Discours de réception de Pierre Gaxotte

Le 29 octobre 1953

Pierre GAXOTTE

Réception de M. Pierre Gaxotte

 

M. Pierre Gaxotte, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. René Grousset, y est venu prendre séance le jeudi 29 octobre 1953, et a prononcé le discours qui suit :

 

Messieurs,

L’honneur de vous appartenir est le plus grand que puisse recevoir un écrivain français, puisque, par votre extrême bienveillance, il ose inscrire son nom périssable à la suite de tant de noms immortels, puisqu’à travers le temps, au sein de votre compagnie, il retrouve mêlés aux plus illustres serviteurs de l’Église de la patrie et de l’État, presque tous ceux qui l’ont initié à la vie de l’esprit, ses maîtres les plus chers, vers lesquels il ne conduit sa pensée qu’en joignant la plus humble et la plus profonde reconnaissance. Cet honneur, vous me l’avez rendu plus précieux en m’accordant de succéder à un grand historien, dont la vie, modèle de travail et de science, fut imprégnée d’une incomparable qualité humaine.

Ces derniers mots, M. René Grousset n’aurait pas accepté qu’on les prononçât devant lui et à son propos. À un journaliste qui l’interrogeait sur lui-même, il répondit vivement : « Ma biographie, c’est ma bibliographie. » Pour le public, il ne voulait exister que par ses œuvres. À toute autre curiosité, il opposait son sourire malicieux et doux, sa modestie, son exquise délicatesse, toutes les nuances de la réserve et de la pudeur qui font qu’au moment de parler de lui, je sens que je dois m’excuser, non seulement de mon insuffisance, mais de mon indiscrétion.

M. René Grousset est né à Aubais, dans le Gard, le 5 septembre 1885. Son père avait été élève de l’École Normale Supérieure, puis élève de l’École de Rome, de Rome où il prit la malaria. Il mourut avant d’avoir achevé sa vingt-cinquième année. L’année précédente, il avait réalisé, en se mariant, un rêve d’enfance. Il ne vécut pas assez longtemps pour assister à la naissance de son fils, mais quelques semaines avant la fin, il avait confié à un prêtre de ses amis son espoir et son tendre secret. René Grousset fut élevé par sa mère. Quand il fut arrivé à l’âge d’homme, elle se retira au couvent de la Charité, à Montpellier, fondé par le Père Emprin. Soumise à la règle, sans être religieuse, assistante sociale avant la lettre, se dépensant en travaux, en visites et en secours, elle trouva, dans l’exercice de la charité, le seul bonheur qui convenait à son âme dévouée. M. René Grousset fit ses études à Montpellier. Licencié en histoire à dix-huit ans, il entre à l’administration des Beaux-Arts, comme rédacteur au bureau des bâtiments civils. Le chef du service d’Architecture était alors M. Paul Léon. Il lui arrivait de dérober au ministère les premières heures de la matinée pour travailler à la Bibliothèque nationale. Lorsqu’il pénétrait dans la salle de lecture, il apercevait son jeune collaborateur déjà installé et rougissant derrière un rempart d’in-folios. Les bâtiments civils ne souffraient pas de cette concurrence. Ayant ouvert les yeux, M. Paul Léon s’empressa de les refermer. L’administration n’y perdit pas un dossier. La science y gagna un historien.

La naissance d’une vocation est toujours mystérieuse. Par quel sortilège, M. René Grousset fut-il invinciblement attiré vers cette Asie que le public d’Europe connaissait alors si mal ? Sans doute en avait-il pressenti le tumultueux réveil. Mais les rapports de forces et les retours de la politique l’intéressaient beaucoup moins que la découverte d’humanités nouvelles et la confrontation des valeurs artistiques, morales, philosophiques, religieuses que cette découverte rend possible. Pour reprendre une de ses expressions : « Si les sommets spirituels de l’humanité sont peu nombreux, si la moitié s’en trouve groupée autour de notre monde méditerranéen, l’autre moitié doit en être cherchée du côté de l’Extrême-Orient et de l’Inde. » On comprend qu’il ait voué sa vie à rapprocher les deux parties disjointes du vieil héritage.

Son ambition était de publier du premier coup une histoire complète de l’Asie. Entreprise presque surhumaine, tant elle exige de connaissances préalables, dans des domaines d’une diversité infinie. Pour courir l’aventure, il fallait non seulement une extraordinaire puissance de travail, un esprit synthétique d’une force peu commune, mais encore cette abnégation, ce dévouement total de l’homme à son œuvre contre lesquels ne prévalent ni la fatigue, ni l’inquiétude, ni le doute, ni les inévitables déceptions.

La guerre vint qui interrompit le travail. René Grousset partit comme sergent à la première compagnie du 81e d’Infanterie. En mars 1915, il fut grièvement blessé à Tahure et cité une première fois à cette occasion. À peine remis, il demanda à repartir. Il termina la guerre comme brancardier et fut de nouveau cité. Sa blessure toutefois ne se laissa pas oublier complètement ; elle l’obligeait parfois à incliner sa haute silhouette et ce mouvement instinctif effaçait ce qu’il avait d’imposant, pour le pencher vers son interlocuteur, en une présence plus proche et plus bienveillante encore. La paix revenue, il se remit à sa tâche. Après des années de préparation, l’Histoire de l’Asie enfin s’imprimait. M. Grousset s’inquiéta. Il se dit qu’il avait été trop pressé ; tous les scrupules qu’un chercheur éprouve jour après jour lui revinrent à l’esprit ; il ordonna d’arrêter le tirage ; les feuilles déjà sorties servirent à envelopper des paquets. L’une d’elles tomba sous les yeux d’un savant orientaliste : en ouvrant un ballot de livres, il apprit, par le papier d’emballage, qu’il existait un René Grousset et que ce René Grousset était l’auteur d’une Histoire d’Asie inconnue. La nouvelle en courut aussitôt. À peine mise en vente, en 1922, L’Histoire fut étudiée à la loupe par les spécialistes des diverses disciplines. Débuter par l’histoire d’un continent ! C’est une chose qui ne se fait pas. On publie une inscription, un bas-relief, une peinture. On se risque à présenter une thèse sur les voies de commerce dans la géographie de Ptolémée ou sur la réforme Jamaïque à l’époque Ming, en s’excusant à chaque pas d’avoir élu un sujet si vaste, si dangereux, si propre à donner le vertige. On ne commence pas par une synthèse. Il fut donc entendu que René Grousset représentait une force magnifique, une grande espérance, une précieuse énergie, mais qu’il fallait d’abord l’endiguer, l’assagir. Lui-même finit par ne plus aimer son œuvre de début. Lorsque l’édition fut épuisée, il défendit qu’on la réimprimât.

