Discours de réception de Pierre-Laurent Buirette de Belloy

Le 9 janvier 1772

Pierre-Laurent BUIRETTE de BELLOY

M. de BELLOI ayant été élu par Messieurs de l’Académie Françoise, à la place de S. A. S. Monseigneur le Comte de CLERMONT, y vint prendre séance le Jeudi 9 Janvier 1772, & prononça le Discours qui suit.

 

Messieurs,

Quel prix plus noble pourroit satisfaire l’ambition d’un Homme de Lettres passionné pour le véritable honneur, que de se voir admis dans cette Compagnie célèbre qui préside à la Littérature Françoise, & qui choisissant elle-même les Écrivains qu’elle veut associer à sa gloire, les présente à la Nation de l’aveu même du Monarque ! Tel est le bienfait qu’une excessive indulgence a pu seule m’accorder. J’aime à me le retracer dans toute son étendue, pour bien connoître celle des devoirs qu’il m’impose : & quand on prend plaisir à se faire un tableau fidèle des dettes de son cœur, c’est que l’on sent un désir sincère de pouvoir les acquitter. Souffrez, Messieurs, que mes actions de grâces se partagent entre le Public & vous. Les bontés qu’il m a prodiguées, vous ont paru des titres de faveur qui m’exemptoient de la rigueur ordinaire de vos jugemens. Combien il m’est doux de devoir mon bonheur à cette Nation qui m’est si chère, & de pouvoir lui offrir dans le zèle que je lui ai témoigné, un gage de la reconnoissance que je lui promets !

Une circonstance unique, & qui manquoit à vos fastes, peut faire regarder le moment où vous daignez m’adopter comme un des époques les plus intéressantes pour les Lettres. Obscur citoyen, né loin des Grandeurs & oublié de la Fortune, je remplace parmi vous un Prince du Sang de nos Rois ! Fut-il jamais un exemple plus éclatant de cette précieuse égalité, l’ame de toute Société Littéraire ? C’est ici que des Ministres, des Généraux d’Armée, des Pontifes, des Princes, viennent goûter, dans le sein des Arts, la douce satisfaction d’oublier leurs titres, jouir de la liberté de n’être qu’eux-mêmes, & quelquefois le consoler de leur grandeur. Fatigués des respects & des hommages qui n’appartiennent qu’à leurs noms & à leurs dignités, ils cherchent dans l’assemblée des Sages, dans le Sanctuaire des Muses, la considération personnelle qu’on obtient par les vertus, & cette distinction si flatteuse qui récompense les talens. Mais en s’honorant eux-mêmes, ils annoblissent les Arts : & c’est un échange de gloire, où l’on ne peut guères déterminer de quel côté est l’avantage.

S.A.S. Monseigneur le Comte de Clermont sentit ce besoin réciproque des Hommes d’État & des Gens-de-Lettres : il voulut être le premier Prince du Sang qui fît aux Muses Françoises un honneur digne d’elles, & plus digne encore d’un Bourbon. Il ne fut arrêté, ni par les murmures d’un vain préjugé, ni par les prétendues loix de l’Étiquette, Tyran que les Courtisans ont donné aux Princes & aux Rois. En effet quelle raison auroit pu lui faire dédaigner de se retrouver au milieu des Hommes célèbres qu’il admettoit dans son Palais, & des Grands avec lesquels il vivoit à la Cour, ou servoit dans les Armées ? N’avoit-il pas vu son Roi, le Chef de son auguste Maison, venir se déclarer votre Protecteur, & honorer de sa présence cette Assemblée respectable ? Ne savoit-il pas que le Souverain du plus Vaste Empire du Monde, le Czar Pierre-le-Grand, s’étoit glorifié d’être membre d’une Académie des Sciences formée & gouvernée par un autre Monarque ? On peut donc dire hautement, d’après l’Europe entière, que cette démarche de M. le Comte de Clermont honora tout-à-la-fois & le Prince qui la fit, & le Corps qui en fut l’objet, & le Roi qui la permit.

