Discours de réception de Marc Fumaroli

Le 25 janvier 1996

Marc FUMAROLI

Réception de Marc Fumaroli

 

M. Marc Fumaroli, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Eugène Ionesco, y est venu prendre séance le jeudi 25 janvier 1996, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Le rite du seuil que vous m’invitez aujourd’hui à accomplir est redoutable. Oser élever la voix pour la première fois sous cette voûte, en votre présence, impose la plus extrême humilité. Je vois ici, parmi vous, l’assemblée de vos confrères qui depuis plus de trois siècles, de génération en génération, ont perpétué votre Compagnie. Comment sortir du silence devant Racine et Fénelon, devant Renan et Valéry ? Je ne sais pas, en ce moment, si je dois davantage vous remercier ou solliciter votre compassion.

Pour faciliter ce passage, une tradition miséricordieuse voulait, sous l’Ancien Régime, que tout remerciement à l’Académie française commençât par l’éloge de son fondateur, le cardinal de Richelieu. Ce lieu commun permettait de reprendre un peu ses esprits. Pierre Corneille, fort ému lui aussi le jour de sa réception, le 22 janvier 1647, n’y a pas manqué. « Vous êtes le choix de ce grand Génie qui n’a fait que des miracles... Vous m’avez fait part de cette gloire », murmura le grand poète dans une prose assez embarrassée.

Il n’avait pas toujours été si enthousiaste. On peut aujourd’hui, je crois, louer votre fondateur avec plus de sobriété et de franchise.

Le véritable père de votre Compagnie, celui qui a pourvu à sa naissance, et qui, pendant un demi-siècle, de 1629 à 1675, a veillé à sa croissance, ce fut son premier secrétaire perpétuel, Valentin Conrart. Ce huguenot, ce bourgeois de Paris, a le premier réuni chez lui, dans les années 1629-1630, de jeunes poètes et lettrés français qui souhaitaient cultiver ensemble la beauté de leur langue et la rendre digne des choses de l’esprit.

« Là (écrit en 1651, le premier historien de l’Académie, Paul Pellisson), ils s’entretenaient familièrement, comme ils eussent fait en une visite ordinaire, et de toutes sortes de choses, d’affaires, de nouvelles, et de belles-lettres. [...] Leurs conférences étaient suivies tantôt d’une promenade, tantôt d’une collation qu’ils faisaient ensemble. Ils continuèrent ainsi trois ou quatre ans, et comme j’ai ouï-dire à plusieurs d’entre eux, c’était avec un plaisir extrême et un profit incroyable. De sorte que, quand ils parlent encore aujourd’hui de ce temps là, ils en parlent comme d’un âge d’or, durant lequel avec toute l’innocence et toute la liberté des premiers siècles, sans bruit et sans pompe, et sans autres lois que celles de l’amitié, ils goûtaient ensemble tout ce que la société des esprits et la vie raisonnable ont de plus doux et de plus charmant. »

Conrart et ses amis s’étaient juré mutuellement le secret sur cette académie toute privée. Ce secret finit par être éventé. Le premier titulaire de ce sixième fauteuil dont vous m’avez jugé digne, l’abbé de Boisrobert, attira l’attention de Richelieu sur ces réunions. La suite est connue de tout le monde. Mais la fidélité à cette académie d’avant l’Académie n’abandonna jamais Valentin Conrart. Devenu votre premier secrétaire perpétuel, il mit tout en œuvre pour préserver, en marge des rites officiels et pour les vivifier, l’esprit amical de la Compagnie. Chez lui, à Paris, et dans sa maison de campagne d’Athis-Mons, il recevait avec ses confrères les jeunes talents, et il inspira un véritable atelier d’où sortirent les Remarques de Vaugelas et plusieurs autres classiques de notre langue. À l’égard de l’Académie française, un des premiers mérites de Richelieu est d’avoir laissé élire secrétaire perpétuel ce diplomate de l’esprit, dont le Cardinal savait bien pourtant qu’il était au service de la République française des Lettres, avant de l’être au sien et même à celui du roi.