Et cependant, écrite avec amour, sans que rien ait bridé son esprit constructif, l’Histoire d’Asie est par beaucoup de côtés admirable. M. Grousset y est tout entier avec sa clarté, son horreur du système, ses intuitions, le soin du détail et la hardiesse des conclusions. Lorsqu’on a la chance de posséder ces trois volumes, on les garde sur le premier rayon de sa bibliothèque, toujours à portée de la main, pour y chercher un nom, une date, pour en relire surtout quelque morceau parfait et les pages s’ouvrent d’elles-mêmes au chapitre de l’empire abbasside, aux portraits des impératrices et des empereurs chinois du VIIe et du VIIIe siècle, au chapitre des grands princes mongols ou à celui de la philosophie hindoue. L’Histoire d’Asie, en outre, venait à son heure. L’inventaire archéologique de la Syrie entrepris scientifiquement à l’abri du mandat français, la découverte de gîtes préhistoriques en Chine, l’exploration des grottes peintes de Touen-Houang par Paul Pelliot, les dernières publications d’Alfred Foucher relatives à l’épanouissement d’un art gréco-bouddhique dans la partie de l’Inde conquise par Alexandre, l’importation en Europe de très nombreux objets d’art venus d’Extrême-Orient, tout cela contribuait à faire du premier ouvrage de M. Grousset un ouvrage nécessaire. Les savants qui lui conseillèrent une cure d’austérité méthodologique n’en avaient pas moins raison. Ils exorcisèrent une fois pour toutes le démon de la vulgarisation qui, peut-être, se serait un jour emparé de lui. L’histoire n’approche de la vérité qu’à force de rigueur et de scrupule, en se corrigeant sans cesse.

En 1924, M. Grousset publie Le Réveil de l’Asie, clair exposé des révolutions qui travaillent les vieux pays pour en faire de jeunes nations, puis, en 1929, l’Histoire d’Extrême-Orient qui n’est pas un remaniement de l’Histoire d’Asie, mais un livre entièrement nouveau, sur un sujet plus restreint, écrit avec le visible souci de rapporter les opinions différentes plutôt que de choisir entre elles. Dans la préface, l’auteur remercie les maîtres qui l’ont aidé de leurs critiques et de leurs conseils. Ces expressions de reconnaissance sont fréquentes sous sa plume. Elles répondaient à son besoin constant d’honnêteté intellectuelle. Dans une matière aussi vaste, aucun homme ne prétend tout savoir et les chercheurs s’aident volontiers. Jamais M. Grousset n’hésitait à interroger, mais les notes, en bas des pages, enregistrent minutieusement tout ce qu’il doit ou croit devoir à autrui. Et lui-même donnait sans cesse.

Nommé successivement professeur d’histoire et de géographie à l’École des Langues orientales, conservateur-adjoint du musée Guimet, chargé de cours à l’École des sciences politiques, conservateur du musée Cernuschi, conservateur en chef du musée Guimet, chargé de mission en Syrie et en Iran, membre du conseil des musées nationaux, M. Grousset va mener de front désormais une triple vie de professeur, de directeur de musées et d’historien. Dans les trois domaines, son autorité ne cessa de grandir. En février 1946, il fut choisi par votre compagnie pour remplacer André Bellessort. Des missions l’envoyèrent représenter la science française en Suisse, en Belgique, en Suède, au Canada, au Japon. Jamais il ne songea à se ménager, ni à ménager son temps. Partout où il a passé, il a laissé des traces durables de son passage. Il a transformé les deux musées qu’il a dirigés et si l’orientalisme est sorti chez nous du cercle étroit des érudits, pour atteindre le fervent public où se manifestent tant de dévouement et tant de vocations, c’est à lui et à son rayonnement qu’on le doit. Son enseignement était incomparable, non seulement parce qu’il abordait les peuples qui en étaient l’objet avec une sincère et chaude amitié, mais encore parce qu’il avait une façon unique d’animer et de colorer les civilisations, de faire vivre les personnages et surtout de tirer des faits leur pleine signification en les replaçant dans l’ordre général. Percevoir et recréer les ensembles, telle était bien la faculté majeure de son esprit. Il voyait les choses moins en elles-mêmes que par les rapports qu’elles ont entre elles. Les découvreurs avaient plaisir à lui communiquer les résultats de leurs explorations, parce que, du premier coup, il les situait à leur place et, de proche en proche, discernait de quelle manière l’histoire asiatique s’en trouverait modifiée. Il fut toute sa vie le patient restaurateur de cette histoire.

À l’usage du monde, il s’était composé un extérieur d’une politesse attentive, souriante. On eût dit que ses études avaient déteint sur lui, qu’elles avaient donné un style à sa personne et à sa vie. On l’imaginait volontiers sous l’apparence d’un très discret mandarin, tenant sans hâte des propos pleins de sagesse à la cour d’un empereur lettré, tolérant et ami des arts. Sa modestie cependant n’était pas feinte. Sa bonté et sa bienveillance étaient inépuisables. Il était perpétuellement disponible pour tout le monde et il ne gardait pour lui-même que les heures de nuit, imprudemment prises sur le sommeil. Il savait les soucis et les besoins de tous ses élèves, de tous ses collaborateurs. Pour eux, il se faisait solliciteur. Beaucoup lui doivent d’avoir pu continuer leurs études, d’avoir mené à bien leurs travaux. Il arrêtait d’un mot les remerciements, d’un mot qui laissait entendre qu’on l’aurait chagriné en n’abusant pas de son amitié. Une fois, au cours d’une cérémonie, il entendit un de ses collaborateurs qui, ne le sachant pas si proche, tenait sur lui des propos désobligeants. « Pourquoi avez-vous dit cela ? lui demanda-t-il le lendemain. Cela pourrait vous nuire. Surtout, c’est inexact. Pour vous montrer que je ne vous en veux pas, nous allons travailler ensemble... On m’a demandé un article sur telle question... je vous le passe... Si vous avez besoin d’aide, je vous aiderai. » Certes, il connaissait le prix de la critique. Il savait corriger, combattre la facilité, la complaisance envers soi. Mais pour signaler la faute, redresser le jugement, la voix, écrit un de ses élèves, « ne passait qu’à travers le sourire ».