Dès sa plus tendre jeunesse, M. le Comte de Clermont avoit chéri & favorisé tous les Arts : mais son goût pour eux n’étoit point une passion qui lui fît négliger les devoirs de son rang, & dérober à la Patrie un seul des momens que lui doivent ceux qui font nés pour la défendre. Ce Prince peut être proposé comme un modèle à notre jeune Noblesse, que l’on excite quelquefois à renoncer aux Emplois utiles, pour ne se livrer qu’aux études agréables, à faire son unique occupation de ce qui ne doit être que son delassement. Eh ! quel Gentilhomme peut ignorer que, dans les titres donnés à ses Aïeux par la Patrie, l’engagement de la servir est héréditaire comme les biens & les dignités !

Si le Prince que nous regrettons aima tous les Arts, il n’en cultiva que deux, les Arts des Héros & des Condés, les Armes & les Lettres. Dans la Littérature, il s’attacha particulièrement à la connoissance des principes & des délicatesses de notre Langue, devenue la Langue universelle des Cours de l’Europe. Il crut que ce devoit être la première étude d’un Prince François, puisque c’est la seconde de tous les Princes Étrangers. Aussi étoit-il parvenu à écrire, à parler avec une pureté d’expressions qui prêtoit un nouveau lustre à la noblesse de ses pensées.

Il fit ses premières armes sous les Maréchaux de Barwick & d’Asfeld, au pied des remparts de Philipsbourg. Ce fut là qu’il apprit ce grand Art des Sièges, dans lequel aucune Nation ne nous dispute la supériorité, & dont il déploya bientôt les secrets devant la Citadelle d’Anvers, & sur-tout devant les Châteaux de Namur. Ce redoutable amas& de rochers & de Forts entassés par la nature & l’art, avoit arrêté Louis XIV pendant un mois entier : six jours suffirent à M. le Comte de Clermont pour s’en rendre maître.

Rien ne peut donner une idée plus avantageuse de ses talens militaires, que la pleine confiance avec laquelle le Maréchal de Saxe le chargeoit toujours des opérations les plus importantes. Il sembloit que ce Grand-Homme eût trouvé le génie dont il avoit besoin pour entendre & seconder le sien. Dans les sanglantes journées de Raucoux & de Lawfelt, il choisit M. le Comte de Clermont pour conduire les attaques décisives. L’héritier des Condés s’y comporta en Général & en Grenadier. L’intrépide Maurice trembla plus d’une fois pour les jours du Prince, & n’eut pas un moment d’inquiétude sur la victoire.

N’oublions pas, en rendant justice au talent avec lequel M. le Comte de Clermont saisissoit les grandes vues de son Général., n’oublions pas de rappeler des vertus plus essentielles & plus rares ; sa fidélité scrupuleuse, son zèle ardent & désintéressé dans l’exécution des projets qui lui étoient confiés. Jamais il n’eût entrepris, ni même imaginé, d’augmenter sa gloire personnelle en compromettant celle du Chef de l’Armée, encore moins en hasardant la destinée de l’État. Ah ! Messieurs, lorsque dans la Guerre suivante, M. le Comte de Clermont commanda en chef, s’il eût été servi comme il avoit servi Maurice, que la France pourroit ajouter de lauriers à ceux qu’elle sème sur la tombe de ce généreux Prince !

Offrons-lui d’autres tributs moins brillans, mais plus doux ; ceux que l’Humanité doit à ses bienfaiteurs. Il portoit dans les camps & au milieu des horreurs de la guerre, une bonté compatissante qui faisoit toujours retrouver l’Homme dans le Héros. Il connoissoit l’Amitié, premier plaisir des belles ames : il avoit su l’attirer & la fixer auprès de lui cette fille de l’Égalité, elle que la grandeur & sur-tout le voisinage du Thrône effarouchent & intimident. Que dis-je ? ce n’est point à la Cour de Louis qu’elle peut se croire étrangère : ce Monarque montre aux autres Souverains le véritable secret de faire régner l’Amitié dans leur Cour ; c’est de commencer par la faire habiter dans leur cœur. M. le Comte de Clermont fut l’Ami de son Roi ; & ce titre suffiroit pour son éloge : il eut des Amis parmi vous, & ce titre ne leur est pas moins glorieux. Ils savent combien il chérissoit la douce familiarité qui rapproche les âmes en faisant disparoître les rangs, & dédommage de la dignité par le bonheur. Venez, écrivoit-il à d’anciens officiers de son régiment, l’Amitié vous attend à bras ouverts ; venez voir un bon Gentilhomme dans son château : car il prisoit infiniment ce titre de Gentilhomme, depuis qu’il l’avoit su mériter daris les tranchées de Namur & de Philipsbourg. Cependant, avec ses inférieurs, il se souvenoit souvent qu’il etoit Prince ; mais c’étoit pour sentir que l’Amitié lui imposoit plus de devoirs, parce qu’il avoit plus de moyens & plus d’occasions de la servir.

