Discours de réception de Michel Droit

Le 26 mars 1981

Michel DROIT

Réception de Michel Droit

 

M. Michel Droit, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Joseph Kessel, y est venu prendre séance le jeudi 26 mars 1981, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Devenir, un jour, académicien français ne va pas sans l’avoir profondément et, pour certains, longuement souhaité.

Aussi, lorsqu’il vous a plu d’acquiescer à l’audace de celui qui, pour la première fois, se présentait à vos suffrages, souffrez qu’il vous confie d’abord ne pas pénétrer chez vous sans une très grande humilité, songeant à tous ceux qui, parés de titres et de mérites fort supérieurs aux siens, durent attendre davantage votre agrément pour, quelquefois même, ne l’obtenir jamais.

Accordez-moi de vous dire également que je ne ressens ni l’intention, ni la tentation de traiter à la légère aucun de vos usages, le premier d’entre eux, celui des visites, m’ayant donné les plus fécondes raisons de m’en remettre totalement à vous pour me faire découvrir les vertus des autres.

Et, sans attendre, autorisez-moi donc à remercier chacun d’entre vous de m’accueillir en votre compagnie, puisque, précisément, l’usage permet à celui que vous y admettez, d’être aussitôt considéré comme l’élu de tous.

À une époque, enfin, où sous couvert de libération des mœurs et de progrès de société, le bouleversement des valeurs et la pollution des esprits menacent de toutes parts la cité, au moment où notre langue, nos chefs-d’œuvre, notre histoire subissent les quotidiennes agressions des saccageurs de notre culture, laissez-moi vous avouer à quel point il est rassurant, et même exaltant, de rejoindre la doyenne de nos assemblées, pour travailler à y défendre les suprêmes richesses de notre peuple.

Le privilège des très grands hommes ayant marqué de leur empreinte le destin de leur temps, fut toujours de laisser derrière eux, davantage encore que le souvenir de leur politique ou celui de leurs victoires, des institutions gravant à jamais l’histoire du nom qu’ils ont porté.

Tout près de nous, Charles de Gaulle sut mettre le fonctionnement de l’État au-dessus des trop pressantes ambitions et confusions qui sont l’ordinaire de la vie des républiques.

Napoléon avait légué à la France un code civil qui prit aussitôt figure de modèle.

Le Cardinal de Richelieu, en un temps où l’esprit était moins menacé qu’aujourd’hui, avait su imaginer l’institution qui, le moment venu, serait la plus apte à défendre sa primauté.

Permettez-moi donc de rendre grâce à l’inspiration prémonitoire de Monsieur le Cardinal qui, vous ayant voulus tels que vous êtes, a fait que jamais, peut-être, ne s’est trouvée aussi justifiée qu’aujourd’hui, l’existence de l’Académie française.

Messieurs,

En plus de l’honneur que vous me conférez, et s’ajoutant à la joie qui me comble, vous m’offrez également l’émotion très rare de succéder à un homme dont je n’admirais pas seulement le talent et le caractère, mais que j’aimais fraternellement, d’une amitié à laquelle il avait lui-même su donner pour modèle cette puissance d’affection, de générosité, de tendresse virile qui l’habitait sans partage, éclairait son œuvre tout entière, et qu’il n’avait jamais cessé de poursuivre au long des voies de l’aventure et du danger, du rire et de la mélancolie, de la nuit, de la musique et de l’alcool.

Mais j’ai prononcé le mot « aventure ». L’aventure, en vérité, paraissait bien attendre celui qui ne se lasserait pas de la vivre et de la chanter, elle paraissait bien l’attendre au creux même de son berceau, déposé par le destin migrateur de sa famille en pleine pampa argentine, où déjà les cavaliers des grands espaces faisaient escorte à son destin.

Le père de votre confrère, Samuel Kessel, était russe et médecin. Mais il était également juif. Or, sous le régime des Tsars, une loi d’exception lui interdisait l’entrée des universités impériales. Le jeune Samuel, seulement titulaire d’un diplôme équivalant à notre baccalauréat, avait donc été contraint, pour répondre à sa vocation, de quitter sa terre natale. Et il était arrivé à Paris, en 1880, ne parlant que le russe et le yiddish.

Sept ans plus tard, ayant terminé ses études de médecine à Montpellier, et s’ y étant marié avec une compatriote originaire de l’Oural, exilée pour des raisons identiques, le docteur Kessel prend la décision d’aller exercer son métier en Argentine, au sein d’une colonie de Juifs rejetés loin de chez eux par les mêmes démons discriminatoires.

C’est là que Joseph Kessel voit le jour, le 31 janvier 1898. Mais, comme si déjà la vie tenait à lui indiquer son chemin de perpétuel découvreur de la terre des hommes, très vite, avec les siens, il quitte l’Argentine. Les voici en Oural. Et puis les revoici en France. Et en Oural à nouveau. Si bien qu’à l’âge de sept ans, le futur grand reporter a déjà parcouru ses vingt-cinq mille premiers kilomètres à la surface du globe.

Observons-le un instant, à cette époque, dans la petite ville d’Orenbourg, aux frontières de l’Asie, Orenbourg, jadis assiégée par Pougatchev et ses cosaques, dont Pouchkine avait célébré l’épopée dans La fille du capitaine. Déjà le vent des grands espaces commence à remplir les poumons du jeune Joseph Kessel. Déjà commencent à s’inscrire, dans sa mémoire, les ensorcelantes images des Ouzbecks, des Kirghizes, des Tadjicks, de tous ces nomades couverts de laines chatoyantes et des poussières dorées que lèvent les vents de la steppe, tous ces nomades venus de Tachkent ou de Samarcande en longues caravanes de chameaux, pour troquer leurs pelleteries contre de la nourriture, des munitions de chasse, des instruments de travail. Mais c’est également à Orenbourg que les compagnons de classe de Joseph Kessel se chargeront de lui enseigner qu’il est des hommes pour croire que le sang dont ils sont nés leur donne une supériorité sur d’autres et le droit de les persécuter. Aux récréations, Joseph et son jeune frère Lazare doivent souvent se défendre à coups de poing contre les garçons de leur âge qui les attaquent parce qu’ils sont juifs. C’est à Orenbourg que Joseph Kessel apprendra, pour ne jamais l’oublier, ce qu’est l’abomination du racisme quand il s’installe dans le cœur de l’homme, donc pire encore dans celui de l’enfant.