La science ne se fait pas à l’écart du monde et sans moyens. Elle a besoin d’un budget. Elle a besoin aussi d’attention et de sympathie. Une campagne de fouilles n’est pas complète, si les résultats n’en sont pas présentés avec éclat, publiés avec soin, commentés avec pertinence. Dans cette administration quotidienne de l’orientalisme français, M. Grousset tint un rôle éminent. Le hasard des circonstances et des disparitions le chargea même d’année en année de responsabilités de plus en plus lourdes. Il usa avec un discernement généreux des moyens d’influence et d’action que les diverses charges qu’il assumait avaient peu à peu réunis entre ses mains. À l’ampleur des regrets, on sent tragiquement combien il manque aujourd’hui.

Son œuvre est vaste, aussi vaste que le continent qu’elle embrasse. M. Grousset était un travailleur acharné. Souvent, pour répondre aux désirs pressants des éditeurs, et surtout parce qu’il estimait qu’une culture générale ne mérite pas son beau nom sans une certaine connaissance des civilisations asiatiques, il a consacré au même sujet plusieurs ouvrages de format et d’habit différents : l’un destiné aux spécialistes pourvus de l’appareil nécessaire de références et de notes, l’autre, plus léger, mais de contenu aussi solide, à l’intention des curieux et des honnêtes gens. À quoi se sont ajoutés parfois un chapitre ou un volume d’une grande histoire collective, la préface et les notices d’un bel album consacré à une province de l’art asiatique. Ses grands ouvrages s’ordonnent d’eux-mêmes selon la géographie. Pour le Levant et l’Asie occidentale, la monumentale Histoire des Croisades et du royaume franc de Jérusalem, fondée sur tous les documents accessibles, arabes et occidentaux, l’Histoire d’Arménie et l’Empire du Levant. Pour l’Asie centrale l’Empire mongol et l’Empire des steppes, qui retracent les vies extraordinaires d’Attila, de Gengis Khan et de Tamerlan, ouvrages qui s’imposent à la fois par la probité de la documentation, par la clarté et l’art du récit. Pour l’Asie des moussons, Sur les traces du Bouddha, qui fournit le commentaire le plus attachant et le plus complet du mémorable voyage accompli au VIIe siècle de la Chine à l’Inde par le pèlerin Hiuan-Tsang vers les lieux saints du bouddhisme, l’Histoire de la Chine, La Chine et son art, les Philosophies indiennes enfin, son livre le plus admirable peut-être, tant il apporte de lumière dans l’obscure forêt des métaphysiques et des morales.

L’Europe, à plusieurs reprises, a découvert l’Asie orientale et chaque fois elle a éprouvé la même surprise. Des sociétés achevées s’offraient à elle ; elle en devinait l’exacte construction ; mais les éléments de cette construction lui demeuraient incompréhensibles, inassimilables.

Alexandre avait soumis le Pendjab et le Sind. Après lui, pendant trois siècles, d’étonnants aventuriers ont maintenu en Afghanistan une Grèce imprévue, audacieuse, paradoxale, qui finit par déborder à nouveau sur l’Inde, car si l’histoire de l’Inde est celle d’un continent clos, isolé par sa barrière montagneuse, autant que par l’océan, cette insularité, pour reprendre une expression de M. Grousset, est surplombée, contrariée, combattue, dominée par la double route qui descend des hautes terres afghanes vers la plaine de l’Indus.

Le plus grand de ces princes mystérieux et lointains, Ménandre, réussit ce qu’Alexandre avait vainement projeté, une expédition victorieuse en pleine vallée du Gange. Peu d’hommes d’action ont été à même de découvrir et de comprendre autant de choses nouvelles. Ménandre, sur ses monnaies bilingues, s’intitule à la fois basileus et mahradja. Nous savons qu’il était curieux de sagesse indienne, qu’il s’entretenait volontiers avec des philosophes bouddhistes et il a laissé, dans l’église du Bouddha, le souvenir d’un esprit subtil, d’un néophyte plein de déférence, presque d’un saint. Cette merveilleuse, cette solennelle rencontre de la beauté grecque et de la pitié indienne ne profita pas aux peuples de la Méditerranée. Le syncrétisme alexandrin si ouvert aux influences iraniennes et sémitiques se laissa à peine effleurer. Tout le profit fut pour l’Inde. À peu près à l’époque où les derniers successeurs de Ménandre disparurent, c’est-à-dire aux environs immédiats de notre ère, un artiste grec inconnu, travaillant pour quelque monastère, osa le premier représenter la figure du Bouddha en prenant comme modèle le type d’Apollon. Et depuis lors, toute la statuaire bouddhique, multipliée à l’infini à travers les siècles et les royaumes, n’a fait qu’adapter au goût indigène ce premier Bouddha, Apollon oublié à un carrefour de routes.