Parlerai-je de sa libéralité inépuisable envers les Malheureux ? Il ne se bornoit pas à soulager l’extrême indigence, qui, par une longue habitude de souffrir, se contente de peu de secours : il les prodiguoit à ces Citoyens honnêtes qui n’ont pas toujours été pauvres, & dont une aisance passée a multiplié les besoins. Il avoit loué, autour de la retraite qu’il s’étoit choisie, plusieurs maisons considérables, où il recueilloit une multitude de familles infortunées dont son cœur étoit le premier asyle. Sa bienfaisance infatigable faisoit chercher dans les réduits les plus obscurs, ces vénérables victimes de l’Honneur qui préfèrent la mort à la honte de révéler le secret de leur misère. Avec quelle délicatesse il ménageoit leur noble pudeur, leur fière sensibilité ! On voyoit un Prince qui rougissoit d’offrir, & dès-lors on ne rougissoit plus de recevoir.

Ce qui l’étonnoit, Messieurs, c’étoit la facilité, la dépense médiocre avec laquelle il étoit parvenu à faire tant de bien. Il ne concevoit pas qu’il pût y avoir un si grand nombre d’indigens sur la terre, tandis qu’il y a un si grand nombre d’hommes riches & puissans, dont un seul pourroit, avec l’excès de son superflu, soulager des milliers de malheureux. Souvent en leur distribuant le prix d’une frivolité fastueuse qu’on est prêt d’acquérir, on racheteroit la vie de vingt orphelins, on sauveroit l’honneur de plusieurs familles. Si, les Grands savoient combien il leur en coûteroit peu pour se faire adorer, ils auroient honte de n’être que respectés.

Je m’apperçois, Messieurs, qu’en vous entretenant de M. le Comte de Clermont, j’ai passé les bornes que vous vous prescrivez ordinairement dans les éloges de vos Confrères. Mais m’étant consacré aux Héros de la Patrie, je devois plus qu’un autre à la mémoire d’un Bourbon. Je sens même que je trouve un attrait particulier dans la loi que vous vous êtes imposé de payer tous un tribut de reconnoissance à vos Protecteurs augustes, & à votre immortel Fondateur. Ils tiennent un rang si distingué parmi les Grands-Hommes de la France, que la nécessité de leur rendre hommage n’est pour moi qu’une heureuse occasion de rentrer dans le genre National que mon cœur a choisi.

Richelieu, dont l’esprit vaste & fécond embrassoit tous les objets & possédoit tous les talens, fut à la fois le Chef des Conseils, l’Ame des Armées, le Restaurateur des Loix, le Protecteur des Arts, le centre de la puissance & de la gloire de l’État. Il dirigeoit d’un coup-d’œil tous les mouvemens de l’Europe, tandis que ses mains affermissoient le Thrône de son Maître, ou ébranloient les Thrônes des Rois ennemis de la France. Ce fameux Ministre n’a jamais été loué plus dignement que par les deux Hommes de notre âge qu’il auroit pris lui-même pour ses Juges, & à qui l’expérience ou l’étude ont le mieux appris la science du Gouvernement : je veux dire le sublime Héros Législateur de la Russie, & le profond Montesquieu Législateur de tous les Empires. O Grand-Homme, s’écrioit le Czar dans un transport d’admiration, je t’aurois donné la moitié de mes États pour apprendre de toi à gouverner l’autre ! Et Montesquieu, dans le résultat de ses savantes observations, prononce que le Cardinal rétablit les véritables Loix de la Monarchie Françoise, & jeta les fondemens de la grandeur de Louis XIV. Ces deux jugemens fixent pour jamais l’opinion de la Postérité ; & les Gens-de-Lettres ne les ont pas attendus pour reconnoître &chérir dans Richelieu le créateur du bel âge des Sciences & des Arts : c’est lui seul qui en a fait naître l’aurore : c’est à lui que le Genre-Humain doit un troisième siècle de génie & de raison, au milieu de cette immense révolution de siècles d’ignorance & d’erreurs qui composent l’Histoire de l’Univers.

