Discours de réception de Pierre-Simon Ballanche

Le 28 avril 1842

Pierre-Simon BALLANCHE

M. BALLANCHE, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. DUVAL-PINEU, y est venu prendre séance le jeudi 28 avril 1842, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

J’ai longtemps ambitionné l’honneur d’appartenir un jour à cette illustre compagnie. C’était un des beaux rêves de ma jeunesse souffrante et ignorée. Mais il y avait en moi un tel attrait pour de solitaires méditations, que je redoutais tout ce qui pouvait altérer le calme de la vie intérieure, tout ce qui pouvait compromettre, même par les plus flatteuses espérances, la paix de l’âme, la sérénité, le désintéressement de l’étude.

Lorsque, dans ces temps déjà si éloignés, il m’arrivait de faire quelques pas timides hors de ma retraite, c’était toujours avec quelque trouble que je voyais s’approcher de moi la redoutable lumière de la publicité. Je ne me sentais pas né pour une existence trop extérieurement littéraire. Et la littérature toute seule, c’est-à-dire, la littérature qui est son propre but à elle-même, il faut bien que je l’avoue, ne me parut jamais devoir être qu’un délassement. Nos facultés réelles, vous le savez bien, Messieurs, s’élèvent dans une région plus haute.

Oui, Messieurs, il est des choses plus grandes, incomparablement plus grandes que la littérature, des choses qui ne passent point lorsqu’elle menace de s’éteindre dans l’impuissance. Ces grandes choses sont, si une telle expression peut m’être permise, la contexture même de l’esprit humain, et se nomment, dans l’éternel langage de l’humanité, la poésie, la philosophie, la religion.

Les austères sentiments que, dans des temps comme le nôtre, elles doivent faire naître et féconder, je les puiserais parmi vous, Messieurs, s’ils n’étaient pas déjà dans mes convictions intimes ; mais il vient un moment où il faut que toute parole cesse de rester au désert.

Voilà pourquoi, Messieurs, j’ai pensé que vos suffrages, si j’étais assez heureux pour les obtenir, avaient le pouvoir et le droit de donner une sanction à mes efforts solitaires, d’attribuer une valeur définitive à des études consciencieuses et persévérantes, mais isolées, que bientôt il ne pourra plus m’appartenir de continuer, car les instants de l’homme sont comptés sur la terre ; heureux encore lorsqu’il lui est accordé un dernier abri pour s’endormir en paix de ce sommeil mystérieux par lequel nous devons tous passer avant d’arriver à notre double avenir : l’avenir de notre nom dans ce monde, où l’homme laisse l’empreinte de sa pensée, l’avenir de notre âme au sein des contemplations éternelles ! Je me suis donc présenté devant vous, Messieurs, afin de ne pas achever ma carrière dans les solitudes que je m’étais faites, afin de placer mes derniers jours sous le reflet de toutes les gloires qui brillent dans votre sein. Je sais que c’est ici le lieu d’une postérité, en quelque sorte, toujours contemporaine et toujours vivante.

À présent je puis m’offrir à cette France si ardemment aimée par nous tous, à ces générations nouvelles qui se pressent autour de nous, pour nous interroger sur leurs espérances, sur leurs devoirs. Je puis leur parler désormais avec l’assurance que vous m’aurez inspirée, puisque l’honneur dont vous avez daigné me revêtir me fait participer à votre illustration. Grâce à vous, Messieurs, je sors de cette obscurité qui ne fut pas sans charme pour moi ; et, sans doute aussi, vous avez trouvé qu’elle ne fut pas tout à fait oisive.

Le devoir qui m’est imposé par vos usages, et qui est fondé sur un juste sentiment des convenances les plus élevées, me prescrit, lorsque pour la première fois je viens prendre la parole parmi vous, de vous entretenir d’une perte récente qui excite tous vos regrets. Je ne pourrai pas entrer dans de grands développements sur des travaux qui me furent trop complètement étrangers pour qu’il me soit donné d’en faire une suffisante appréciation. Cependant, je n’ai point la crainte d’être infidèle au dépôt que vous m’avez confié, celui d’une mémoire qui vous est chère. Tous les honneurs sont dus à M. Alexandre Duval : il fut trente ans enveloppé dans cette glorieuse solidarité qui commence aujourd’hui pour son successeur.

