a dit Byron, le plus grand des poëtes, sans son, système, qui le gâta !
Une femme du XVIIIe siècle, riche, spirituelle, fort recherchée et tout à coup tombée dans l’infortune, disait aux philosophes dont elle avait accepté les leçons irréligieuses : « À présent rendez-moi mon Dieu, j’en ai besoin. »
Lucrèce ne pouvait implorer, dans ses souffrances, la miséricorde de ses dieux fabuleux retirés dans leurs lointaines régions, absorbés dans leur tranquille béatitude, ne s’inquiétant en aucune façon de ce petit globe formé par les atomes et n’accordant pas la moindre attention aux joies et aux misères des chétifs mortels.
Tel est pourtant dans le cœur de l’homme le besoin d’une croyance à un pouvoir efficace et suprême, que le disciple d’Épicure lui-même n’a pu y échapper. Il emploie à diverses reprises, dans, son poëme, ces mots : Rationes, Fœdera, Leges. Comme l’a très-bien dit un de vos illustres confrères ( ) dans un des ingénieux chapitres de ses Études sur les poëtes latins, « Lucrèce résume ces lois dans un législateur abstrait qu’il appelle la nature créatrice, la nature gouvernante, magnifiques expressions qui produisent tout à coup, dans cette espèce de drame philosophique, une péripétie, un coup de théâtre, ramenant sous un autre nom, au sein du monde dont on avait cru la bannir, la divinité. »
Tandis que, dans le fier et sombre isolement de ses vertus philosophiques, de son génie de poëte et de son athéisme, Lucrèce terminait par un douloureux et saisissant tableau de la peste d’Athènes sa cosmogonie matérialiste, sur les bords du Mincio, dans un humble village, près de l’antique ville de Mantoue, grandissait un doux jeune homme qui devait être, dans le cours de sa vie, le plus champêtre et le plus distingué, le plus modeste et le plus élevé, le plus séduisant et le plus grave, le plus césarien et le plus populaire des poëtes latins : Virgile.
Il glorifia et pour ainsi dire consacra la fortune et la puissance du premier empire romain. La fortune a disparu, la puissance a été anéantie ; la glorification est restée.
« Lorsque la vieille Rome, a dit un entraînant orateur, tomba vaincue et sanglante au pied des barbares, l’Église romaine recueillit l’esprit humain comme un enfant abandonné qu’on trouve dans le sac d’une ville, expirant sur le sein de sa mère égorgée. Elle le recueillit ; elle le cacha dans ces asiles religieux dont notre siècle a tant aimé l’architecture mystérieuse et hardie. Là elle le nourrit des lettres grecques et latines. Elle lui enseignait tout ce qu’elle savait, et personne alors n’en savait davantage. Elle lui prodigua tous ses soins jusqu’au jour où cet enfant, devenu homme, s’appelle Descartes, Bacon, Galilée. »
Les œuvres de Vigile ont été conservées au sein de ces institutions religieuses si bien dépeintes dans un des mémorables discours de l’homme d’État qui, à l’heure extrême, par une grâce providentielle, a sauvé du débordement de la nouvelle barbarie l’enceinte de Paris, la France et peut-être l’Europe entière. Dans ces institutions furent réunies les épaves du naufrage des sciences et des lettres. Là se reconstituèrent des écoles et des bibliothèques, écoles gratuites, pas obligatoires, bibliothèques ouvertes au public, surtout aux pauvres, selon cette inscription de la bibliothèque Marucinelliana à Florence : Publicæ et maxime pauperum utilitati.
Dans ces collections de manuscrits rassemblés à tant de frais et avec tant de soin, les ouvrages de piété occupaient naturellement la première place. Mais les auteurs profanes, rangés sur des tablettes spéciales, n’étaient pas dédaignés, et le pur, l’harmonieux Virgile était, entre tous les écrivains de l’antiquité, un des mieux connus et des plus recherchés.