Louis XIV avoit dans le cœur toute la force, toute l’énergie, toute l’élévation que le Cardinal avoit eues dans l’esprit. La Nature lui présenta de toutes parts des Génies sublimes, & lui donna à lui-même une ame supérieure pour les juger, pour les mettre à leur place, & pour les forcer à remplir leurs destinées. Désirant toujours de grandes choses, il les inspiroit aux Grands-Hommes nés pour les produire. A sa voix on vit partir du sein de la France des rayons de lumière qui s’étendirent sur toute l’Europe, & percèrent jusqu’aux bornes du monde. Cette Compagnie étoit le foyer qui sans cesse les reproduisoit, & le Monarque sentit qu’il n’appartenoit qu’à lui de la gouverner. Il fit vanité d’être le successeur du Chancelier de Louis XIII, dans le titre de votre Protecteur ; jugeant ce nom trop beau pour le céder à ses Ministres. J’oublie ses victoires, pour vous occuper de ses disgraces. Quand un Grand-Homme a cessé d’être heureux, c’est l’époque de sa vie où les Sages l’observent pour décider s’il a mérité sa réputation. Contemplons ce Roi dans sa soixante & quinzième année, par-tout abandonné de la Fortune, gémissant de survivre à sa gloire & à sa nombreuse postérité : les Nations conjurées, fières d’avoir appris de lui-même l’art de vaincre, osent lui prescrire arrogamment une paix déshonorante. Écoutons sa réponse : Je vais appeler ma Noblesse, me mettre avec elle au premier rang de mon Armée, & m’ensevelir sous les ruines de mon Royaume : voilà Louis le Grand. Son désespoir épouvanta ses vainqueurs ; & bientôt la journée de Denain & la conquête de Fribourg leur montrèrent ce que peut encore un Roi de France malheureux, qui appelle les cœurs de ses Sujets.

Quand nous parlons d’un Monarque aimé, de quelque preuve d’attachement pour un Souverain, quelle réflexion touchante, quelle douce émotion tourne soudain nos cœurs vers le Maître qui les possède, vers le Roi le plus chéri du peuple qui sait le mieux chérir ses Rois ! C’est encore pour nous une jouissance délicieuse, que le souvenir de ces transports inouïs qui signalèrent notre amour, quand le Ciel rendit aux vœux, aux larmes, aux besoins de la Patrie, le Père qu’elle lui redemandoit. On se rappelle combien ses sentimens étoient mérités, lorsque dans ce lit de douleur, où la faulx de la Mort étoit déja levée sur sa tête, uniquement occupé de notre prospérité & de notre gloire, il dictoit d’une voix mourante le dernier ordre qu’il croyoit donner au Général de son Armée : c’étoit de se souvenir que le Grand Condé avoit gagné la bataille de Rocroi, cinq jours après la mort de Louis XIII. O François ! voilà comme son cœur répondoit aux vôtres.

Jamais cette ame grande & simple a-t-elle formé de vœux, qui n’eussent pour objet notre bonheur & celui de l’Humanité ? Vingt années de paix furent les prémices de son règne. Réduit au malheur de faire des conquêtes, il s’est borné à celles qui pouvoient devenir les fondemens d’une paix plus durable. La restitution des Royaumes de Naples & de Sicile, démembrés de la Monarchie Espagnole par les infortunes de Louis XIV : l’acquisition de la Lorraine, de cet État toujours dangereux que la Nature avoit fait pour être une de nos Provinces, & qui depuis plusieurs siècles restoit isolé au milieu du Royaume, pour l’ouvrir continuellement à ses ennemis : tels sont les seuls fruits que le Roi s’est permis de recueillir de ses premiers triomphes. L’Univers admira son noble désintéressement, lorsque dans les champs de Fontenoi & de Lawfelt, du haut de son char de victoire, il conjura les vaincus d’épargner de nouveaux malheurs au Genre humain. Et cette paix dont nous jouissons aujourd’hui, & que nous avons frémi de voir rompre, quelle main en a renoué les liens chers & sacrés ? A qui l’Europe doit-elle ce nouveau bienfait ? Elle fait que le Roi étoit lui-même en ce moment le Négociateur & le Ministre.