Au XIIIe siècle, des marchands vénitiens, Nicolo Polo, son frère et son fils, Marco, réussirent à pénétrer en Chine par le Turkestan et les cols du Pamir. Après un voyage de trois ans et demi, ils parvinrent à la cour de l’empereur Koubilaï, à qui ils remirent une lettre du pape. Marco entra dans l’administration impériale. Il fit partie de plusieurs ambassades en Annam, à Ceylan, aux Indes, en Perse : il fut pendant trois ans préfet d’une province, collabora à l’achèvement du grand canal et termina sa carrière comme inspecteur général des douanes et des gabelles. Il revint en Europe après une absence de vingt-quatre ans. À Ceylan, Marco Polo s’était fait raconter la vie du Bouddha. Il a rapporté très exactement ce qu’il avait appris de lui : sa naissance princière, sa vocation inspirée par le sentiment de la souffrance universelle, ses abstinences, son renoncement aux vanités, sa douceur, sa sérénité... Mais cette mention est peu de chose auprès des renseignements d’ordre économique dont la célèbre Relation est remplie. L’extraction du charbon, le trafic des fleuves et des canaux, le commerce des soieries et des épices, les relations maritimes entre la Chine et la Malaisie, le mouvement du port de Canton, voilà le domaine du Vénitien. Il eut même la chance d’assister à une crise inflationniste, qu’il décrit correctement et qui s’acheva après son départ par la débâcle du billet de banque et la décapitation du ministre des finances, sans que cet événement ait raffermi la valeur du billet. Marco Polo est un homme de pratique. Son intérêt pour les civilisations d’Extrême-Orient n’a guère dépassé l’enquête commerciale.

L’Asie cependant va s’ouvrir aux Européens qui, cette fois, l’abordent par mer. Ce n’est pas seulement l’appât du gain qui pousse les Portugais sur la route des épices, mais encore, mais surtout l’esprit d’aventure, l’attrait de l’inconnu, l’espoir de la découverte, le désir de gagner au Christ de nouvelles terres et de nouveaux peuples. Saint François Xavier, Espagnol de naissance, commence l’évangélisation du Japon. Louis XIV crée le séminaire des missions étrangères. Des pères Jésuites tiennent un très haut rang à la cour de Pékin. Des compagnies française et anglaise s’installent aux Indes, une compagnie hollandaise à Java. Les voyages de reconnaissance se multiplient. Narrations et rapports s’ajoutent aux lettres édifiantes. Une documentation considérable puisée à toutes les sources, est désormais à la disposition de l’Europe. Elle n’en fera, en somme, qu’un usage assez frivole, parce qu’elle y cherchera des arguments contre elle-même, des armes pour ses propres querelles, des raisons pour ses propres doutes. Les Persans, les Siamois, les Turcs, les Scythes, les Indiens, les Chinois, qui promènent à travers le XVIIIe siècle leurs savantes ironies et leurs surprises étudiées ne sont tous que des Parisiens déguisés. Les références à l’Asie ne servent qu’à troubler, à inquiéter les esprits, en faisant prendre pour des attentats ou des usurpations les droits les plus ordinaires, pour des établissements nouveaux, inquiétants, illégitimes, les institutions que, depuis des siècles, on avait respectées et servies. Les philosophes s’amusèrent des querelles qui mirent aux prises les Jésuites avec les Dominicains, les Franciscains et les Messieurs des Missions étrangères à propos des rites chinois et Confucius fut traité par eux avec un respect tout particulier, comme fondateur d’une religion naturelle et sociale, sans prophètes, sans Révélation et sans métaphysique. En revanche, le grand rêve taoïste leur échappe et l’article Inde de l’Encyclopédie dit seulement que les bramines ont répandu l’erreur et l’abrutissement dans le pays. L’Essai sur les mœurs est un grand, un très grand livre. Voltaire crée l’histoire universelle, l’histoire comparative, l’histoire des civilisations. Il y montre des connaissances prodigieuses et prodigieuse est l’étendue de ses investigations. Il se meut dans les questions les plus compliquées avec une agilité étincelante. Ses erreurs mêmes ne rebutent pas l’attention ; elles la stimulent. Il est très humain dans sa curiosité des peuples les plus éloignés de nous. Ce n’est pas le pittoresque, le particulier, qu’il recherche en eux, ce sont les qualités morales et sociales qui les rapprochent de nous, qui les rendent nos égaux, qui mériteraient même quelquefois que nous les prissions pour modèles. Malheureusement, il n’avait pas l’âme assez simple, il n’était pas assez capable de s’oublier lui-même pour réaliser pleinement son dessein. Persuadé que la raison n’avait commencé à briller qu’au siècle de Louis XIV, décidé, pour mieux nier l’action d’une Providence, à mettre partout le hasard et les petites causes, il a fait de l’immense période racontée par l’Essai sur les Mœurs une sombre introduction, un tunnel d’erreurs et de sottises, coupé çà et là de quelques prises d’air.

Je ne crois pas que M. Grousset ait eu beaucoup de sympathie pour l’auteur du Dictionnaire philosophique, ni qu’il l’ait beaucoup lu. Cependant on pourrait se servir des chapitres asiatiques de l’Essai sur les Mœurs pour mesurer le chemin parcouru en deux siècles par la science de l’orientalisme. En vérité, elle s’est constituée comme discipline et comme science. M. Grousset n’a cessé de rendre hommage à ses prédécesseurs et à ses maîtres. Son remerciement à l’Académie se terminait noblement par le rappel des derniers disparus, Joseph Hackin, Henri Maspero, Paul Pelliot. Mais s’il a, comme tous les historiens, utilisé la masse sans cesse accrue des connaissances communes, sa personnalité se manifeste tout de suite par la manière dont il les aborde. Son premier mouvement est toujours la sympathie et ce don de sympathie a été agissant pour son œuvre. Les civilisations lui apparaissent comme des êtres vivants, dignes d’intérêt et d’amour. Il se plaît à penser qu’elles sont les incarnations d’un même humanisme et qu’elles peuvent toutes monter aussi haut. Ce n’est pas qu’il veuille établir entre elles une égalité artificielle. Par exemple, après avoir montré comment la doctrine de Mahomet fait la synthèse, en les simplifiant, des grandes religions orientales, il conclut : « De leur fusion devaient naître une religion nouvelle, assez simple et assez générale pour servir à tous les orientaux, assez forte pour les réunir tous, une Foi trempée comme une bonne lame de Damas, pour défier le temps et affronter tous les combats. Car toute cette religion aboutit au même but : la guerre sainte. Toute guerre est sainte contre les ennemis de Dieu et du Prophète. Dans la lutte contre l’Infidèle, la mort du brave ouvre le paradis, la mort du lâche, l’enfer. On conçoit quel levain d’héroïsme et aussi de fanatisme fut une telle doctrine. L’Islam, comme le vieil Odinisme germanique, resta une religion de guerre et c’est ce qui fit son infériorité morale en face du Christianisme, du Bouddhisme et de l’Hindouisme. Il y a un abîme entre le Sermon sur la Montagne et le Coran. »