Au VIe siècle, un de ces moines d’Occident dont M. de Montalembert a, de sa main pieuse, buriné l’histoire, saint Cadoc, du pays de Galles, vint dans notre Armorique fonder un monastère et une école. Très-délicat latiniste, il se plaisait à lire et à relire Virgile. Dans cette joie littéraire, il ne pouvait cependant écarter de son esprit une douloureuse pensée. Il craignait que le mélodieux poëte ne fût damné. « Hélas ! s’écriait-il, ceux qui ont si bien chanté sur terre ne chanteront-ils pas au ciel ? » Et le bon religieux pleurait et priait pour le salut de Virgile.
Comme à son murmure on peut suivre le cours du ruisseau caché sous les saules, de même, sous les voûtes des abbayes du moyen âge, on peut suivre les modulations des Bucoliques, des Géorgiques et de l’Énéide, depuis l’heure des ténèbres des sciences et des lettres jusqu’à l’aube de leur renaissance, jusqu’au jour où Dante proclame de nouveau avec un si tendre et si profond respect la gloire de Virgile :
O degli altri poeti onore e lume !

Par les chaires fondées dans les principales villes d’Italie pour les commentateurs de la Divine Comédie, le nom de Virgile retentit plus que jamais de tout côté. Il apparaît si merveilleux aux yeux des bonnes gens qui entendent si souvent parler de lui qu’on en fait un Faust comme celui de Goethe, un Magico prodigioso comme celui de Caldéron.
Pour le naïf peuple du moyen âge, Virgile était un de ces hommes dont on ne pouvait attribuer les facultés qu’à une science surnaturelle. Ainsi que Roger Bacon, Albert le Grand, Gerbert, il devait être un magicien.
N’est-il pas, en effet, un magicien, ce poëte qui nous séduit par la mélodie de son rhythme, par la grâce et l’éclat de ses images, par la douceur ou l’élévation de sa pensée ?
On dit qu’il a imité Homère, Euripide, Théocrite. S’il leur a pris quelque forme de composition et quelque idée, qu’importe ? il n’en a pas moins son caractère distinct, son génie original.
Dès l’une de ses premières œuvres, il nous transporte dans son pays natal, il nous retrace une de ses émotions de joie et de gratitude, une page de son histoire dans la sombre histoire des guerres civiles. Ce berger qui est rentré en possession de son héritage et qui essaye au pied d’un hêtre des airs rustiques, c’est lui. Comme il est ému en parlant du jeune guerrier qu’il a vu à Rome et à qui il doit ses biens, sa liberté ! Comme elle est triste et touchante, la voix de celui qui reste condamné à l’exil et qui va s’éloigner de sa terre natale ! « Heureux vieillard, s’écrie-t-il, tu garderas tes champs qui te suffisent ; mais moi, reverrai je encore, après plusieurs années, après plusieurs récoltes, le toit de chaume de ma pauvre maison et mon petit royaume ? Un soldat impie possédera ce terrain si bien cultivé. Un barbare prendra mes moissons. Voilà les misères enfantées par nos discordes ; voilà les hommes pour lesquels nous avons ensemencé nos sillons ! »
Ses descriptions ne sont pas longues, mais d’une justesse parfaite. Quelquefois, en un ou deux vers, comme un peintre en deux coups de crayon, il dessine une figure charmante. Ainsi l’enfant qui apprend à connaître sa mère à son sourire, la petite fille qui va cueillir les pommes vermeilles dans l’enclos, et Galatée qui s’enfuit derrière les saules, mais qui, avant de fuir, veut être vue, et celle que Ménalque aimera plus que toute autre, parce qu’elle a pleuré quand il partait.
Quelquefois, par un trait, par un mot, il pénètre jusqu’au fond de l’âme. Les Lacrymae rerum et le Dulces moriens reminiscitur Argos ; ces touchantes expressions, hélas ! nous avons bien dû nous en souvenir dans nos jours de combats, dans nos heures de deuil.