La vie de M. Duval fut très-agitée, dès le moment où il entra dans le monde ; c’était, au reste, l’époque des plus exubérantes agitations dans les esprits. Le grand tocsin de 89, qui devait être sitôt un glas funèbre, n’avait point encore ébranlé tous les échos de notre ancienne France, n’avait point encore éveillé en sursaut les peuples bercés dans leurs mollesses, ou endormis dans ces complaisantes utopies dont la réalisation sera trop souvent si amère et si douloureuse. Le XVIIIe siècle savait bien qu’il n’avait pas accompli toute sa tâche, mais il ignorait ce qu’il y avait de sang et de larmes au fond de sa coupe terrible ; il se reposait en silence sur la tombe de Rousseau et de Voltaire, dont il attendait impatiemment l’apothéose. Et cette apothéose sera le signal d’une immense rénovation, accomplie au milieu d’immenses funérailles. L’Amérique poussait le premier cri de liberté. Ce cri avait été entendu par quelques Français enthousiastes qui se précipitaient au-devant de destinées nouvelles, inconnues. M. Duval, presque encore enfant, ne put résister à l’enivrement général. Il s’échappa du toit paternel pour se mêler à l’expédition projetée, sans s’inquiéter de ce qu’il pouvait y faire. D’unanimes acclamations accompagnaient partout les premiers soldats de la liberté. Ils allaient au delà des mers, comme à une fête lointaine, cueillir ces lauriers si purs que devait bénir un roi honnête homme et éclairé, que devait bénir à son tour un héros pacifique, que devait bénir enfin un peuple affranchi par la puissance de sa volonté, par les vives sympathies de la France. La France aime toujours à envoyer ses fils chercher les dangers, et les occasions de dévouement.

Gardons-nous de l’oublier jamais, Messieurs, le premier acte du peuple américain fut une invocation à la divine Providence. Je ne scrute pas plus avant, je n’interroge point les faits qui ont suivi ; il me suffit de savoir que la cause était juste et sainte, que la jeune Amérique, la future société des États-Unis se mit d’abord sous la protection du Dieu des chrétiens, du Dieu qui a fait l’homme libre. Aussitôt que ses fers furent brisés, elle se hâta de les consacrer à ce Dieu rédempteur des âmes et libérateur des peuples.

La guerre d’Amérique, où les armées étaient si petites et le but si grand, devait durer peu. M. Duval y était accouru ; il avait senti de bonne heure le besoin de la lutte héroïque qui est la condition de l’homme, lorsqu’il ne veut pas que sa vie périsse tout entière. Trop jeune pour être soldat, il se fit matelot. Il servit dans la marine, en qualité de volontaire d’honneur.

Ainsi commença la vie aventureuse de M. Duval.

À la paix, il entra dans le corps du génie des ponts et chaussées. Il fut, quelque temps, secrétaire de la députation des états de Bretagne. Les troubles de cette province, en 1788, durent amener le rappel des députés. Ces troubles étaient les précurseurs de la tempête qui allait gronder sur tous les points de notre horizon. Dans l’intervalle des rapides carrières successivement prises et abandonnées par M. Duval, il avait fait des études d’architecture. Il obtint alors une place dans les bâtiments des domaines du roi. Certainement il s’y fût distingué, s’il n’avait pas été dominé par le goût passionné du théâtre. Il ne fut jamais un esprit spéculatif ; il voulait agir. Nous arrivions aux temps les plus néfastes de la révolution. M. Duval avait accueilli sans trouble, avec enthousiasme, toutes les espérances généreuses des premiers jours. Il croyait, et il ne fut pas le seul, que la régénération allait se produire sans les inexprimables sacrifices qui devaient être le prix du progrès. Il sera détrompé sans cesser de croire à des jours meilleurs, sans maudire la liberté ; il affrontera tous les périls pour adoucir les malheurs dont il sera entouré ; il ne pourra être que dévoué, mais son dévouement sera sans bornes.