En 1908, à l’âge de dix ans, Joseph Kessel quitte définitivement la Russie. Jamais il n’y retournera. Du moins en Russie d’Europe. Et ce sera peut-être l’un des drames de sa vie.

Sa famille s’établit à Nice.

Mais, six années plus tard, quand la guerre éclate, l’adolescent Joseph Kessel qui a déjà lu Tolstoï, Dostoïevsky, Pouchkine en russe, dévoré Balzac et Dumas vient juste d’obtenir, à Paris, au Lycée Louis-le-Grand, son baccalauréat de philosophie. Avec dispense, car il n’a que seize ans. Et Jean Mistler se souvient avoir fréquenté avec lui le cours de Poésie française du XVIe siècle.

Alors, dès la rentrée, il se précipite à la Sorbonne pour y préparer une licence de lettres.

La vie d’étudiant est pourtant loin de lui suffire. Le théâtre exerce sur sa sensibilité une attirance que stimulent encore les dons exceptionnels de son frère Lazare. Tous deux montent même un spectacle représenté dans l’après-midi au Théâtre Antoine. Leurs noms sont à l’affiche. Entre celui de M. Paul Painlevé, membre de l’Institut et député du Quartier des Écoles, venu prononcer une allocution patriotique, et celui de Mme Marthe Chenal qui terminera la matinée en chantant la Marseillaise.

Cependant, le théâtre non plus ne suffit pas à Joseph Kessel. Rien, d’ailleurs, ne lui suffira jamais vraiment. Et, puisqu’il y a la guerre, ce qu’il lui faut, c’est évidemment la faire. Par devoir, certainement. Mais aussi, n’en doutons pas, afin de saisir à pleins bras, à plein cœur, la chance d’une très grande aventure. Malheureusement, il n’a même pas l’âge réclamé aux engagés volontaires. Et l’Armée, elle, ne connaît pas les dispenses.

Alors, le futur grand reporter va s’engager... dans le journalisme. Moins, d’ailleurs, par véritable vocation que, disons-le, pour se procurer quelque argent.

Grâce à l’un de ses anciens professeurs, Hubert Morand, qui publie parfois des articles au Journal des Débats, Joseph Kessel entre à celui-ci. Il y a dix-sept ans. À travers les vieux et solennels bureaux de la rue des Prêtres-St-Germain-l’Auxerrois, la vie n’a guère changé depuis le temps où Chateaubriand y avait sa table qui, d’ailleurs, se trouve toujours là. Dans un coupé attelé d’un cheval à la robe luisante, le directeur, M. de Nalèche se fait, chaque matin, conduire à son journal par un cocher en livrée. La plupart des rédacteurs utilisent encore la plume d’oie pour écrire leurs articles. À l’imprimerie, on ne compose qu’à la main.

Joseph Kessel est affecté au service étranger. Entendons-nous, ses responsabilités y sont modestes. Il découpe les dépêches, les trie, les distribue. Néanmoins, comme son père continue de recevoir la presse russe, il peut lire celle-ci, en extraire l’essentiel, et rédiger des articles qui, bientôt lui vaudront, toujours à dix-sept ans, d’être considéré au Journal des Débats comme le spécialiste des affaires russes.

Mais l’heure de la vérité sonne enfin. Le 31 janvier 1916, Joseph Kessel a dix-huit ans. Il s’engage dans l’artillerie, car l’aviation, où il veut servir, n’a pas encore acquis son statut d’arme indépendante. Il fait ses classes à Fontainebleau, devient aspirant et, s’étant porté volontaire, rejoint l’escadrille 39 où il découvrira vraiment la guerre dont il rêve, la guerre menée par ce qu’il appellera lui-même « la cavalerie de l’azur, de la tempête et des nuages ».

Un jeune officier de vingt-trois ans — l’âge de Guynemer — le capitaine Vachon, commande l’escadrille 39. Il porte non seulement l’admirable prénom de Thélis, mais il le porte bien. Il tombera très vite au combat. Mais il ressuscitera, en devenant, quelques années plus tard, le capitaine Thélis de L’Équipage.

L’aspirant Kessel vole aussitôt comme observateur. Et, dans la solidarité de chaque instant qui l’unit au pilote, comme dans la vie quotidienne de l’escadrille, le voici définitivement touché par cette grâce de l’amitié qui illuminera son existence.

Le 14 juillet 1918, Kessel est nommé sous-lieutenant. La médaille militaire et la croix de guerre avec étoile et palme ornent déjà sa poitrine. C’est alors qu’on demande des volontaires pour former une escadrille française destinée à la Sibérie. En vue de quelle mission ? Kessel ne le sait même pas. Mais parce qu’il sent qu’en Europe la guerre touche à sa fin, alors qu’elle va peut-être se poursuivre ailleurs — ici ou là, qu’importe ? — il est volontaire. À vingt ans, pourquoi, en vérité, ne le serait-il pas ? Surtout s’il s’agit d’aller à l’autre bout du monde. Ce qu’il n’avait pourtant pas prévu, c’est que le jour fixé pour leur embarquement à Brest étant le 11 novembre 1918, ses camarades et lui seraient consignés à bord, avec interdiction formelle de descendre à terre, tandis que sonneraient toutes les cloches de la ville et que tonneraient tous les canons de l’arsenal pour saluer l’Armistice.

Mais l’accueil de New York, et plus particulièrement de Broadway, à ces jeunes officiers, incarnant à eux seuls, dans le cœur des foules américaines, toutes les armées françaises réunies, leur fera vite oublier de n’avoir point connu les foules en liesse dans la rue de Siam.

New York n’est pourtant qu’un commencement. De la côte atlantique à celle de Californie, c’est en effet une vertigineuse traversée du fabuleux continent que vont vivre nos héros qui, livrés à l’enthousiasme de leurs admiratrices, n’auront même plus toujours la force de leur demander l’armistice.