Aussi M. Grousset a-t-il vivement déploré la disparition de l’empire byzantin. À ses yeux, la prise de Constantinople par les Turcs termine l’histoire des Croisades et donne à celles-ci leur véritable signification. Manifestation de foi chrétienne et guerre religieuse, elles ont été aussi et pendant trois siècles une contre-attaque de la civilisation gréco-latine contre la poussée musulmane et turque. Dès que les croisades cessèrent l’invasion turque reprit son cours. Quand l’esprit de croisade fut complètement éteint, l’invasion turque recouvrit la péninsule des Balkans, menaça l’Italie, submergea la Hongrie et atteignit Vienne, où elle fut arrêtée par le roi de Pologne, Jean Sobieski et par le duc de Lorraine, Charles V, chassé de son duché par Louis XIV. M. Grousset a des expressions très dures pour définir le régime turc : mort intellectuelle et morale, despotisme primitif, régression de l’histoire... Mais il reconnaît aussi que le peuple turc est, malgré tout, une des races impériales du vieux monde. Parce qu’il a aimé le paysage de Stamboul, cet assemblage unique de ciel, de terre, de mer et d’eaux douces, parce qu’il a implanté sur ces bords de nouvelles façons de rêver et de sentir, parce qu’il a peuplé le paysage méditerranéen des images tendres et merveilleuses empruntées aux poètes persans, M. Grousset lui pardonne la prise de Byzance. Ayant beaucoup aimé Stamboul, je ne puis que citer avec plaisir ce qu’il dit de l’Ottoman « débonnaire et grave dans sa vie privée, sûr de commerce et loyal envers ses amis ».

Si M. Grousset a eu besoin de quelque réflexion pour se résigner à la mort de Byzance et à la disparition des États latins de Syrie, c’est avec une admiration sans réserve qu’il a décrit les étonnantes aptitudes, philosophiques de la race indienne, antérieures même à son histoire proprement dite, puisque, vers l’an mille avant J.-C., elles se manifestent déjà par quelques traits profonds mêlés à des rébus de sorciers, dans le plus ancien des recueils védiques. Les conquérants aryens, il est vrai, en s’enfonçant dans les profondeurs du pays, sont entrés en contact « avec un foisonnant totémisme animalier » qui dut propager parmi eux la croyance à la transmigration des âmes universellement acceptée par leurs descendants. Pour échapper à ce dogme, à ce cycle désolant, naître, souffrir, mourir, renaître pour souffrir et mourir, avec le risque terrible, après plusieurs vies ascensionnelles, de commettre le péché qui précipite la créature dans les réincarnations avilissantes, ce fut, dis-je, pour échapper à ce cycle que la pensée indienne entreprit son enquête, dans un effort pitoyable et sublime. Tandis que, dans cette nature tropicale, les apparences montrent le triomphe d’une vie exubérante et aveugle, l’Indien se retire dans le secret de sa pensée et, par un rétablissement héroïque, y retrouve la seule réalité ultime, l’Esprit, maître final du monde. Sans doute — et cela est important pour M. Grousset — faute d’un vocabulaire adéquat risque-t-il de confondre l’essence de l’univers, cette essence qui est un souffle et une pensée de Dieu, avec Dieu lui-même, mais, en dépit de cette équivoque possible, que de beautés ! Par delà les victoires tapageuses de la matière, malgré l’immensité du monde stellaire, en dépit des cataclysmes qui broient les soleils, l’Esprit surnage, plane et demeure. Par delà les infiniment petits et les infiniment grands, il reste l’ultime réalité, la raison des choses, le lien des successifs univers et par lui, par lui seul, le monde a un sens. Sur ce thème général, l’Inde, avec une agilité philosophique qui confond, a édifié un très grand nombre de systèmes. Elle a eu, dit M. Grousset, ses Spinoza, ses Leibniz, ses Fichte, ses Schopenhauer, ses Hegel. Mais elle n’a pas seulement légué à l’humanité le pessimisme héroïque, elle a légué aussi le pessimisme résigné, doux et plein d’amour qu’est le bouddhisme. On ne peut pas dire que son contenu métaphysique est faible, puisque, de parti pris, il s’interdit l’exploration de l’irrévélé. Pour échapper au torrent des métamorphoses, il n’offre que l’extinction du moi, non par le suicide, bien entendu, par l’extinction du désir, c’est-à-dire par la pratique constante de toutes les vertus. Par un paradoxe aussi naturel que la vie, cette religion fondée sur le néant porte au paroxysme la morale pratique. Le meilleur du bouddhisme, c’est, en dépit des négations doctrinales, la sensibilité, la tendresse profonde qui crée autour de lui une telle atmosphère de ferveur, de religiosité, de charité agissante. Dans un continent dur, plein de peuples belliqueux, il a été le grand apôtre de la paix, de la douceur, de la mansuétude. De même qu’en Occident, lors des invasions germaniques, la spiritualité chrétienne a sauvé la civilisation romaine, la spiritualité bouddhiste en Chine a converti, apaisé, humanisé les envahisseurs et elle a aidé à en faire des Chinois.