Il vole aux frontières menacées avec le même sentiment qui, quelques années auparavant, l’envoyait en Amérique, et avec un sentiment de plus, celui d’un ardent patriotisme.

Lorsqu’il crut nos frontières dégagées, il rentra en France ce fut alors que commença pour lui la carrière orageuse d’auteur dramatique. L’entente de la scène, les situations, le but général d’une action à développer, sans doute ne sont pas tout le secret de l’art, mais il faut convenir qu’ils en sont une condition importante. M. Duval y excella, et ce fut ce qui lui mérita les nombreux suffrages du public. S’il n’eut point les préoccupations de l’esthétique, il a souvent instruit nos esprits, ému nos âmes, offert d’heureuses et d’innocentes distractions au milieu de ce travail austère, et quelquefois si douloureux, de la régénération d’un grand peuple.

Il me suffira, Messieurs, d’en appeler à des souvenirs qui ne peuvent être effacés.

Mais, avant d’aller plus loin, n’y aurait-il pas quelque utilité à s’arrêter un instant sur les vicissitudes de la comédie française, depuis Molière jusqu’à M. Duval ? Il me semble que l’on pourrait y distinguer deux époques bien différentes. Le comique profond, les types universels, l’idéal, l’art : Molière est là le premier, le roi puissant, qui s’empare de l’homme tout entier. Dancourt, Dufresny, Regnard, le Sage, Piron, Gresset, se partagent inégalement l’héritage du génie incomparable, et sont loin de lui. Il reste à part dans sa propre gloire, dans sa gloire solitaire. La seconde époque, c’est le règne du sentimentalisme, de la bourgeoisie voulant connaître sa part dans la destinée générale, sa vie et son action dans les mœurs nouvelles : nous rencontrons Destouches, la Chaussée, Lanoue et même Marivaux. Plus tard Collin d’Harleville se rattachera à cette époque qui voudrait se substituer à l’ancienne comédie, la comédie des traditions poétiques conçues dans leur plus haute, dans leur plus immuable expression. Cette époque transitoire doit nous conduire aux jours si brillants de l’opéra-comique, sorte de compromis entre des genres différents, qui jouira d’une grande popularité. Les temps se pressent. Voici venir Beaumarchais avec toute sa verve que je puis, à bon droit, nommer révolutionnaire. C’est la comédie devenue pamphlet, précurseur d’un pouvoir nouveau qui aura toutes les prétentions d’un pouvoir sans contrôle, qui croira posséder en lui-même la faculté d’être son propre modérateur. Ce pouvoir nouveau, c’est la presse, incessante, sans repos, sans sommeil, appelée peut-être à détrôner la comédie. Dès la fin du XVIIIe siècle (et cette remarque ne m’appartient pas), la littérature s’était avancée, comme une marée montante, sur le terrain d’où se retiraient en même temps toutes les influences séculaires.

Telle fut la raison, Messieurs, de cette facilité d’attaque contre des institutions anciennes tombant en désuétude, et non remplacées. Toutes les majestés succombèrent à la fois ; mais toutes ne sauraient périr : la société se transforme et ne meurt point.

Ce coup d’œil rapide suffit, il me semble, pour faire comprendre de quelles traditions et de quelles nouveautés a naturellement hérité M. Alexandre Duval. Dans la suite nombreuse des pièces qu’il a composées avec un talent si facile et si varié, on reconnaît les traces plus ou moins marquées des divers genres qui se sont succédé sur le théâtre, y compris l’opéra-comique. Toutefois, il n’est jamais arrivé à cette limite extrême franchie par Beaumarchais. Depuis ce frondeur d’un temps qui touchait de si près à sa fin, nul auteur ne l’aurait osé, parce que nul pouvoir et peut-être même nul public ne l’aurait pu supporter. Une seule tentative a été faite, mais en dehors de notre histoire et des mœurs contemporaines; c’est celle de Pinto par M. Lemercier, qui, vous le savez, Messieurs, fut à la fois si classique dans la théorie, si novateur dans la pratique de l’art.