Les derniers titulaires de ce sixième fauteuil, Jean Paulhan et Eugène Ionesco, ont honoré les belles-lettres dans le même esprit de liberté. Avant d’être reçu dans votre Compagnie, en 1963, l’auteur des Fleurs de Tarbes a été, pendant un demi-siècle, à la direction de La Nouvelle Revue française, un moderne Conrart, grammairien, rhétoricien, critique à la curiosité universelle, découvreur et accoucheur de talents. Il eut la religion de la parole, avec la plus redoutable ironie envers les mots. Moins prudent que Conrart, il fut aussi la conscience de la République française des Lettres. Lorsque ce résistant de la première heure, cofondateur des Lettres françaises et des Temps modernes, osa écrire, sortant de sa réserve naturelle, De la paille et du grain et Lettre aux Directeurs de la Résistance, entre 1949 et 1950, qu’est-ce qui le poussait à se dresser contre la « liste noire » des corbeaux du Comité national des écrivains ? Le souci de faire prévaloir l’indépendance morale reconquise par les Lettres françaises sur la servitude et la bassesse où l’on voulait les faire retomber.

Eugène Ionesco était alors un étranger et un inconnu, que Jean Paulhan et Raymond Queneau aidèrent à se révéler. Un autre de ses tout premiers alliés, André Breton, a décrit ainsi le climat qui régnait dans le Paris littéraire en 1945 :

Les staliniens seuls, puissamment organisés dans la période de la clandestinité, avaient réussi à occuper la plupart des postes clés dans l’édition, la presse, la radio, les galeries d’art [...] On retrouvait les plus farouches antimilitaristes dans les attitudes les plus chauvines brandissant les «listes noires», avides de sanctions, quitte en sous-main a passer l’éponge, moyennant de solides garanties, ce qui constituait la technique dite du dédouanage. »

Cet efficace noyautage et quadrillage, que la puissante revue de Sartre, Les Temps modernes, dès 1949, ne dédaigna pas d’imiter, explique, mais n’excuse pas, l’extraordinaire strabisme qui a empêché pendant trente ans l’intelligence parisienne d’arrêter son regard sur la tyrannie à l’Est. Admirateur de Paris, capitale de l’esprit, Eugène Ionesco souffrait de voir lettrés, philosophes, écrivains, scientifiques et journalistes, sous des gouvernements libéraux, organiser eux-mêmes une terreur et en exercer eux-mêmes la censure. Il eût pu se contenter de savourer au fil des ans la gloire mondiale de son théâtre. Il s’est porté au premier rang de ceux qui, avec Albert Camus, avec Raymond Aron, ont osé résister à cet aveuglement souvent frivole. En 1958, son Rhinocéros expose dans le langage du théâtre l’expérience qu’il avait acquise, dès 1933, de la fascination totalitaire. À partir de 1965, il n’hésite pas à recourir à la polémique de presse, dans Combat, dans Le Figaro ; il trouvera encore la force, le 19 avril 1990, de publier un article où il raconte en termes peu diplomatiques la fastueuse réception réservée à Vaclav Havel au Ministère de la Culture, par ceux-là qui, naguère, quand Havel était en prison à Prague, et non pas Président de la République tchèque, avaient refusé a ses pièces de théâtre le droit d’être jouées sur les scènes françaises subventionnées.