Et c’est ensuite Honolulu. Puis le Japon. Enfin Vladivostok.

Quel futur grand reporter connut donc, à l’âge de vingt ans, pareille chevauchée initiatique ?

À Vladivostok, où les avions ne viendront d’ailleurs jamais rejoindre les aviateurs, et où le pouvoir des Tsars ne tient plus, en particulier, qu’à quelques régiments de cosaques livrés à eux-mêmes, Joseph Kessel découvre alors un monde étonnant de réfugiés chinois faméliques, de trafiquants et de pillards, mais aussi de militaires de tous pays venus prêter main forte aux derniers fantômes de l’armée impériale.

Le jour, puisqu’il parle russe, il aide le chef de gare de la ville à faire partir et arriver les convois. Mais, dès que le soleil se couche, et les nuits sibériennes sont longues en hiver, il a toutes celles-ci pour boire, pour chanter, pour danser à l’Aquarium, le seul établissement à cet usage... et à quelques autres de Vladivostok. Et c’est au cours d’une de ces nuits qu’il fait la connaissance de celui que nous appellerons, si vous le permettez, son premier personnage kesselien — son premier « homo kesselianus » pour reprendre l’expression dAndré Chamson — le lieutenant de cosaques Leonid Savine, dont il écrira plus tard que « les épaules orgueilleuses, la taille étroite, le port de la tête haussée avec défi et l’animale souplesse de tout le corps, suffisaient à l’identifier ». Et Leonid Savine, tout en écartant à coups de fouet les corps mourant du typhus qui encombrent l’accotement des voies ferrées au-delà des derniers quais de la gare, Leonid Savine l’emmène, pour lui en faire les honneurs, vers l’antre qui est le sien. Il s’agit d’un wagon de première classe du Transsibérien, aux parois d’acajou, au sol jonché de tapis de Boukhara, aux meubles recouverts des plus précieux tissus d’Orient, où l’on boit la vodka dans des gobelets d’argent, où l’on dévore des chachlicks dans des assiettes orfévrées, où l’on se déchire la gorge à chanter les refrains de la steppe, où le moindre claquement de fouet du maître fait immédiatement surgir une nuée de serviteurs, tous cosaques comme lui, qui s’agenouillent à ses pieds en l’appelant « Votre Seigneurie ».

Alors, Messieurs, imaginant notre jeune officier, franchissant aux côtés de cet étonnant compagnon de son âge et de son grade le seuil de cette caverne d’Ali-Baba, je résiste mal à la tentation de dire : « Kessel est né » !

C’est par la Chine, par l’Indochine, par Singapour, par l’Inde, par Djibouti, par Suez qu’il va bientôt regagner la France — là encore, quelle prodigieuse équipée ! — ayant ainsi bouclé son premier tour du monde.

Démobilisé à Marseille, fin juin 1919, comment Kessel ne serait-il donc pas, déjà et pour toujours, saisi par d’autres ambitions et marqué par d’autres leçons que celles qu’on lui a enseignées à l’école ou au Journal des Débats ?

Or, c’est pourtant celui-ci qui s’apprête à lui offrir l’occasion de faire ses premières armes de grand journaliste.

Quand et de quelle façon ?

Eh bien, comme si la chose allait de soi, le 14 juillet 1919, en le chargeant d’assurer le reportage du triomphal défilé de la victoire sur les Champs-Élysées, en confiant à sa très jeune plume le soin de décrire Foch, Joffre, Pétain, enveloppés de gloire et d’amour, Fonck, soixante-quinze fois vainqueur dans le ciel, portant le drapeau de l’aviation, et tous ces combattants des armées alliées, salués par la ferveur et les larmes d’un peuple qui croit avoir, à jamais, exorcisé la guerre.

Au lendemain de cette journée, qui en eût grisé beaucoup, Joseph Kessel n’en retrouve pas moins, très modestement, sa place au service étranger du Journal des Débats. De même que si rien ne s’était passé. Ou plutôt comme si une sagesse fort précoce, elle aussi, lui conseillait, pour l’instant, de laisser quelque répit à un destin qui peut avoir besoin de reprendre souffle.

Pas pour longtemps, d’ailleurs. Car le directeur du grand quotidien du soir, La Liberté, a entendu parler du jeune journaliste. Il le convoque et lui dit :

— Voici dix mille francs. Allez donc un peu voir ce qui se passe en Irlande !

À peine arrivé à Dublin, Kessel est aussitôt fasciné par la lutte que mène, contre l’occupant britannique, un peuple tout entier dressé pour sa libération. Le représentant à Londres des insurgés du Sinn Fein l’a directement adressé à Desmond Fitzgerald, ministre de la Propagande du gouvernement clandestin irlandais. Il s’agit d’un très jeune homme que Kessel nous décrit habité par une sorte d’ « allégresse inspirée », et que la bicyclette dont il use comme unique moyen de transport rend à la fois partout présent et partout insaisissable. Fitzgerald lui fait connaître les grands chefs de l’insurrection. Kessel devient alors passionnément amoureux de cette Irlande en lutte, comme il le sera de tous les peuples, de toutes les minorités opprimées, qu’il verra se battre pour leur droit à la vie. Et l’on retrouvera, quelques années plus tard, cet amour pour l’Irlande dans Mary de Cork, une admirable nouvelle composée autour de l’héroïque figure du Lord-maire résistant de Cork, mort à la prison de Brighton, après une grève de la faim de soixante-seize jours.

En ce début des années 20, les grands reporters constituaient, au sommet de leur profession, une aristocratie très fermée. Il y avait les frères Tharaud, Albert Londres, Claude Blanchard, Henri Béraud. C’était presque un club. Or, à vingt-deux ans, Joseph Kessel vient d’y entrer par la grande porte, la seule, d’ailleurs, à y donner accès.

Le souvenir de cet âge d’or de la presse, dont j’ai seulement connu le crépuscule au seuil de ma carrière, a souvent engendré en moi, je l’avoue, comme un sentiment de frustration.