Jetons les yeux sur tant d’établissemens utiles qui caractérisent particulièrement son règne : sur les Écoles de gloire & de vertu, où il fait élever ces enfans précieux qui défendront un jour les nôtres : sur la Noblesse, devenue par d’anciennes Ordonnances de nos Rois le prix de l’opulence oisive, & que Louis XIV lui-même avoit oublié de donner pour récompense à la valeur. Le Roi, par une Loi nouvelle, accordant la noblesse aux services militaires, la fait renaître de sa première source.

Arrêtons nos regards, Messieurs, sur un événement encore récent, & qui seroit plus honorable à la Nation qu’au Souverain, si tout n’étoit commun entr’eux, & si les plus beaux titres d’honneur d’un Roi n’étoient les vertus de ses Sujets. Prouvons à la France, dans le temps même où quelques voix lui crient sans cesse que ses enfans dégénèrent, prouvons-lui que l’Honneur, ce principe, cette essence du caractère national, vit plus que jamais dans les âmes, & sur-tout dans celles de nos généreux Guerriers qui sont les premiers dépositaires de ce feu sacré. Je ne puis me défendre de rendre justice à mon siècle : je ne me suis pas voué uniquement à nos anciens Héros ; & mes contemporains me sont encore plus chers que leurs Ancêtres.

Nos braves Gentilshommes qui viennent du fonds de leurs Provinces, je ne dis pas seulement donner leur vie pour l’État, mais, ce qui est souvent plus cruel, perdre une partie d’eux-mêmes, ou consumer leur santé & leur fortune dans les pénibles travaux de la Guerre, avaient obtenu de Louis XIV la consolation du François, une marque d’honneur, qui les suivant par-tout, annonce les dettes de la Patrie, &suffit à ses bienfaiteurs. Le vieux Soldat, aussi avide de gloire que son Officier, gémissoit de voir ses longs services ignorés, de n’avoir aucun signe remarquable, qui pût les attester à ses Concitoyens, & lui apporter le respect public pour récompense. Un Ministre ennemi du faste, & qui aime la solide gloire, sent le premier ce besoin du Soldat François ; il le confie au Monarque : & dans le moment où tant de Rois voisins conduisent leurs Soldats par la terreur des châtimens, le Roi propose aux siens l’émulation des honneurs. Pour décorer les Soldats vétérans, selon la durée de leurs services, différentes marques de distinction sont envoyées dans tous les Régimens du Royaume : aussitôt l’allégresse, le ravissement, l’enthousiasme, s’emparent de toutes les âmes : d’un bout du Royaume à l’autre, le jour de cette cérémonie militaire devient la Fête de l’Honneur. On voit ces respectables vétérans verser des pleurs de joie & de reconnoissance sur le sceau de la valeur que l’Officier leur attache lui-même ; l’Officier qui répand à son tour des larmes de tendresse & d’estime en embrassant les anciens compagnons de sa gloire : on voit les jeunes Soldats compter, appeler les années qui leur manquent, & soupirer d’envie en se consolant par l’espoir : le Peuple pleure aussi d’admiration autour de ses défenseurs, & apprend à sentir toute la dignité de leur état : une foule d’anciens Soldats, qui avoient quitté leurs étendards après avoir rempli le temps prescrit pour le service de la Patrie, accourent & redemandent avec leurs armes le droit de mériter l’illustration de leurs successeurs : enfin des Étrangers, témoins de cette scène attendrissante, laissent eux-mêmes échapper des larmes non suspectes, & ne peuvent dans leur saisissement proférer que ces deux mots : Quelle Nation ! Quelle Nation !... Eh bien, François, pourriez-vous vous refuser votre propre estime !