Je n’en finirais pas si je voulais suivre de pays en pays les efforts de M. Grousset pour mettre en lumière, tantôt ce que les civilisations asiatiques ont apporté à l’humanité, tantôt ce qui rapproche l’Europe et l’Asie. Il est un domaine cependant où son action fut particulièrement obstinée et, de par ses fonctions, particulièrement efficace, celui de l’Art. Il se plaint quelque part que l’Europe n’ait longtemps connu l’art d’Extrême-Orient que par ses formes mineures, les tissus, la porcelaine, le bibelot de vitrine, pas toujours de bonne qualité. Aussi a-t-il mis, par exemple, une particulière insistance à montrer la haute valeur spirituelle de la sculpture bouddhique chinoise qui est née dans les sanctuaires rupestres de la Chine du Nord, au Ve et au VIe siècle avant notre ère. Art recueilli, mystique, aux formes longues et simplifiées qui s’adresse directement à l’âme et qui, en s’humanisant, ne perdra rien de sa valeur religieuse. De cette sculpture, M. Grousset a dit qu’elle était avec plusieurs siècles d’avance l’équivalent de notre sculpture romane et gothique. La retrouvant au Japon, qui est comme le conservatoire de l’esthétique chinoise, il comparera les sanctuaires de Nara et de Kyôto à Moissac et à Chartres. Mais au Louvre et au musée Cernuschi sont conservées aussi des terres cuites et des figurines en plâtre modelé, animaux, guerriers à cheval, statuettes féminines, danseuses, musiciennes, porteuses de vases et de corbeilles qui datent à peu près de la même époque que les sanctuaires rupestres. M. Grousset, à leur propos, parle soit des garçons et des chevaux que l’on voit à la frise des Panathénées, soit des terres cuites de Tanagra et de Myrina. Ces expressions sont caractéristiques de sa manière de regarder et de sentir. On pourrait dire que l’histoire fut pour lui une immense amitié.

Cependant, si, par les yeux de l’esprit, nous regardons une carte de continent eurasiatique, nous sommes frappés par l’existence au nord de ce continent d’une immense plaine qui s’étend presque sans obstacle de la mer du Japon jusqu’à la Baltique. Cette bande est le domaine de la steppe et de la forêt. Tandis que des civilisations se développaient dans les basses vallées, sur les terres alluviales, dans les îles et sur les côtes propres à la vie maritime, la steppe est demeurée un conservatoire de barbarie, non parce que les populations qui la parcouraient ont toujours été d’une qualité humaine inférieure, mais parce que les conditions géographiques, le climat excessif, la rareté des pluies les contraignaient à mener une existence nomade pastorale et chasseresse, perpétuant ainsi des modes de vie partout ailleurs depuis longtemps dépassés. Le sédentaire et le nomade ont beau être voisins, ce ne sont pas des contemporains. Il existe entre eux une sorte de décalage chronologique qui ne peut être effacé. Pour les sédentaires de l’Europe, de l’Iran ou de la Chine, le Hun, le Turcoman, le Mongol sont des sauvages qu’il s’agit d’intimider ou d’acheter. Pour le nomade qui s’aventure aux abords des terres cultivées, les récoltes plantureuses, les villages regorgeant de grains font l’effet d’un défi et d’une proie offerte. S’il est ébloui, c’est comme le loup, totem des Huns. Son réflexe millénaire est pour l’irruption, le massacre, le pillage, la fuite avec le butin. La ruée périodique des barbares contre les civilisations de sédentaires est un phénomène constant. Parfois, la société civilisée cède sous le choc, le nomade entre dans la cité en sang, puis les jours de tuerie passés, se substitue aux souverains qu’il a abattus. Le voilà grand Khan de Chine, roi de Perse, empereur des Indes. Pour gouverner ces pays nouveaux, si différents de la steppe, le potentat s’entoure de conseillers indigènes. En Perse, où les Mongols ont massacré les quatre cinquièmes de la population, ils installent, pour gouverner les survivants, une administration bilingue, bien fournie de scribes persans qui tiennent les registres de l’impôt. Le nomade ne s’adapte pas toujours facilement. Gengis-Khan fit transformer une partie de l’Iran cultivé en steppe, parce que la steppe était son domaine naturel, parce que, de naissance, il haïssait les villes et les labours. Il faillit faire exécuter dix millions de Chinois, pour débarrasser le sol des cultivateurs et le convertir en pâturages. Il ne se reprit que sur les instances d’un conseiller chinois qui lui démontra que l’impôt sur les terres et sur les marchandises pourrait lui rapporter chaque année 500.000 onces d’argent, 800.000 pièces de soie et 400.000 sacs de grain. Que le nomade se fixe, se transforme, se laisse gagner par ses sujets conquis, le destin est-il fixé pour cela ? Non. Si le khan sinisé ou iranisé n’a pas été éliminé par quelque réaction indigène, le jour n’est pas loin où surgiront de la steppe de nouvelles hordes faméliques qui recommenceront au détriment du cousin assagi, enraciné, la même aventure de conquête et de massacre. Pendant treize siècles, les nomades ont eu presque toujours l’avantage, parce qu’ils possédaient une cavalerie d’archers incroyablement mobile. Cette cavalerie a assuré leur victoire. Sans doute, l’archer à cheval qui surgit, tire et se dérobe, a été imité. Mais ni le Chinois, ni l’Iranien, ni le Russe, ni le Polonais, ni le Hongrois ne peuvent égaler le Mongol endurci par le climat et formé par la chasse quotidienne. C’est seulement du jour où le sédentaire a disposé de l’artillerie que les rapports ont été renversés. La canonnade par laquelle Ivan le Terrible a dispersé les derniers héritiers de la horde d’or, celle qui, sous l’empereur de Chine Kan-Hi, a arrêté les Kalmouks, ont marqué la fin d’une période pour l’histoire du monde.