Si grand et si modeste, Virgile avait consacré quatre années de sa vie à ses Églogues, sept à ses Géorgiques, douze à son Énéide. Il n’était point satisfait de ce poëme. Surpris par la mort au retour de son voyage en Grèce, sans avoir pu, comme il le désirait, corriger son œuvre, il demandait qu’elle fût anéantie.
Glorieuses aspirations d’un idéal désir ! Naïve et touchante défiance des esprits les plus élevés ! Pétrarque ainsi condamnait au feu ses sonnets qui ont fait sa renommée. Par bonheur ses amis les appréciaient mieux que lui. Par bonheur Auguste connaissait l’Énéide. Lui-même avait engagé Virgile à la composer.
Il se disait issu d’Énée ; un grand nombre de patriciens prétendaient descendre des compagnons de ce héros. Pour cette haute aristocratie, l’Énéide était un magnifique nobiliaire. Pour les autres citoyens romains, ce récit de voyages et de combats était l’Odyssée et l’Iliade du fondateur de leur empire. Pour nous, c’est l’un des plus précieux monuments littéraires de l’antiquité, l’œuvre latine la mieux conçue et la plus accomplie.
Nous pouvons ajouter que, par le sentiment religieux, par l’idée platonicienne dont elle est imprégnée, l’Énéide forme comme une chaîne d’or entre la poésie païenne et la poésie du christianisme.
Dix-sept siècles s’écoulent. Pour en venir à la troisième traduction de M. de Pongerville, je dois franchir à travers le moyen âge et la renaissance ce grand espace.

En l’an 1625, il y avait au Christ college de l’université de Cambridge un jeune étudiant, fils d’un simple bourgeois de Londres, qui souvent irritait ses maîtres par ses désirs d’indépendance, par ses révoltes contre les règles d’une ancienne discipline, et les étonnait par ses facultés intellectuelles. C’était le futur apologiste de la révolution d’Angleterre, le futur poëte du Paradis perdu ; c’était Milton.
En 1638, après avoir déjà composé son Allegro et son Penseroso, ces deux charmants poëmes, il entreprit avec joie une scientifique excursion, et d’abord il se dirigeait vers Paris. À cette époque, l’hôtel de Rambouillet était dans toute sa splendeur. À cette époque, Richelieu avait fondé l’Académie française ; Corneille, après le succès du Cid, préparait le drame des Horaces, et Descartes venait de publier le Discours de la méthode.
C’était l’aurore du grand siècle. Le jeune voyageur n’en vit pas les rayons. Sa pensée était fixée sur l’Italie, qu’il désirait visiter depuis longtemps.
Cinquante ans plus tard, son élégant compatriote Addison offrait à Boileau ses compositions latines, et on disait en Angleterre : « Il paraît que notre Addison est réellement un homme de mérite, M. Boileau l’a loué. »
Cinquante ans plus tard, l’évêque Thomas Newton exprimait le désir que la correspondance politique se fît en latin, car, disait-il, si l’on n’y prend garde, la France, par l’universalité de sa langue, en viendra à établir l’universalité de sa monarchie. »
Telle était au XVIIIe siècle la crainte d’un éminent prélat anglais. Et maintenant !...
À son retour en Angleterre, Milton ne pouvait plus guère songer à tout ce qu’il venait d’admirer en Italie. Il entendait autour de lui les rumeurs sinistres annonçant la guerre, la guerre entre la royauté et le parlement, entre l’Église anglicane et cette multitude de sectes furibondes dont un critique érudit nous a donné la nomenclature dans une excellente monographie ( ).
Milton, ainsi que Lucrèce, devait voir son pays en proie aux désordres civils ; mais il ne s’éloigna point comme Lucrèce du conflit suscité et dominé par le dictateur britannique, par Cromwell.