La refuseriez-vous à ce dernier trait aussi grand, mais moins connu ? Il est des Peuples chez lesquels on a besoin, dans des attaques meurtrières, d’égarer la raison du Soldat, pour lui cacher le péril où on l’expose. Mais le François marche de sang-froid à la mort, parce qu’il voit toujours l’honneur à côté d’elle. Néanmoins il est arrivé pendant la dernière Guerre, qu’au milieu des fatigues d’un long siège, dans un climat brûlant qui produit en abondance cette liqueur séduisante dont l’usage répare les forces, & dont l’abus les fait perdre, nos Soldats se laissèrent entraîner par la facilité de l’abus, & que les premières rigueurs du Général ne purent remédier au désordre, Cet homme vraiment digne de commander à des François, & qui les juge par son cœur, imagine le moyen d’être obéi sur le champ. Il fait publier à la tête de l’Armée, que tous les Soldats qui seront trouvés coupables des excès qu’il a défendus, seront privés de la gloire de monter à l’assaut. De ce moment la discipline est rétablie. Il n’y eut pas un Soldat qui ne s’imposât la retenue la plus austère : & je n’ai pas besoin de dire que le jour de l’assaut une telle Armée fut victorieuse. Si un pareil événement se fût passé pendant les beaux jours d’Athènes ou de Rome, dans une Armée commandée par Thémistocle ou Scipion, tous les siècles qui se sont écoulés depuis l’auroient célébré avec faste ; tous nos Écrivains ne cesseroient encore de nous vanter & la haute opinion que le Général avoit de son Armée en osant risquer cette singulière menace, & le courage altier de chacun de ces vingt mille Soldats, qui ne voit point de plus honteux châtiment que de rester à l’abri du danger, tandis que ses compagnons iront mourir pour la Patrie. Mais, Messieurs, l’action est-elle moins grande, parce que notre siècle en a été témoin, parce que la plupart de ces braves Soldats vivent encore, & que le Général est le Vainqueur de Minorque assis parmi vous ?

Voilà les momens où il faut juger la Nation ; c’est lorsqu’elle est rassemblée, lorsqu’un sentiment général peut se manifester. Ne la condamnons pas d’après les vices de quelques particuliers ; encore moins d’après ces Êtres isolés, qui ne vivant que pour eux-mêmes, n’ont jamais, dans aucun siècle ni dans aucun pays, été comptés au nombre des Citoyens, Que les vrais François se rassurent ; qu’ils ne laissent pas décourager leur vertu en croyant qu’elle est solitaire & stérile : ils sont par-tout entourés de leurs semblables. Qu’ils en jugent seulement par nos Spectacles ! Lorsqu’on représente à la Nation l’héroïsme de ses pères, quelques médiocres que soient les talens du Poète, l’ivresse du plaisir ravit, enchante tous les esprits, le doux frémissement de la joie fait palpiter tous les cœurs. Ah ! lorsqu’un fils est indigne de ses Ancêtres, le voit-on tressaillir d’allégresse devant leurs portraits ? Il rougit & baisse les yeux. Ames de nos valeureux Chevaliers, vous reconnoissez vos enfans à leurs nobles transports : avec quelle satisfaction paternelle vous voyez leurs ames s’élancer vers vous, fières du bonheur de vous ressembler !

O Patrie ! j’ai donné occasion à tes fils de te montrer combien ils sont dignes de toi : je t’ai retrouvé des Coucys dignes de leur nom : voilà le seul mérite de tous mes travaux. Puissé-je, Messieurs, encouragé par vos conseils, guidé par vos lumières, inspiré par vos vertus, retracer avec plus de force à mes Compatriotes ce qu’ils ont été, ce qu’ils sont encore, ce qu’ils peuvent & veulent toujours être ! Puissé-je recueillir quelques étincelles de ce feu divin qui anime le Chantre des Héros d’Yvri & de Fontenoi, ce Poète, cet Historien, ce Philosophe, que toutes les Muses couronnent tour-à-tour, ce Génie sur qui le temps n’a point d’empire, & qui jouit, en ne vieillissant pas, des prémices de l’immortalité ! C’est à lui d’exciter par sa mâle éloquence, & de fortifier les vertus de sa Nation, après les avoir chantées. C’est à vous, Messieurs, dignes Émules de ce Grand-Homme qui vous admire, de conserver, d’entretenir par vos ouvrages le véritable esprit du Patriotisme François, dont vous êtes remplis. Que vos mains courageuses repoussent des hommes dangereux & insensés, ardens à introduire parmi nous cette servile imitation des mœurs étrangères qui dégrade une Nation. Et si jamais une partie de ce Peuple magnanime pouvoit dégénérer d’elle-même & de ses Aïeux ; que l’autre par les plaintes les plus touchantes, par des leçons hardies, & sur-tout par ses exemples, excite en elle les reproches secrets, les gémissemens de l’Honneur, & la pénètre de cette honte salutaire qui produit la crise heureuse dont l’effort ranime & régénère la Vertu.

L’Académie des Sciences de Paris.