Je ne ferai point la poétique du drame, à l’occasion des pièces de M. Duval ; je crois avoir assez établi, pour ceux qui ont conservé la mémoire de ses succès légitimes, dans quelle sphère s’est passée l’action qu’il a exercée. Sans doute les temps, les mœurs, les opinions, tout est changé; le public de M. Duval n’existe presque plus ; les acteurs dont il disposait au théâtre ont disparu entièrement. Il ne restera bientôt que le talent de l’auteur, le souvenir de sa renommée qui fut grande, la gloire de vous avoir appartenu, et qui protégera toujours sa mémoire.

Immédiatement après les temps de sanglante démence qu’on a nommés la Terreur, M. Duval débuta par la peinture des quelques travers dont paraissait menacée une société qui venait de subir de telles calamités. Il composa avec Picard la Vraie bravoure et les Suspects. L’une de ces pièces était dirigée contre le duel : ce fut une bonne action ; la seconde était une expression de mépris pour des hommes qui étaient encore couverts de l’inviolabilité de leurs excès. En 1796, des symptômes malheureux mêlés au sentiment du besoin de l’ordre qui semblait renaître, faisaient craindre aux âmes honnêtes le retour des mœurs qui avaient amené la décadence de la monarchie, et inspirèrent à M. Duval la Jeunesse de Richelieu. Dans un autre temps, il aurait bien senti qu’il y avait là un caractère fort original à saisir, celui du Français qui peut céder à la corruption d’une vie molle et oisive, mais qui ne cesse jamais d’être sensible à l’honneur, que l’occasion retrouve toujours brave jusqu’à la témérité. M. Duval ne fut séduit que par le but moral. Aussi l’auteur donna-t-il à son drame intéressant un second titre : le Lovelace français. Plus tard, la Jeunesse de Henri V fut écrite dans des intentions semblables, mais plus élevées. Le public ne vit que des tableaux charmants, n’admira que l’ensemble de la mise en scène, la perfection du jeu des acteurs ; et, dans l’intention de M. Duval, la leçon s’adressait à ceux qui sont destinés au gouvernement des peuples.

Les Héritiers avides reçurent deux fois de rudes châtiments ; nous touchions d’assez près à ces jours d’anarchie qui avaient dû amener quelque confusion dans les fortunes. Des opéras-comiques obtinrent une grande popularité ; on se souvient encore de plusieurs romances du Prisonnier, de Maison à vendre, qui furent chantées partout. Talma joua dans Shakspeare amoureux : cette adoption de notre grand tragédien affirmerait seule le mérite de la pièce, qui, en effet, repose sur une idée très-heureuse, et qui devait produire une vive sensation. La Manie d’être quelque chose et la Manie des grandeurs signalent ces ambitions vulgaires qui donnent lieu à tant de ridicules, qui font naître tant de mécomptes, tant de douloureux malaises, et même tant de catastrophes privées, trop nombreuses pour ne pas finir par être en quelque sorte des calamités générales. Édouard en Écosse fut un noble enseignement du respect toujours dû au malheur, du dévouement sans bornes que commande l’hospitalité dans les temps de péril. M. Duval se souvenait de cette multitude de Français qui avaient erré sans asile sur le sol de la patrie. Dans la pièce, Édouard, inconnu de ceux qui l’entourent, est soumis à une terrible épreuve. On lui propose de boire à la mort du Prétendant. Il répond : « Je ne bois à la mort de personne » ; et en même temps il brise son verre. L’effet prodigieux qui fut ressenti par le public déplut à la police ; elle crut y voir une allusion. Édouard en Écosse ne pouvait plus se jouer. M. Duval, par crainte de la persécution se condamna lui-même à l’exil et se rendit à Saint-Pétersbourg. Il y fut comblé d’honneurs et de présents. Mais tout l’empressement que lui attirait sa renommée, toutes les fêtes dont il devint l’objet, ne pouvaient le dédommager de l’absence de la patrie.