Milton eut le malheur de donner l’appui de son éloquence aux raisonnements des régicides, de s’emporter contre un livre attribué à Charles Ier, et de combattre cette œuvre touchante par un libelle dans lequel il outrageait la mémoire de l’infortuné roi.
Milton avait pourtant l’âme généreuse et élevée. Il l’a bien montré par le plus grand nombre de ses écrits, par les diverses péripéties de sa vie privée, par plusieurs incidents de sa vie politique.
Mais que de fois n’a-t-on pas vu les révolutions égarer les esprits les plus lucides et pervertir les consciences les plus honnêtes !
Virgile n’a-t-il pas représenté l’image de la plupart des révolutions dans sa peinture de l’Averne ? La descente en est facile. Mais en sortir, mais remonter à l’air, à la lumière : là est la tâche, là est le travail.
Il faut dire, à l’honneur de Milton, qu’il ne fut entraîné à ses erreurs par aucun motif d’intérêt. Il avait la passion des libertés politiques et religieuses, et il regardait Cromwell comme le fondateur et le soutien de ces libertés. C’était le temps où bien d’autres en Angleterre s’égaraient, où les ennemis de la royauté, niveleurs et réformateurs, voulaient réformer jusqu’au Pater, déclarant qu’il ne fallait plus dire adveniat regnum tuum, mais adveniat respublica tua. Pour ses deux libelles contre la royauté, il fut pendant quelques jours poursuivi par le gouvernement de Charles II, puis gracié à la demande de Davenant, le poëte royaliste, auquel il avait rendu un service semblable sous la dictature de Cromwell. On voulut même plus tard lui donner une place importante. Il s’y refusa dignement.
Milton avait alors dépassé depuis longtemps ce mezzo del camin, cette moitié du chemin de la vie, où Dante entre dans la forêt obscure et sauvage qui lui faisait si grande peur. Il avait par l’excès de ses études et de ses veilles perdu peu à peu la vue. Il était aveugle, pauvre, sans emploi, trompé dans ses ardents rêves de liberté et de patriotisme, éloigné du monde, et souvent, à son foyer, atteint jusqu’au fond du cœur par la déception de ses espérances paternelles.
Un peintre l’a représenté assis dans un élégant salon, à côté de ses filles, qui le regardent avec une tendre sollicitude ; l’une d’elles tenant un livre ouvert sur ses genoux, l’autre appuyant son bras sur une harpe, toutes deux n’attendant qu’un signal pour lui lire un de ses auteurs favoris ou lui faire entendre un de ses chants aimés.
L’image est touchante. Par malheur, c’est une fiction.
Le fait est que, dans les dernières années de sa vie, l’illustre secrétaire du gouvernement britannique n’avait point une élégante demeure, mais un étroit appartement dans une petite maison à l’une des extrémités de Londres.
Marié trois fois, il n’avait eu d’enfants que de sa première union : trois filles revêches et méchantes, qui ne lui pardonnaient pas sa dernière alliance, bien que leur nouvelle belle-mère fût d’une nature aimable et sans prétentions. Souvent elles se révoltaient contre cette douce jeune femme, et souvent ne témoignaient pas plus de respect à leur vieux père. Dans sa science philologique, il leur avait appris, trop rigoureusement peut-être, à lire avec une exacte prononciation des livres écrits en langues étrangères, sans leur donner la compréhension de ces langues, réduisant de cette sorte une œuvre intellectuelle à une récitation machinale.
C’est ainsi qu’elles lui lisaient la Bible en hébreu, les poëtes grecs et latins, divers ouvrages français, espagnols, italiens ; et elles accomplissaient cette tâche avec peine, de la façon la plus désagréable. Quelquefois aussi, il leur dictait les vers qu’il venait de composer en silence. Mais leur pensée ne s’associait point à la sienne, et leur cœur ne s’ouvrait pas à ses religieux accents. Enfin, faut-il le dire ? pour satisfaire à quelques-uns de leurs caprices, pour avoir de l’argent, elles lui dérobaient ses livres et les vendaient.