Je serais certes bien ingrat si je ne reconnaissais tout ce que je dois aux techniques modernes de l’information. Et pourtant, à une époque où l’inflation du voyage et de l’image n’aboutit que trop fréquemment à banaliser l’exotisme autant que l’événement, comment ne pas songer sans nostalgie à ces années où la seule force des mots, servie par le style de celui qui les employait, suffisait à faire naître, dans l’imagination du lecteur, les plus fortes et, parfois, les plus durables des visions et des émotions ?

Comment ne pas songer sans envie à cette sorte de pacte qui s’établissait, alors, entre le public et l’homme sillonnant le monde au nom de ses lecteurs, et ne disposant, pour témoigner, d’aucun autre instrument que sa plume.

C’était le temps où le talent et la probité de quelques-uns rayonnaient sur une profession tout entière, et où, souvent, à l’éclat de ce talent et de cette probité, se mesurait le crédit fait à cette profession.

Oh, ce n’est point que le talent et la probité manquent à la presse d’aujourd’hui. Mais il faut reconnaître qu’on y voit aussi bien des facteurs douteux fréquemment participer à sa réussite, sans quelquefois même, hélas, porter atteinte à son crédit, tant les besoins et les goûts qu’elle se doit de satisfaire ont également changé.

Devenu grand reporter, Kessel se découvre donc immédiatement des appétits nouveaux. Ceux de son métier, de son âge, mais également du sang qui circule dans ses veines.

Car c’est de sa Russie qu’il éprouve, d’abord, l’irrésistible appel. Il sait ce qui s’y passe. On devine ce qu’il en pense. Mais il voudrait voir tout cela de près. Or, plusieurs membres de sa famille vivent en Lettonie. Envoyé, cette fois, par Le Figaro, il part donc pour Riga d’où il espère pouvoir franchir la frontière et s’enfoncer dans les profondeurs russes. Mais, sur place, on lui demande, avant de lui accorder le visa qu’il réclame, d’oublier sa qualité de journaliste et de s’engager à ne jamais rien écrire sur ce qu’il aura vu. Évidemment, il refuse. Mais il ne quitte pas Riga pour autant. Car de nombreux réfugiés ne cessent d’y arriver, en provenance d’Union Soviétique. Kessel passe des journées et des nuits entières avec eux, l’oreille tendue aux récits qu’ils lui font. Et, outre ses articles pour Le Figaro, il en tirera les nouvelles réunies sous le titre La Steppe rouge, qui sera son premier livre édité, en 1922, par Gaston Gallimard.

Mais à Riga, Joseph Kessel fait également une rencontre qui va marquer sa vie entière. Celle des Tziganes.

Dans plusieurs restaurants de la ville, se trouvent, en effet, quelques-uns de ceux qui, de leurs violons, de leurs guitares, de leurs voix, à Moscou et à Petersbourg, ont ensorcelé, à la lueur des flambeaux, les dernières nuits de la Russie des Grands-Ducs.

Et, les découvrant, Kessel succombe aussitôt au sortilège de leur musique et de leurs chants. Mais ce qu’il ne sait pas encore, c’est à quel point le rythme de sa vie, du moins pour quelques années celui de son existence parisienne, va s’en trouver totalement bouleversé.

Car, à Paris aussi, il y a maintenant des Tziganes que le fleuve de l’émigration a charriés avec lui, mêlés aux princes, aux généraux, aux intellectuels et aux grands fonctionnaires du régime impérial. Et, puisqu’on lui refuse la Russie d’aujourd’hui, Kessel va, désormais, se noyer toutes les nuits dans la pathétique nostalgie d’une Russie disparue, qui ne ressuscite qu’avec le crépuscule pour s’évanouir de nouveau avec l’aube.

Évoquant, il y a un instant, le jeune sous-lieutenant aviateur de Vladivostok allant boire de la vodka dans des gobelets d’argent sur des tapis de Boukhara, j’avais dit : « Kessel est né ! ». Mais à présent, l’imaginant durant des nuits entières — et je vais encore le citer — vivant du « souffle barbare, désespéré et parfois sublime que la Russie sans limites a déposé dans ses chants, ses danses et dans le cœur de ses enfants », l’imaginant ainsi, j’ai, cette fois, envie de m’écrier : « Jef est né ! ».

Chez les vrais personnages de légende, celle-ci n’est jamais qu’une expression lyrique de la réalité.

Certes, il y avait une légende-Kessel qui courait aussi bien les salles de rédaction et les maisons d’édition que les cabarets russes de Montparnasse et de Montmartre. Ainsi l’affirmait-on capable de passer plusieurs nuits d’affilée à chanter et à boire, sans dormir pour autant une seule heure du jour parce qu’il travaillait alors à un livre. Ainsi le disait-on broyant volontiers entre ses dents et avalant ensuite les débris d’un verre qu’il avait, auparavant, écrasé dans la paume de sa main. Ainsi le décrivait-on, abattant, d’un crochet à la mâchoire, le noctambule, choisi de préférence pour sa forte carrure, et qui avait, étourdiment, refusé de partager avec lui une bouteille d’alcool.

Mais rien de cela ne relevait de la légende.

C’était Jef.

Et si, au petit matin, on le découvrait dans un café de Pigalle, en compagnie d’un guerrier du Caucase coiffé d’astrakan, et que venait les rejoindre un homme au visage insomnieux mais d’élégante silhouette, il ne fallait surtout pas s’étonner d’apprendre qu’il s’agissait, un jour, du propre fils de Léon Tolstoï, mais, le lendemain, du prince Youssoupov, celui qui avait tué Raspoutine.

Cette passion des nuits russes, à l’envoûtement desquelles il savait ajouter la magie de ses rêves, jamais, pour tout dire, Kessel n’y échappa. Et jamais non plus, je ne le vis entrer au-delà de minuit dans un de ces établissements où chantaient une Valia Dimitrievitch ou un Volodia Poliakov, sans que la meilleure table, qui n’avait pourtant pas été réservée, s’y trouvât libre comme si elle n’attendait que lui, sans qu’elle se couvrit instantanément de caviar et de vodka, sans que les artistes présents vinssent aussitôt faire cercle autour d’elle, et sans que la nuit donnât l’impression de seulement commencer.