Sans doute, on ne peut méconnaître l’intelligence politique, les capacités administratives, le sens de l’ordre, qui sont communs aux grands princes mongols. Ils ont même fait preuve, par accès, d’une tolérance religieuse qui leur a valu l’admiration des voyageurs. Reconnaissons-le. La paix mongole, servie par une bureaucratie diligente et une discipline de fer, a valu aux pays soumis des années de calme et de travail. Vers 1240, vingt-six après notre Bouvines, l’empire mongol allait des bords de l’Adriatique à la mer de Chine. Venise et Vienne étaient aux frontières de l’Occident. Jamais l’Eurasie n’a été plus proche de son unité. Illusion ! L’empire mongol ne pouvait pas durer. L’homme étouffe dans ces monstrueuses constructions cimentées par la terreur. Notre civilisation n’est pas née, n’a pas fleuri dans l’énormité, mais dans des pays aux proportions humaines. Un regard embrasse les petites plaines de l’Attique. L’Acropole s’élève à quatre-vingts mètres au-dessus du sol environnant : moins que la butte Montmartre. Le Parthénon a les dimensions d’une mairie de sous-préfecture. À Delphes, les trésors des cités sont des chapelles votives, fort semblables par leurs dimensions à ces guérites funéraires que les familles riches et pieuses ont bâties dans nos nécropoles, quand l’argent abondait. Le champ de bataille de Marathon est un théâtre pour de très petites opérations, où n’ont pu évoluer que des effectifs de Lilliput. L’histoire grecque tient dans un mouchoir de poche, dans le creux d’une main. Mais la Grèce a donné au monde la perfection. L’espace, la distance, la quantité des choses produites peuvent s’étendre, s’accroître sans jamais satisfaire l’âme chagrine et mécontente qui fit l’homme inventif et industrieux ; c’est la qualité et la perfection de son œuvre qui, seules, lui donneront le repos et le contentement de soi, car la perfection se limite aux points précis qui la définissent et au delà desquels elle s’évanouit. La France de saint Louis était bien petite au regard de l’empire mongol. Mais c’était une patrie. Naître en France, alors même qu’on y procède du dernier des déshérités, c’est encore naître possesseur d’un capital immense. C’est, même dans les incertitudes du présent, recevoir du destin des possibilités de progrès spirituel et moral, qui n’ont été données avec cette abondance qu’à un très petit nombre de nations.

La prédilection de M. Grousset pour l’examen des idées et des doctrines le conduisit, après la guerre de 1939, à la philosophie de l’histoire. Ses idées sur l’évolution des sociétés humaines, il les a exprimées notamment dans Bilan de l’histoire qui parut en 1946 et dans Figures de proue qui parut en 1949. À l’encontre d’une école respectable et puissante, qui explique l’enchaînement des faits et le devenir des peuples, par le jeu des forces économiques et sociales, causes uniques, obscures et profondes des bouleversements superficiels et des évolutions lentes, M. Grousset croit à l’action personnelle des grands hommes qui ont dicté le destin ou qui, si l’on préfère, ont été le masque même du destin. Il sait qu’à certains jours, l’histoire hésite comme le fleuve qui ne trouve pas sa pente. Tout alors dépend de l’homme en position de vouloir et d’agir. Certes, il est des séries de causes et d’effets qui sont aussi irrésistibles qu’un torrent. Certes, les grands hommes ne sont pas suspendus en l’air tout abstraits de notre société. Leur rôle souvent est de satisfaire les désirs inexprimés de leur temps. Leur génie consiste aussi à profiter des occasions, des hasards, voire des faiblesses et des fautes d’un adversaire. Mais n’est-il pas certain qu’à de nombreux moments, les choses pouvaient prendre un autre cours, s’il s’était trouvé au lieu propice un homme capable de comprendre et de décider ou, inversement, si tel autre avait manqué. La conquête de la Gaule, dit très justement M. Grousset, ne fut pas une nécessité de l’impérialisme romain. Elle ne fut pas un impératif de la politique romaine. Elle fut l’œuvre de César seul. Rome ne s’en occupa même pas. César mena toutes les opérations avec ses seules ressources de gouverneur de province, sans que le Sénat y ait ajouté ni un homme, ni un subside. Mais, objectera-t-on, si César n’avait pas conquis la Gaule, un autre Romain l’aurait conquise à sa place. Qu’en savons-nous ? Que se serait-il passé avant que surgisse ce nouveau conquérant ? Aurait-il réussi ? Aussi vite, aussi bien ? La Gaule n’aurait-elle pas été envahie d’abord par les Germains d’Arioviste ? L’individu César est une réalité, dont il n’est pas permis de faire abstraction.

Cela signifie-t-il que l’on ne puisse déceler dans l’histoire, sinon des lois à la manière des lois physiques, tout au moins des constantes, des vérités d’expérience qui se vérifient, en gros, de siècle en siècle, de continent en continent ? M. Grousset qui possédait au suprême degré 1’art de discerner les similitudes et les secrètes correspondances, n’aurait pas été lui-même s’il n’avait pas cru à l’existence de ces lois et s’il n’avait pas essayé d’en formuler quelques-unes.

La première est que les civilisations ne se développent pas d’un mouvement continu. Elles sont, si l’on ose dire, le produit d’une mutation, d’un changement brusque. Plus précisément, elles s’élaborent vite. En un temps relativement très court, surgissent les croyances, les institutions, les valeurs originales, sur lesquelles vivent ensuite les peuples pendant des siècles. M. Grousset n’a même pas craint d’employer à ce propos le mot miracle. C’est ainsi que pour désigner la civilisation sumérienne en Mésopotamie, il a dit : le miracle sumérien. Après la courte période triomphale où la civilisation conquiert de nouveaux domaines, vient la période étale où elle se contente de les explorer, se répétant, avec une conviction de moins en moins assurée.