À son retour en France, pour jouir du repos qu’il s’était fait, il se retira dans une charmante maison de campagne, créée par lui-même. Il ne pourra pas longtemps conserver la retraite qu’il avait embellie avec goût. Vous savez Messieurs, que M. Duval fut architecte. Il fut obligé de retourner à la carrière dramatique pleine pour lui de tant de piéges. Il crut pouvoir conjurer les orages qu’il prévoyait. Il fit une pièce de circonstance ; mais l’incorrigible Breton était inhabile au métier de complaisant : l’opposition allait trop bien à son allure. Aussi dans toutes les préfaces de ses pièces, il se plaint avec une amertume toujours nouvelle des rigueurs, et, faut-il le dire ? des caprices et même des puérilités de la censure. Guillaume le Conquérant fut joué pour solliciter l’esprit public en faveur de la descente en Angleterre. Puis-je m’interrompre un instant pour consigner ici une circonstance qui fut d’une haute importance historique ? À cette époque, Fulton se rendit au camp de Boulogne pour offrir à Napoléon la navigation à la vapeur, inconnue alors. On ne peut s’empêcher de se demander ce que fût devenu le monde, si un tel instrument eût été mis, en ce moment, aux mains de celui qui commandait encore aux destinées. Mais peut-être que déjà commençait, pour lui, la carrière des revers. Ces souvenirs et les considérations auxquelles ils pourraient donner lieu ne sont point de mon sujet ; il ne m’appartient point, à l’occasion d’un drame de M. Duval de vouloir pénétrer les conseils de la Providence. Le succès de Guillaume le Conquérant fut incontestable et la chanson de Roland qui fait partie de la pièce, jouit d’une vogue étonnante. Je ne sais s’il y avait, dans les sentiments qui furent manifestés, quelque chose qui alarmât sur l’opinion du temps ; il paraît que le succès même du drame ne servit qu’à rappeler Édouard en Écosse à une autorité peu accoutumée à la contradiction. M. Duval se crut encore obligé de chercher sa sûreté dans l’étranger ; il y recueillit de nouvelles marques d’intérêt.

Au reste, M. Duval lui-même avait pris ombrage de Napoléon dès ses premiers pas vers l’accomplissement de ses grandes destinées. Il avait eu occasion de le connaître dans le temps où, après avoir contribué à arracher Toulon aux Anglais et s’être rendu suspect aux thermidoriens, Bonaparte venait de vaincre les sections de Paris. Il allait bientôt commander cette merveilleuse armée d’Italie, qui, par des prodiges de valeur, secondant les belles combinaisons de son génie, devait lui acquérir une gloire en quelque sorte idéale. M. Duval ne s’explique point sur l’origine de cette antipathie si ancienne, et que nul triomphe n’a pu désarmer. L’honneur, la probité, l’indépendance des sentiments, l’inflexibilité du caractère, sont la nature même du Breton. À présent, néanmoins, on est étonné, en revenant sur les ouvrages de M. Duval, d’apprendre à quel point ils avaient pu éveiller les susceptibilités de la puissance qui a tenu le monde dans ses mains. Plusieurs fois il est arrivé que telle pièce, suspendue sur nos théâtres continuait de se jouer dans la partie de l’Europe qui n’était encore que menacée par la domination universelle.

Mais je m’aperçois, Messieurs, que j’ai été très-incomplet. Je n’ai cité ni le Tyran domestique, ni la Fille d’honneur, ni le Faux bonhomme, ni la Princesse des Ursins, ni le Complot de famille, ni tant d’autres drames qui tiennent une si grande place dans le théâtre de M. Duval. C’est que j’ai seulement rappelé les pièces qui se lient le plus aux événements de la vie même de l’auteur, qui portent le plus l’empreinte des circonstances. J’ai dû me confier à votre mémoire pour les autres, qui donneraient lieu à des questions d’art, de mœurs, de convenances dramatiques ; questions élevées que je devais me borner à indiquer en passant, parce qu’il ne m’était pas loisible de les traiter avec quelque étendue. Struensée et l’Orateur anglais furent un pas vers la comédie politique ; M. Duval a fait une seule excursion hors du domaine qu’il avait choisi selon l’entraînement de ses goûts. Il voulut peindre cette reine qui apporta chez nous le poids de son abdication, et qui vint accomplir une si triste tragédie à Fontainebleau. Il fit deux mélodrames, l’un dans le sens sérieux, l’autre avec une intention de parodie. Mais ces efforts eux-mêmes étaient une protestation contre un genre qui lui était profondément antipathique.