Pauvre Milton !
C’est dans cet état d’humilité et de pénitence qu’il prit son plus grand essor, qu’il acheva son immortel poëme. Y a-t-il dans l’histoire des lettres un pareil phénomène psychologique, un autre exemple d’une telle vigueur d’esprit en de telles circonstances ?
Les Irlandais racontent qu’une bonne vieille femme, aveugle de naissance, alla chercher un jour sainte Brigitte, et lui dit : « Ouvre mes yeux à la lumière, je voudrais voir ce monde que je ne connais pas. » Sa prière est exaucée. Les images de la vie humaine se dévoilent à ses regards, et elle s’écrie : « Assez ! assez ! ferme mes paupières. Plus séparée du monde, je suis plus près de Dieu. » Ainsi pouvait dire Milton. Séparé du monde réel qu’il ne connaissait que trop, il voyait par les yeux de l’âme les scènes surnaturelles qu’il a si admirablement décrites : les enchantements du paradis terrestre, les profondeurs du chaos, les ténèbres sulfureuses des régions infernales, et la lumière de Dieu dans les espaces infinis.
Il voyait et il peignait. Il se plongeait de plus en plus dans ses contemplations et il faisait son œuvre. Quelle grandeur dans la structure de cette œuvre ! Quelle puissance d’imagination dans la peinture de Satan, dans le récit de ses révoltes et de ses combats ! Quel charme idéal dans l’amour d’Adam et d’Ève, et quelle fin mélancolique !
Après leur arrêt de bannissement, lorsque l’archange Michel les eut conduits hors de leur merveilleuse demeure, ils regardèrent en arrière ; ils virent au côté oriental du paradis onduler le glaive flamboyant, et, à la porte, des figures terribles, des armes étincelantes.
Quelques larmes tombèrent de leurs yeux. Bientôt ils les essuyèrent. Le monde était devant eux, le monde, où guidés par la Providence, ils devaient choisir leur lieu de repos. La main dans la main, à pas incertains et lents, ils suivirent leur sentier solitaire à travers l’Éden.
Ainsi s’en allaient les exilés du paradis à la recherche d’un vague et lointain bonheur. Ainsi, depuis les premiers âges de l’univers, s’en va l’humanité dans ses rêves et ses aspirations, et ceux-là ne sont-ils pas les plus heureux qui en leur migration se sentent soutenus, comme l’Adam et l’Ève de Milton, par une cordiale affection et une religieuse pensée ?
Klopstock, qui, par la lecture du Paradis perdu et du Paradis reconquis, conçut l’idée de sa tendre Messiade, s’écriait en parlant de Milton : « C’est un être surnaturel. C’est un prophète. Il doit être honoré comme un Ézéchiel et un Isaïe. »
Dryden écrivait, quelques années après la publication du Paradis perdu, que la nature avait réuni en Milton le génie d’Homère et celui de Virgile. L’éloge est un peu hyperbolique ; mais assurément le Paradis perdu de Milton est l’une des plus mémorables compositions de l’esprit humain. Rien n’égale dans les temps modernes quelques-unes de ses qualités superbes. Le Dante n’a point cette sereine lumière, ni l’Arioste cette grâce virginale, ni le Tasse cette faculté de création ; et rien ne surpasse dans la poésie ancienne la grandeur du premier livre, ni la magnificence du quatrième, ni les suprêmes enseignements du douzième livre de cette œuvre biblique.