Une autre loi, pour employer ce mot trop fort, mais difficile à remplacer, est que, dans la vie des sociétés, le progrès le plus souvent, ne s’acquiert en un point donné qu’au prix des plus douloureuses régressions en d’autres secteurs. En particulier, une société qui prend de trop vastes proportions, qui embrasse de trop vastes étendues, perd en profondeur ce qu’elle gagne en superficie : l’empire perse en est un excellent exemple. Ou, pour passer à l’histoire européenne, M. Grousset dégage de l’histoire allemande une vérité constante, à savoir que « toute ruée à fond des Germains vers le patrimoine de la latinité aboutit, de millénaire en millénaire, à livrer au slavisme la moitié du pays germain » ; en tout cas, « aucune conquête de quelque durée ou de quelque ampleur ne saurait rester impunie », en ce sens que « si le peuple vaincu est profondément perturbé dans son organisation politique et ses coutumes, pour le vainqueur, c’est la contre-invasion des idées, des mœurs, des tendances du vaincu », sous la réserve évidemment que celui-ci garde une suffisante liberté de vie et d’expression. Cette réserve, je ne la prête pas arbitrairement à M. Grousset. L’histoire n’est pas une école d’illusion et M. Grousset avait soulevé les ruines de trop d’empires pour prendre plaisir à leurrer son lecteur. Quatre ou cinq fois, dans ses derniers livres et dans le texte des conférences qu’il a prononcées au Japon, en Belgique ou au musée Guimet, j’ai retrouvé la fameuse phrase de Paul Valéry : « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Et M. Grousset ajoutait qu’elles dépérissent par le dedans, avant d’être achevées du dehors, comme ont péri les États latins de Syrie, par la faible densité du peuplement franc, par la disparition de la monarchie, par l’action dissolvante d’une féodalité anarchique, par l’égoïsme et les querelles des ordres militaires, par l’avidité et l’aveuglement des colonies marchandes, comme a péri l’Empire romain par la dépopulation, le mépris des vertus militaires, l’abus de l’étatisme, les excès de la fiscalité et de la réglementation, l’instabilité du pouvoir et l’indifférence de la plèbe, avant de recevoir le coup de grâce des Germains. Au demeurant, ce que l’histoire nous enseigne de plus certain sur l’homme, c’est qu’il est né d’hier, car ce n’est rien ou presque rien que les cinquante mille ans qui, selon les préhistoriens, s’interposent entre nous et l’homme de Néanderthal. Pis encore, si nous considérons que l’âge du renne, d’où nous pouvons faire partir, avec les premières œuvres d’art, la civilisation proprement dite, ne remonte pas plus loin que dix ou quinze mille ans, comment nous étonner qu’à la moindre perturbation politique, nous assistions à une explosion de sauvagerie ? Comment nous étonner que, dans presque tous les cerveaux, subsistent des plages de mentalité primitive, par où s’introduisent les mystiques raciales et autres qui ont ravagé et qui ravagent le monde ? Au cours des sombres années, pendant lesquelles l’homme fut tenté de désespérer de lui-même, M. Grousset fit part de son pessimisme à un naturaliste, dont le jugement lui inspirait une grande confiance. Fallait-il donc admettre que l’expérience humaine se soldait par une faillite ? Le savant répondit que les réponses précipitées étaient le contraire d’une saine méthode et qu’en somme, aucune conclusion historique ne serait valable avant l’an vingt mille de notre ère. Résignons-nous donc, Messieurs, à n’être que ce que nous sommes, les très jeunes débutants de la civilisation.

M. Grousset avait appelé « Bilan de l’Histoire » un examen de conscience. Je suis très frappé de voir que, pendant ses dernières années, sans rien négliger de ses études et de ses occupations ordinaires, il ait de plus en plus souvent appliqué sa réflexion à ces graves sujets qui commandent l’attitude de l’homme devant la vie et devant la souffrance. En 1949, il partit pour le Japon où il fut reçu non seulement avec la déférence qui allait naturellement à sa personne et à son œuvre, mais encore avec une particulière faveur. S. M. l’Empereur lui accorda une longue audience. Historiens, archéologues, collectionneurs, conservateurs de musées, éditeurs, artistes, hauts fonctionnaires rivalisèrent d’empressement, de courtoisie et d’ingéniosité pour rendre son séjour aussi fructueux et aussi agréable que possible. Il a, dans une sorte de journal, fait lui-même le bilan de sa visite. J’avoue que je me suis un peu perdu dans ce défilé de sanctuaires, de palais, de musées, d’instituts, de jardins, de trésors vénérables exposés pour lui seul. Il fit plusieurs conférences sur le travail scientifique en France et sur la marche de l’histoire. Il parla de la spiritualité chrétienne. Quand il revint en France, peut-être souffrait-il déjà du mal qui devait l’emporter.

Ses idées étaient en ordre depuis longtemps. Lorsqu’il était parti pour le front en 1914, il avait emporté dans son sac ou dans sa poche une petite édition des Évangiles qu’il a lus et relus, comme en témoignent les traits de crayon de diverses couleurs qui soulignent les versets le plus souvent et le plus profondément médités. Sous le masque quelque peu oriental de la politesse souriante, il n’a jamais changé. Dans Bilan de l’Histoire, il a placé six pages intitulées « Sur une pensée de Pascal. Le seul problème. » Ce problème est celui du sens de la vie. Et M. Grousset répond : Nous, chrétiens, « nous savons que le martyre de l’homme-Dieu n’était que pour le ramener à la droite du Père, et, avec lui, toute l’humanité rachetée par lui. Nous savons... qu’en dehors de la solution chrétienne, de la solution spiritualiste, il n’y en a désormais plus d’autre, j’entends de solution acceptable pour la raison et pour le cœur. Si le monde n’est que ce qu’il parait être, au point où l’ont mené, avec une probité dont il faut leur savoir gré, la science et la philosophie scientifique de ce temps, il est absurde pour la raison, révoltant pour le cœur. Le christianisme représente aujourd’hui, contre un si monstrueux néant, cette révolte de la raison et du cœur, cette défense de l’esprit. Et sa mission, dans le naufrage — s’il n’était là — de toute espérance est plus que jamais salvatrice. O Crux, ave, spes unica. » M. Grousset attendit la mort avec une résignation et une sérénité admirables, s’appliquant à ne pas inquiéter ceux qui l’approchaient, feignant pour eux de vastes projets, les entretenant d’expositions à organiser et de livres à écrire. Il est mort le 12 septembre 1952, à l’âge de soixante-sept ans et sept jours.

Par malheur pour le genre humain, il est dans la nature des choses que les peuples se touchent d’abord par leurs hommes les plus durs. René Grousset, lui, était de ces Français humanistes qui, comprenant tout des civilisations les plus étrangères à la nôtre, semblent avoir reçu d’une Providence la mission de montrer notre patrie sous l’aspect de l’intelligence la plus ouverte et de l’amitié la plus sensible. On peut dire qu’ayant réussi son œuvre, il a, du même coup, réussi sa vie.