M. Duval eut un grand nombre d’amis, qui lui sont toujours restés fidèles dans ses fortunes les plus diverses. Sa chère Bretagne était le constant objet de ses affections et de ses souvenirs. Il était, comme on l’a déjà dit, le patron né de tous les jeunes Bretons qui venaient à Paris. Il a été l’objet des soins les plus tendres, les plus dévoués, les plus persévérants d’une famille qui est restée unie dans les mêmes affections tant qu’il a vécu, et qui maintenant reste unie dans le même culte d’une mémoire vénérée. Il s’était donné une digne compagne, et nul ne fut plus heureux dans le choix de ses gendres, qui tous les deux se sont trouvés des hommes très-distingués. Peu d’instants avant la longue et douloureuse maladie qui a terminé ses jours, il a pu donner pour époux à sa petite-fille un jeune savant qui, à un âge où d’autres commencent leur carrière, semblait l’avoir déjà parcourue en entier, et qui s’est, de suite, montré digne de succéder aux plus hautes renommées de la science. Il eut un frère, M. Amaury Duval, qui fit partie de l’Institut à l’époque même de la formation de ce corps illustre, et dont le fils, à son tour, s’avance vers une autre sorte de célébrité.

Je n’ai point eu à vous entretenir, Messieurs, de toutes les vicissitudes de l’existence de M. Duval. Il les a consignées dans les notices qui précèdent chacune de ses pièces, en même temps que les fruits de sa longue expérience sur l’art auquel il s’était dévoué. Il me reste une seule remarque à faire, c’est que tout ce qu’il a été, il l’a été par lui-même : car, je vous l’ai dit, Messieurs, il s’était jeté trop tôt dans la vie active pour que des études littéraires l’eussent préparé à conquérir le rang qu’il a obtenu par ses efforts libres et spontanés. Il ne se plaint jamais que de deux obstacles, la censure et l’invasion du romantisme.

M. Duval, vous le savez, Messieurs, fut en effet très-vif dans la querelle entre les classiques et les romantiques. J’oserai dire ici qu’il ne savait pas, et que le temps où s’agitait la question avec le plus de violence ignorait également le problème qu’il s’agissait de résoudre. Et ces problèmes qui embrassent l’homme tout entier, qui sont la vie même des sociétés, la première et la dernière raison des institutions et des mœurs, de tels problèmes ne se posent point d’avance, ne se dégagent point a priori, et surtout ne se prêtent ni à des théories trop timides, ni à des spéculations trop aventureuses, ni à de vagues doctrines.

Messieurs, lorsque la société, dont la littérature doit être l’expression vient à manquer de loisirs ; lorsqu’elle veut, quoique en vain, se séparer de ses propres traditions, la littérature hésite dans ses voies, cherche avec anxiété des inspirations qu’elle ne trouve plus. Le moment de crise où l’art sent le besoin d’opérer en lui-même une transformation, ce moment offre aux esprits de cruelles incertitudes. Il s’agit alors de savoir si l’on marche vers une rénovation ou vers une décadence ; il s’agit, en un mot, pour nous, de s’enquérir des facultés éminentes et caractéristiques de la langue française elle-même, c’est-à-dire, du génie intime de la nation qui la parle, qui la propage, ou l’impose aux autres nations, selon qu’elle sert ou trahit la mission providentielle qui lui a été départie dans les destinées générales de l’humanité.

Et qui oserait aujourd’hui pénétrer de tels secrets ?