Elle n’a pas été traduite seulement dans notre langue, en vers par Delille, en prose par L. Racine, Chateaubriand, M. de Pongerville et plusieurs autres écrivains. Elle a été traduite en grec et en latin et dans toutes les langues vivantes de l’Europe. Un matin, dans l’un des districts septentrionaux de l’Islande, au bord d’un golfe orageux, je visitais une de ces pauvres habitations construites avec des blocs de laves, couvertes avec des mottes de terre, où en été on voit verdir un peu de gazon. Là, dans les sombres nuits de cette région boréale, près d’un petit feu de tourbe, à la lueur d’une lampe vacillante, un humble pasteur de village, Jon Thorlaksson, s’était délecté à lire les idéales descriptions de Milton, et avait traduit tout le Paradis perdu en vers réguliers, dans la vieille langue de l’Edda scandinave.
Le Paradis perdu, l’Énéide, la Nature des choses, ne sont pas seulement les chefs-d’œuvre de trois époques mémorables. Dans leur ordre chronologique, ils nous représentent l’ascension de la pensée humaine, et forment une sorte de trilogie. Par l’échelle merveilleuse de leur poésie, on s’élève du matérialisme au polythéisme et du polythéisme là la divinité de la foi chrétienne.
Ceux qui ne peuvent lire ces épopées dans la langue où elles ont été composées doivent se réjouir de les voir traduites, et ceux qui, pour en avoir fait l’essai, connaissent les difficultés de ces traductions doivent apprécier le travail auquel M. de Pongerville a, pendant de longues années, consacré sa science de linguiste et son talent d’écrivain.
En 1830, il fut élu membre de l’Académie française ; M. de Jouy, qui le recevait, lui dit en parlant de Lucrèce :
« Remarquable par la pureté, l’élégance et l’harmonie du style dont tout le monde est juge, votre traduction l’est encore par cette fidélité qui n’a de véritables appréciateurs qu’un certain nombre d’érudits assez profondément versés dans la langue de Lucrèce pour vous tenir compte des extrêmes difficultés que vous avez vaincues. »
Cet éloge est juste, et on peut l’appliquer tout entier à la traduction en vers d’un choix intelligent des Métamorphoses d’Ovide que M. de Pongerville publia sous le titre d’Amours mythologiques.
Dans ce recueil, comme dans la version de Lucrèce, le vers est habilement fait, souvent vigoureux, toujours correct et ne s’écartant point des lois de l’ancienne prosodie : l’alexandrin coupé en deux hémistiches, la césure régulière, aucun enjambement.
« Il faut toujours, disait Voltaire, se réserver le droit de rire le lendemain de ses idées de la veille. » Plus ferme dans ses principes, M. de Pongerville ne pouvait rire des idées littéraires qu’il avait appris à respecter dès sa jeunesse. Inoffensif et placide comme il l’était, on ne le vit point guerroyer contre les romantiques ; mais il ne se rallia pas à leur manifeste, et jusqu’à la fin de sa vie il resta fidèle à la forme classique.
Dans cette forme, comme Esménard, Chênedollé, Campenon, Delille et plusieurs autres de ses contemporains, il voulait écrire son poëme. N’ayant point voyagé, il ne pouvait, comme un de ses prédécesseurs à l’Académie, décrire en strophes harmonieuses un magnifique périple ( ). Il voulait faire dans sa retraite habituelle un poëme philosophique : l’Homme ! Ce titre seul implique tout un monde d’idées. M. de Pongerville a commencé cette œuvre et en a publié quelques fragments, où apparaît une pensée philosophique trop indéterminée pour qu’il nous soit possible de la caractériser. Il n’a point achevé son entreprise ; peut-être a-t-il été effrayé de l’étendue qu’il devait lui donner, ou, en relisant la cosmogonie de Lucrèce, l’Essai sur l’Homme de Pope, les pages éparses de l’Hermès d’André Chénier, peut-être s’est-il dit comme d’Ablancourt : « Mieux vaut traduire de bons ouvrages que d’en faire de nouveaux qui souvent ne sont pas neufs. » Et, au lieu de composer ce poëme, il a revu sévèrement ses traductions.
Pétrarque, parlant un jour à cœur ouvert de ses sonnets, en citait un vers qu’il avait refait trente-quatre fois.