Ne regrettons surtout pas, Messieurs, pour l’homme et pour l’œuvre, ce que lui-même a appelé « ces longues nuits meurtrières que préside un démon acharné à notre destruction ». Ne les regrettons pas car, de toute façon indissociables de l’homme tel qu’il fut, elles nous ont donné une œuvre admirable, Nuits de Princes, le livre d’un grand écrivain russe de langue française.

Un écrivain pour qui, dès le commencement de sa carrière, les choses étaient d’ailleurs allées aussi vite que pour le journaliste.

En 1923, Kessel, âgé de vingt-cinq ans, avait écrit en trois semaines et aussitôt publié son premier roman, L’Équipage, salué par la critique unanime, de Robert Kemp à André Billy, de Léon Daudet à Maurice Martin du Gard, L’Équipage qui deviendrait vite l’un des classiques de l’après-guerre. Et trois ans plus tard, pour Les Captifs, Kessel serait, à vingt-neuf ans, lauréat du Grand Prix du roman de l’Académie française.

Mais avant d’obtenir celui-ci, Joseph Kessel avait tenté, et cette fois réussi, un autre retour aux sources, à celles d’un judaïsme dont, toute sa vie, il porterait, en lui, l’empreinte léguée aux siens par trente siècles de persécutions, d’errance et de fidélité.

Lequel d’entre nous, Messieurs, ayant eu la chance d’assister, ici-même, à la réception de Joseph Kessel, succédant au duc de la Force et superbement accueilli par André Chamson, aurait pu oublier l’exorde sublime de son discours se terminant ainsi :

« Pour remplacer le compagnon dont le nom magnifique a résonné glorieusement, pendant un millénaire, dans les annales de la France, qui avez-vous désigné ? Un Russe de naissance et juif de surcroît. »

Mais Joseph Kessel d’ajouter que, pour vous, la question ne s’était même pas posée. Ce qui devait permettre à Maurice Schumann, rendant hommage, le 27 septembre 1979, à celui qui venait de disparaître, d’assurer que « jamais l’Académie n’avait été mieux remerciée ».

En 1925, Joseph Kessel fait donc la connaissance de Chaïm Weizmann, le grand chimiste russe qui a succédé à Théodore Herzl comme chef du mouvement sioniste. Il part avec lui pour la Palestine. Et, face aux paysages de la vallée du Jourdain, du lac de Tibériade, plus encore devant ceux de Galilée, Kessel est saisi d’une émotion qu’il n’espérait même pas.

« Rien n’a bougé ici, écrit-il, depuis les temps évangéliques, comme rien n’a changé au désert de la Mer Morte depuis que Josué fit tomber les murs de Jéricho. Et pourtant, il y a quelque chose de neuf dans cette Palestine qui semblait vouée à un destin immobile, quelque chose qui charge l’atmosphère d’une fiévreuse présence ; un tressaillement obscur mais déjà sensible presque partout. »

Car, à sa propre surprise, Kessel mesure instantanément quelle puissance, tout à la fois de rêve et de détermination, pousse vers le Sionisme les hommes chaque jour plus nombreux qui vont l’édifier. Il sent là une force religieuse et humaine tout entière fondée sur la volonté, presque déjà sur la certitude d’un proche et massif retour des Hébreux à leur terre, la seule terre juive qui soit au monde, cette terre, écrit-il encore, où « toute l’extraordinaire aventure d’Israël, depuis ses temps les plus anciens, s’offre toujours aux yeux du visiteur, en une si puissante synthèse qu’il en demeure tout étourdi ».

L’extraordinaire aventure d’Israël... Une fois de plus, le mot a surgi naturellement sous sa plume. L’aventure. Mais la mystique de l’aventure fut-elle jamais, chez Kessel, autre chose qu’une mystique de l’homme, c’est-à-dire la recherche et l’attente du moment où, dans des circonstances exceptionnelles, il verrait, de ses yeux, l’homme devenir davantage que lui-même ?

Que poursuivait-il d’autre, en Mer Rouge, sur le boutre d’Henri de Monfreid livré à la tempête ? Que poursuivait-il d’autre, sur les chemins du Yemen interdit, ou dans les bas-fonds de Berlin ? Que poursuivait-il d’autre, dans le ciel et le désert de Mauritanie, avec les pionniers de l’Aéropostale ?

Volant à bord d’un Latécoère de Fort-Juby à Villa Cisneros, manquant périr parmi ces vents de sable dont il allait faire le titre du livre où il conterait son odyssée, Kessel serait alors le premier homme de plume authentique à observer et à décrire le monde vu d’avion. Mais en se mêlant aux pionniers de la Ligne, en devenant leur compagnon, leur ami, Kessel ferait plus encore. Par son affection, par ses conseils, par ses encouragements, il aiderait l’un d’eux, son cadet, à remplir cette vocation d’écrivain qu’il ressentait profondément en lui. Cet homme était seulement âgé de vingt-huit ans. S’il n’avait pas trouvé la mort au cours de la dernière guerre, vous l’auriez certainement appelé à siéger parmi vous. Il se nommait Antoine de Saint-Exupéry.

Quant à Mermoz, son ami, son frère, et qui par plus d’un trait lui ressemblait en effet comme s’ils étaient du même sang, Mermoz dont il disait qu’il était « né pour la conquête de l’inaccessible », Kessel écrivit sur lui la seule biographie, d’ailleurs posthume, de son œuvre mais, peut-être, ses pages les plus pathétiques.

En vérité, ceux qui le connaissaient le savaient bien, il existait, autour de Kessel, une sorte de champ magnétique attirant irrésistiblement à lui les êtres les plus divers, et souvent les plus surprenants, dont il écrivait que, partout, les meilleurs comme les pires lui avaient toujours témoigné une étrange confiance.