Nous touchons, Messieurs, au milieu de ce XIXe siècle qui remonte par la pensée aux dernières années du siècle précédent, et le même problème reste encore enveloppé de terribles mystères.

Il est certain, Messieurs, qu’un monde nouveau s’ouvre à nos pressentiments pleins à la fois d’espérances qui peuvent faillir, et de terreurs dont la Providence, j’aime à le croire, daignera nous épargner les trop grandes amertumes. Ne nous perdons point dans des conjectures qui peuvent nous tromper, car les prophètes sont rares. Ne nous attachons qu’à un seul signe, un signe irrécusable. N’êtes-vous pas frappés, Messieurs, de ce prodige, le temps et l’espace disparaissant sous les pas de l’homme, et l’homme accomplissant l’œuvre d’explorer la terre, son domaine, avec une rapidité que jusqu’à présent il avait été loin de soupçonner ? Cette seule conquête sur le temps et l’espace ne semble-t-elle pas annoncer que l’homme vient d’acquérir un pouvoir plus grand sur la nature que l’espèce humaine gravite vers l’unité qui fut son point de départ ?

Toutefois, Messieurs, en livrant ainsi notre globe à la puissance de nos travaux, la Providence n’a pas voulu l’abandonner aux témérités de nos désirs. Il est des lois physiques qui gouvernent invariablement les corps ; il est des lois morales qui gouvernent invariablement les esprits. Et ces lois morales n’existent qu’à la condition de la liberté humaine ; car l’intelligence, par sa nature même, telle que l’a faite le Créateur, est une puissance libre.

Je m’arrête ici devant les développements de tout un ordre de pensées qui me conduiraient bientôt hors des limites d’un discours.

Je voudrais, avant de finir, payer un juste tribut d’admiration et de reconnaissance à tant de nobles esprits, à tant de talents distingués, à tant de rares intelligences qui font la gloire et l’honneur de l’époque actuelle. Mais je succomberais à cette tâche, qui serait d’un si grand charme pour moi.

Il m’en coûte surtout beaucoup, Messieurs, de ne pouvoir rendre ici un public hommage à celui dont la voix puissante vint, au milieu de nos orages et de nos ruines, imprimer au XIXe siècle ce caractère de religion et de liberté qu’il doit conserver à jamais. M. de Chateaubriand qui m’encourage de sa présence, et dont la volonté m’arrête, ne me permet pas de prononcer des paroles qui ne seraient, après tout, que l’expression des sentiments unanimes. Et pourtant il faut bien que je le dise pour moi-même, pour honorer, en quelque sorte, le choix proclamé aujourd’hui par l’Académie : depuis plus de quarante ans qu’il est parvenu au sommet de la gloire, M. de Chateaubriand n’a jamais cessé de m’accorder toute son affection ; je suis, à cette heure, le seul de ses anciens amis resté debout à ses côtés, sur cette terre où nous passons si vite. Plus d’une fois même il a consacré, dans ses écrits, des souvenirs qui nous sont communs, des suffrages qui ont été pour moi des titres aux vôtres. Ainsi, ce nom destiné à survivre à tant de noms, ce nom qu’en vain je voulais taire, doit emporter le mien sur ses ailes.

Qu’il me soit permis, Messieurs, de remplir encore un devoir, un devoir doux et sacré envers le digne représentant de cette compagnie, lui qui me tend une main fraternelle pour me faire pénétrer au sein d’une si éblouissante lumière. Qu’il me soit permis de lui dire que je tiens à un très-grand honneur d’être présenté par lui à cette illustre assemblée. Celui qui, depuis tant d’années, a bien voulu encourager de ses approbations mes écrits souvent connus du petit nombre, ne peut douter de ma reconnaissance ; celui qui a ouvert une route nouvelle à l’histoire, et qui l’a rendue si dramatique, ne peut douter de mon admiration. Oui, j’aimerais à caractériser le beau monument qu’il a élevé, avec tant de science et de talent, à notre histoire nationale, si je ne m’étais pas abstenu de signaler toutes les gloires qui sont renfermées dans cette enceinte. Le reste de ma vie sera consacré à les honorer !