Goldsmith, le doux poëte, notait comme une bonne journée celle où il composait une strophe. Je ne sais si M. de Pongerville a écrit les siennes avec tant de peine et les a tant de fois raturées, mais certainement tout ce qu’il a fait a été en conscience élaboré. Il était de cette bonne école qui suivait à la lettre le conseil du maître : « Hâtez-vous lentement. »
Assez riche d’ailleurs pour n’être point obligé de compter par un plus prompt travail sur un plus prompt salaire, il n’écrivait point invitâ Minervâ. Il attendait l’heure propice.
C’est ainsi qu’il a composé des épîtres et des dialogues pour exprimer une pensée affectueuse ou un sentiment de patriotisme, des notices biographiques où se révèle à chaque page sa bienveillante nature, et un écrit historique dont il a publié la majeure partie dans un recueil périodique, le récit de l’invasion des Anglais en France au XIVe siècle.
De ce lamentable événement il avait eu, dès sa jeunesse, par les souvenirs traditionnels de sa province, une vive impression. Un peu au-dessous d’Abbeville, sa cité natale, est le gué de Blanque-Taque, qu’un traître infâme révéla aux ennemis et par où ils traversèrent la Somme. À quelques lieues plus loin, est le champ funèbre de Crécy.
En relatant ces sombres pages de nos annales, M. de Pongerville n’a point voulu, comme M. James et quelques autres écrivains anglais, composer une œuvre d’érudition, et il n’a pas eu non plus la prétention de nous faire oublier la chronique de Froissard, ce charmant conteur qui, en travellant, comme il dit, de par le monde, a vu tant de princes et appris tant de choses ; mais sa narration est très-correcte et animée par un vif sentiment de nationalité.
À cinq siècles de distance, son cœur se révolte au souvenir de la bataille de Crécy, de la catastrophe de Poitiers, de la spoliation de la France par le traité de Brétigny, et la nouvelle invasion qui nous menaçait, il ne la prévoyait pas dans le paisible arrangement de sa vie.
Ses parents, ayant quitté pour le rejoindre leur province de Picardie, demeuraient avec lui l’hiver à Paris, l’été dans une propriété qu’il avait achetée à Nanterre. C’est là que j’allais le visiter, il y a longtemps, ne songeant guère alors que j’aurais l’honneur de parler de lui dans cette assemblée.
D’ici je vois encore sa blanche maison au fond du vert enclos et les bonnes figures réunies dans cette demeure hospitalière, le banc où l’on allait s’asseoir, après dîner, sous un berceau de feuillage, et le jardin où l’on se promenait à l’ombre des vieux ormes. Le possesseur de ce tranquille domaine pouvait dire comme Horace : « Ce petit coin de terre me sourit plus que le reste du monde. » Il avait, en outre, une joie que l’épicurien de Tibur n’a pas connue, une des plus grandes bénédictions que l’homme puisse obtenir en ce monde : le bonheur de voir à son foyer doucement grandir ses enfants et de garder en même temps près de soi, jusqu’à un très-grand âge, son père et sa mère.
Plus tard il eut encore la joie de voir un de ses fils se distinguer dans l’armée, et son autre fils et son gendre se signaler aussi dans leur carrière administrative.

Pour eux, il ne pouvait manquer de ressentir quelque ambition. Pour lui-même il n’en avait aucune, il ne désirait ni une place lucrative ni un titre officiel.
Mais, en 1847, tout à coup il s’engagea dans la filière administrative, je ne sais pourquoi, sinon pour donner une nouvelle occupation à son activité, car il resta, jusque dans sa vieillesse, alerte et actif, et il avait soixante-cinq ans lorsqu’une ordonnance royale lui conféra l’emploi de conservateur à la bibliothèque Sainte-Geneviève. Quelques années après il entra, avec le même titre, à la bibliothèque de la rue de Richelieu. Puis il fut nommé membre du conseil général de la Seine. Ceux qui l’ont vu dans ces divers emplois se souviennent de l’amabilité de son caractère. Le fonctionnaire était d’une politesse extrême. Et je ne sache pas que le poëte ait jamais fait une épigramme ; au moins je n’en ai pas trouvé une dans la collection de ses œuvres.