Et je crois que cette étrange confiance naissait essentiellement de la façon dont Kessel savait écouter ces hommes. Pour chacun, il était, en effet, celui qui reçoit la confidence, voire la confession sans l’avoir vraiment cherchée, celui qui laisse toujours l’autre entièrement libre d’être ce qu’il veut être. Mais Kessel était également celui dont l’attention passionnée, et d’ailleurs souvent muette, qu’il accorde à ses semblables, peut constituer, pour certains d’entre eux, la tacite absolution dont ils ont précisément besoin avant de continuer leur route.

Oui, cette étrange confiance, les meilleurs mais aussi les pires la lui témoignèrent toujours. Car, et là encore le titre d’un de ses livres nous le dit bien... tous n’étaient pas des anges.

D’ailleurs, Messieurs, vous ne vous y êtes pas trompés. Et lorsque, le 6 février 1964, vous reçûtes Joseph Kessel sous cette Coupole, vous saviez parfaitement que les ombres qui l’accompagnaient et pour lesquelles, d’une certaine manière, on avait indirectement fait battre tambour, n’étaient pas seulement celles de Desmond Fitzgerald, le jeune ministre irlandais clandestin, de Mermoz l’archange ou du fils du grand Tolstoï. Mais vous sentiez bien qu’elles étaient également celles de Léonid Savine, le cosaque au fouet du train de Vladivostok, d’Hippolyte le bataillonnaire, de Mossa le tueur somali qui portait, noués autour de son bras, des trophées humains, de Mackno l’égorgeur, et de beaucoup d’autres, plus familiers des lieux où rôde la mort violente que de ceux où l’on s’emploie, comme ici, à faire régner l’immortalité de l’esprit.

Mais, 1939 approche.

La guerre d’Espagne, où il a été l’envoyé spécial de Paris-Soir, n’a laissé à Kessel, pas plus qu’à Malraux, son ami, aucune illusion sur ce qui nous menace.

Envers lui-même, pourtant, la prévoyance n’a jamais été sa qualité majeure. Promu sous-lieutenant, en 1918, alors qu’il possédait encore la nationalité russe, on lui a fort étrangement retiré son grade en lui accordant, après la guerre, la nationalité française. Trois mois de classes auraient suffi pour le rétablir à son rang dans la hiérarchie militaire. Mais il a été insouciant. Si bien qu’en septembre 1939, il se retrouve mobilisé en qualité de simple soldat. Et comme, sur son livret militaire, à la mention « profession », au lieu de « journaliste » on a écrit « journalier », sans l’intervention de Pierre Lazareff, qui le fait nommer « correspondant de guerre », Kessel n’eut sans doute pas tardé à être doté d’une pelle et d’une pioche pour défendre la patrie.

La déroute de l’armée française, en mai 1940, il éprouve un instant du mal à y croire. Car c’est à Rethel qu’il prend contact avec la vraie bataille, à Rethel où la 14e division d’infanterie du général de Lattre a su arrêter les Allemands sur l’Aisne, et eût même été disposée à les poursuivre au-delà si, à sa droite et à sa gauche, le front n’avait cédé d’irrémédiable façon. Mais quelques jours plus tard, à Dunkerque, Kessel pourra constater, de ses yeux, l’ampleur du désastre national.

Dès la signature de l’armistice, il s’installe à Toulon, où il ne tarde pas à devenir agent de liaison d’un réseau de résistance de la France combattante. Enfin, dans la nuit de Noël 1942, Joseph Kessel et Maurice Druon franchissent les Pyrénées, avant d’échanger à haute voix, au cours d’une autre nuit, celle des Rois, où ils traverseront les montagnes de Galice, des hémistiches de Corneille, de Vigny et de Victor Hugo, afin que leur marche à travers les ténèbres et les bourrasques de neige ne vienne pas à les séparer.

Aussitôt arrivé à Londres, son premier contact avec le général de Gaulle est, pour Kessel, absolument saisissant.

À l’époque, c’est-à-dire aux premiers jours de 1943, Rommel est toujours en Libye et Paulus à Stalingrad.

— Bien entendu, la guerre est gagnée, n’assure pas moins à son visiteur le chef de la France libre. Restent seulement à remplir quelques formalités.

Mais, après que Kessel eut demandé où, quand et comment il va pouvoir rejoindre son arme, l’aviation, et combattre, le Général répond :

— Combattre. Ce sera difficile, à cause de votre âge. Alors, vous pourriez peut-être écrire un livre sur la Résistance.

Kessel, évidemment, n’a pas rejoint ceux qui se battent pour s’adonner à la littérature. Il écrira pourtant L’Armée des ombres. Et de Gaulle qui savait ce que peut être le poids d’un livre ne s’était pas trompé en réclamant celui-ci à l’auteur de L’Équipage.

Mais c’est aussi le poids d’un chant qu’avec Maurice Druon, Joseph Kessel va offrir à la France en guerre.

Dans un hôtel du Surrey, un dimanche du printemps 1943, tous deux, sur une musique d’Anna Marly, composent, en effet, les paroles du Chant des Partisans.

Et quand, pour la première fois, celui-ci est repris en chœur, au domicile d’Emmanuel d’Astier, par des chefs de la Résistance et officiers de la France libre, ce sont les tirs de la D.C.A. qui, dans le ciel de Londres, en ponctuent les strophes. Tandis qu’en France, lorsque nous commencerons à l’entendre, ce sera au travers du brouillage de l’ennemi qui contribuera ainsi à lui conférer son destin. Car, du 6 juin 1944 où, sur les ondes de la B B C, il suivra immédiatement l’annonce, par le général de Gaulle, du débarquement allié, au 19 décembre 1964 où il saluera l’entrée au Panthéon des cendres de Jean Moulin, le Chant des Partisans deviendra bien, après la Marseillaise et le Chant du Départ, le troisième de nos hymnes patriotiques.

Rares et comblés sont les écrivains dont la plume, un jour de leur vie, sut ainsi donner à un peuple au combat les mots coïncidant tout à coup, et aussi parfaitement, avec ce qu’il y avait de plus profond dans sa conscience nationale, c’est-à-dire les mots qui, pour cette raison, demeurent à jamais dans la mémoire de ce peuple !

Mais la guerre continue. Et Kessel obtient enfin ce qu’il était venu chercher en rejoignant de Gaulle. Au camp d’Hartfordbridge, on forme une escadrille de dix avions qui s’en iront, la nuit, survoler la France pour prendre contact, en phonie, avec la Résistance. Les pilotes sont anglais. Mais ceux qui dialogueront avec les émetteurs clandestins sont français. Et Kessel qui, ayant retrouvé son rang d’officier, a même été promu capitaine, est leur chef. Messager des ténèbres, volant sous les étoiles au-dessus de la France, voici l’écrivain de L’Armée des ombres parlant du ciel, comme à voix basse, à ceux qui en sont les soldats. Ami entends-tu ?

La guerre s’achève enfin. La paix revient. Mais, pour Kessel, c’est beaucoup dire.

Car le 15 mai 1948, à bord d’un minuscule appareil, le voici qui survole la Palestine où le mandat de la Grande-Bretagne a pris fin la veille, et où Ben Gourion a aussitôt fait proclamer l’indépendance d’Israël. Et quand Joseph Kessel atterrit à Haïffa, un fonctionnaire juif appose, sur son passeport, le premier visa d’entrée accordé à un étranger par la République d’Israël. Mais déjà cinq armées arabes ont franchi les frontières du nouvel État hébreu. La guerre commence.

Kessel en suivra les opérations jusqu’à la trêve qui les suspendra, au bénéfice d’Israël. Il les suivra, chaque jour plus bouleversé par ce peuple « sorte de légion étrangère, écrit-il, rassemblée sur le sol des ancêtres, ayant pour langage commun la plus vieille des langues mortes, et nourrissant, pour ce sol et cette langue, le respect, l’attachement, l’amour passionné des hommes qui voient pousser une maison, croître un arbre, fleurir un jardin né de leurs mains ».

Non, jamais peut-être, depuis l’Irlande, Kessel n’a éprouvé semblable émotion, au contact d’hommes défendant leur droit à l’existence.

Une troisième fois dans sa vie, il ressentira pourtant, avec une force égale, ce pouvoir d’envoûtement d’une terre et de son peuple quand, à deux reprises, en 1956 et 1967, il rencontrera l’Afghanistan. C’est dans ce pays grandiose, terre d’Islam aux mesures de Dieu, qu’avec Les Cavaliers, il situera l’action d’une des aventures romanesques les plus puissantes et les plus violentes qui aient jamais été écrites, autour du fabuleux bouzkachi, le « Jeu du roi », que se livraient alors, sur leurs pur-sang à peine dressés, les tchopendoz accourus des steppes et descendus des montagnes, pour se disputer la dépouille sanglante d’un bouc au cou tranché.

Mais écoutons Kessel décrire sa première arrivée en Afghanistan « Le front collé aux petites vitres carrées du Dakota, nous regardions monter et décroître tour à tour les frontières d’un monde. C’était bien l’Afghanistan de nos rêves. L’Afghanistan clos, farouche, hérissé de montagnes inaccessibles, avec ses tribus nées pour la guerre et pour la liberté. »

Faut-il remercier le destin d’avoir épargné à Joseph Kessel de voir l’Afghanistan « avec ses tribus nées pour la guerre et pour la liberté », l’Afghanistan, patrie de ceux qui étaient devenus ses frères par le cœur, victime de l’agression et de l’oppression de ceux qui, en dépit de tout, restaient ses frères par le sang ?

En tout cas reconnaissons-le, Messieurs, les catholiques d’Irlande, les juifs d’Israël, les musulmans d’Afghanistan, quel œcuménisme du courage, mais aussi quelle saisissante actualité !

Depuis La Steppe rouge, et jusqu’en 1939, Joseph Kessel avait surtout composé des romans relativement courts, des nouvelles ou des récits. En particulier, Les cœurs purs, Belle de jour qui, à l’époque, témoignait d’une certaine audace, Fortune carrée, Les enfants de la chance, Une balle perdue. Mais cet amoureux de Tolstoï rêvait, et travaillait depuis longtemps, au grand cycle romanesque d’où il espérait faire surgir un monde. Ce serait les quatre romans réunis, en 1950, sous un titre dostoïevskien : Le Tour du malheur, et que Kessel avait mis plus de vingt ans à écrire.

Le Tour du malheur est une œuvre puissante, ardente, complexe. Jamais Kessel ne nous avait, jusque-là, révélé à ce point toute la gamme des richesses de son art. Certaines scènes d’amour sont d’une délicatesse d’écriture qui fait songer à Tchékov. Et puis, de l’ampleur prométhéenne du récit, monte soudain comme une humble prière à un père disparu, un pudique message d’amour à une mère encore vivante, s’incarnant l’un et l’autre à travers le Dr Anselme Dalleau et Sophie Dalleau son épouse.

Alors, ayant terminé cette fresque à égale distance de la mémoire de l’imagination et du rêve, Kessel pénètre, avec les années 50, dans une sorte de plénitude rayonnante.

Regardons-le. Regardons ce Russe de France qui sut toujours être de partout pourvu que l’homme y fut grand. Jamais il n’a davantage ressemblé à lui-même et, disons-le, jamais il n’a été aussi beau. La stature a gardé toute sa puissance et la démarche toute sa souplesse. Le visage, qu’on dirait sculpté par tous les vents du monde, a définitivement trouvé ses reliefs et ses tonalités. La lourde et forte chevelure commence à se couvrir de neige. La voix grave et douce résonne comme une sorte de mélopée envoûtante et fraternelle. Quant au gris-bleu transparent du regard, a-t-il jamais reflété autant d’incessante volonté de découvrir et de comprendre, c’est-à-dire d’indulgence, de tendresse, d’amour infini du prochain ?

La vérité demeure sa seule morale.

Rester témoin parmi les hommes, plus que jamais sa seule ambition.