Au commencement de l’année 1870, il tomba malade et bientôt s’éteignit.
Il avait demandé à être enseveli près de ses parents, dans le cimetière de Nanterre. Les habitants de ce village lui étaient fort attachés. Tous se rendirent spontanément à ses obsèques, et les principaux d’entre eux se disputaient l’honneur de porter son cercueil.
Ainsi finit une longue vie de quatre-vingt-huit ans, la vie d’un honnête homme, distingué par son talent, ennobli par son travail, heureux par ses affections.
Aux jours de son enfance, dans la retraite où son père l’emmenait, sur les bords de la Manche, en voyant les orages de la mer et en écoutant le retentissement bien plus terrible des orages révolutionnaires, il a pu prononcer le suave mari magno de Lucrèce. Il a traversé, non point sans émotion, mais sans ambitieux combats, les révolutions de 1830, de 1848, de 1851, et il n’a pas eu la douleur de voir l’abîme où nous a jetés notre dernier tremblement de terre.
Si lamentables pourtant que soient nos calamités, nous ne devons pas dire dans un morne désespoir : Heureux ceux qui sont morts ! mais heureux ceux qui vivent encore pour s’entraider dans leurs souffrances, pour donner les salutaires exemples du courage civique, pour contribuer, selon leur force, à réparer les désastres de la patrie, pour conserver l’espoir de l’avenir, en tournant les regards vers ces deux rameaux du vieux chêne gaulois, vers ces deux grandes provinces de la France monarchique : Alsace et Lorraine, ces deux sœurs tant aimées !
Au temps de la Terreur, un féroce conventionnel disait à un paysan vendéen : « Je détruirai vos clochers, pour que vous ne voyiez plus rien qui vous rappelle vos vieilles superstitions.
— Eh ! lui répliqua le brave homme, vous ne pourrez pas nous enlever nos étoiles, et on les voit de plus loin. »
La guerre étrangère et la guerre civile la plus cruelle n’ont pas ménagé nos clochers, et jamais, jamais nous n’oublierons le deuil qu’elles ont mis à nos foyers. Cependant elles n’ont pu nous enlever l’image des siècles où sont nos gloires, l’amour du sol où sont nos tombes, ni nos étoiles, rayons de Dieu.
Au fond du Nord, il est un phénomène qu’on ne peut voir sans admiration, bien qu’il se renouvelle régulièrement chaque année. C’est en été, quand vient l’heure de la nuit. Le soleil s’incline graduellement, lentement, à l’horizon. L’ombre ne s’étend pas encore sur la terre. Seulement, à la surface du ciel, il y a comme une gaze blanche qui en atténue légèrement la clarté, et dans les bois, dans les champs, sur les eaux, il se fait un grand silence. La nature s’assoupit. Puis soudain voilà que l’orient s’empourpre, que les rayons lumineux reparaissent et le mouvement renaît. C’est le réveil, c’est l’aube, c’est le jour qui recommence, touchant au jour qui vient de finir.
En me rappelant ce spectacle que j’ai tant de fois contemplé en Suède et en Norvège, je pense que les peuples ont, dans leur été, des phases où leur force vitale paraît s’engourdir, où le soleil de leur gloire semble s’éloigner ! Mais patience ! on le reverra dans toute sa splendeur, cet éclatant, cet immortel soleil que nul océan ne peut éteindre, que nulle nuit ne peut voiler !

Notes :

M. Mignet.

M. Martha, le Poëme de Lucrèce, 1869.

M. Patin.

M. E. de Guerle, sa Vie et ses Œuvres, 1868.

M. P. Lebrun, le Voyage de Grèce.