Paraissent alors des livres qui eussent enchanté Kipling. La Vallée des rubis, Hong-Kong et Macao. Et puis, des spacieuses fermes coloniales plantées autour de Nairobi où, dès que tombe le soir, on se barricade et l’on s’arme pour se prémunir contre une attaque des Mau-Mau, surgit soudain cette Piste fauve qui conduira son auteur jusqu’au pied du Kilimandjaro où vivent, en toute liberté, les plus beaux animaux du monde. Un matin, dans le pare d’Amboselli, Kessel sort de la case où il a passé la nuit, et découvre... le paradis terrestre.

« L’air, écrit-il, était d’une odeur et d’une saveur exquises Les grands arbres alourdis de rosée se tenaient immobiles dans la paix toute fraîche du matin tropical. Le soleil, en sa première force, touchait de biais la haute crête du Kilimandjaro et faisait poindre, sur la neige éternelle, les douces braises de l’aurore. Et vers le point d’eau, encore plongé dans la pénombre, se rassemblaient déjà les hardes, les troupeaux, les tribus des gazelles, des zèbres et des buffles. C’était l’un dé ces instants pour lesquels un homme doit remercier son destin. »

Il est des phrases d’un écrivain où, soudain, l’émotion qu’il exprime, la façon dont il sait nous la communiquer sont telles que, même si l’on ne connaissait pas cet écrivain, même si l’on était pratiquement sûr de ne jamais le rencontrer, on se sentirait tout à coup uni à lui par une communauté de goûts, de sensibilité à laquelle il serait difficile de donner un autre nom que celui d’amitié.

Pour éprouver celle qui me liait à Joseph Kessel, je n’avais certes pas besoin de lire, sous sa plume, de telles phrases. Mais permettez, Messieurs, à un amoureux des grands espaces, des grands animaux, des secrets et des sortilèges de l’Afrique fauve, de vous dire combien de fois, au seuil d’un jour nouveau succédant comme une trêve à la nuit mystérieuse et meurtrière de la brousse, découvrant soudain les ballets d’antilopes dessinant de bondissantes arabesques sur l’herbe encore vaporeuse et grise de la plaine, apercevant, un peu plus loin, descendant vers la rivière, un long troupeau de buffles dont la lourde marche écrase la terre desséchée, permettez donc, Messieurs, à cet amoureux de l’Afrique fauve de vous dire, oui, combien de fois devant pareil spectacle, il lui est également arrivé de remercier son destin !

Vers la fin de 1957, c’est-à-dire trois ans après la parution de La Piste fauve, je rencontre Joseph Kessel et suggère que, bientôt, nous déjeunions ou dînions ensemble.

« Volontiers, me dit-il, mais il nous faudra faire vite, car je dois quitter Paris sans trop tarder pour m’installer à la campagne et tenter d’y terminer un livre. Il s’agit d’une vieille dette dont je voudrais m’acquitter envers mon éditeur. Alors, à partir d’une histoire glanée au Kenya, j’ai imaginé un roman sans grandes ambitions, mais dont on pourrait tirer, à l’occasion des fêtes de Noël, un album illustré pour enfants susceptibles de faire une petite carrière. Ce que je vais donc essayer de raconter... »

Mais vous avez déjà compris que ce livre auquel son auteur, trop modeste, ne prévoyait qu’une carrière limitée, serait en vérité son plus grand succès, puisque Le Lion, traduit dans le monde entier, Le Lion que s’arracheraient bientôt les clubs d’Europe et d’Amérique, les collections de poche des deux continents, les producteurs de Hollywood, conférerait tout à coup à Joseph Kessel, alors âgé de soixante ans, une renommée universelle que ses œuvres les plus réussies et les mieux accueillies ne lui avaient encore jamais apportée. Lui-même deviendrait pour toujours le Lion. Et il ne tarderait pas à rejoindre, au milieu de vous, un autre grand écrivain de sang russe et d’âme française, Henri Troyat.

Joseph Kessel est mort, dans sa demeure, au sein de ce qui était devenu son village, foudroyé comme celui dont il avait été le soldat, au terme d’une journée que rien ne semblait devoir distinguer des autres. Il est mort intact, fidèle à ce que, de sa jeunesse, il avait su conserver de plus rayonnant.

Peut-être avez-vous trouvé, Messieurs, mon propos bien peu équilibré. Que dirait-on, en effet, d’un biographe qui consacrerait les deux tiers d’un ouvrage à l’enfance, à l’adolescence, aux débuts dans la vie de son modèle, et seulement un tiers à sa maturité ? Je reconnais mes torts, et plaide coupable de n’avoir pas su résister au fascinant spectacle d’un Kessel forgé tout entier par le destin dans l’éblouissante lumière de son jeune âge. Mais alors, ai-je trop parlé de l’homme et pas assez de l’œuvre ? Ai-je trop sacrifié à l’action et fait la part trop mince à la littérature ?

Qu’était pourtant l’œuvre chez Kessel, sinon l’incessante explosion de l’homme, de ses émotions, de ses élans, de ses passions, de ses envoûtements ? Si bien que pas un seul jour de sa vie, l’œuvre ne s’écarta des paysages où l’homme était chez lui.

Quant à la littérature, ne croyant pas, avec André Breton, qu’elle constitue « l’un des plus tristes chemins qui mènent à tout », mais pensant au contraire, avec Jean Paulhan, qu’elle est « une fête pour tout le monde, à laquelle tout le monde est invité », je dirai que l’œuvre de Kessel est magnifiquement littéraire, dans la mesure où elle est une fête constante « à laquelle tout le monde est invité ». Fête somptueuse de l’antique vertu, c’est-à-dire du courage ; de l’immuable lumière, c’est-à-dire de l’amour des autres ; de l’infaillible clé de toutes les rédemptions, c’est-à-dire du permanent souci de la dignité de l’homme.

Joseph Kessel, là où il est aujourd’hui, je crois l’imaginer... Éternel « cavalier de l’azur, de la tempête et des nuages », une strophe de Pouchkine au cœur et tout Balzac à la mémoire découvrant désormais, d’un seul regard, l’infini des terres promises répercutant à jamais l’écho, par les splendeurs afghanes, du cri d’un montagnard vainqueur au « Jeu du roi ».