Né en Roumanie d’une mère française en 1909, Eugène Ionesco a été élevé en France jusqu’à l’âge de quatorze ans, de 1910 à 1923. C’est Paris, c’est la campagne française qui ont formé le fonds d’émotions et de sensations de ses premières années. C’est dans notre langue qu’il s’est d’abord essayé à écrire. Le français a été sa langue maternelle. Mais son adolescence, les années de formation de son esprit, se sont déroulées en Roumanie, et ses premiers travaux littéraires ont été publiés en langue roumaine. Loin de rompre cependant avec sa première éducation française, le jeune Ionesco à Bucarest fait des études supérieures de littérature française, et il devient, en 1934, professeur de français. Sa familiarité précoce avec les classiques et les modernes de notre langue lui ouvre accès à la vie sociale et littéraire. Entre 1927 et 1940, Eugène Ionesco a été un des espoirs les plus doués de la jeune génération de Bucarest. La capitale roumaine était alors, avec Beyrouth et Alexandrie, l’un des trois Paris de l’Orient. Quand Eugène Ionesco, dans les années 1950, se sera fait un nom sur les scènes parisiennes, il se retrouvera à l’affiche avec le Libanais Georges Schéhadé, et avec l’Arménien d’Odessa Arthur Adamov.

Si le Bucarest qu’a connu Eugène Ionesco était un Paris roumain, c’est que l’existence même d’un État et d’une nation roumains, au carrefour de trois Empires menaçants, allemand, russe et turc, devait beaucoup à Paris. La volonté de Napoléon III imposa, après la guerre de Crimée, la réunion sous un même souverain de la Moldavie et de la Valachie. La diplomatie française de Philippe Berthelot s’employa, par les traités de Saint-Germain et de Trianon, en 1919, à créer une Grande Roumanie, réunissant au noyau initial des provinces longtemps disputées entre Hongrois, Turcs et Russes : Transylvanie, Banat, Bukovine, Bessarabie.

« La génération de mon père et de mon grand-père, a écrit Mircea Eliade, avait un idéal : réunir toutes les provinces roumaines. Cet idéal était réalisé. Et j’ai eu la chance d’appartenir à la première génération roumaine qui fut libre : nous étions libres non seulement de découvrir les sources traditionnelles, c’est-à-dire la culture classique et la littérature française, mais tout le reste [...] l’Italie, l’Orient, l’Amérique. Tout était possible. »

Le temps des grandes familles byzantines du Phanar, brillantes à Paris autant qu’à Bucarest, les Ghika, les Mavrocordato, les Soudzo, touchait à sa fin. Les « non-conformistes » roumains des années 30 sont les meilleurs élèves de vedettes philosophiques de l’Université, formées à Munich, à Marburg ou à Vienne. Avec les plus brillants d’entre eux, un Eliade, un Cioran, qui ont fondé, en 1930, le groupe Criterion, Ionesco participe aux conversations ardentes et aux conférences publiques qui, pendant trois ans, font de ces jeunes gens les arbitres de l’intelligence roumaine. Dès 1933, ce qu’il appellera lui-même une « débauche de culture » n’empêche pas plusieurs de ses camarades d’avoir des faiblesses pour les gros muscles, les jugulaires, et le charisme du chef de la Garde de fer.

Eugène Ionesco n’était tenté ni par le cheval d’orgueil philosophique, ni par la bravacherie politique. Dès ses jeunes années, il est meilleur lecteur de Pascal et de Proust que de Karl Marx ou de Martin Heidegger. S’il a lu un philosophe allemand, c’est Schopenhauer, le plus littéraire de tous, et dont le bouddhisme est quasiment naturalisé français depuis Huysmans. Son premier recueil de poèmes prend ses distances, dès 1930, avec l’exaltation ambiante : il s’intitule ironiquement Élégies pour [des] êtres minuscules. Son premier recueil en prose, Non, est une satire de la foire roumaine aux vanités littéraires, et des alibis qu’elle trouve dans le chauvinisme. Il mêle à cette satire, dont il ne s’exclut pas, des fragments de journal intime où, par contraste, il met son « cœur à nu » :

« J’ai peur. Un jour j’ai eu la sensation imminente de la mort. Il y a eu en moi une débandade, une panique, le cri de toutes mes fibres, un refus terrifié de mon être. Rien en moi ne veut accepter la mort. »

Cette tranchée intérieure rend dérisoire la parade sociale de l’homme de lettres. C’est déjà une variation, comme le seront sa vie elle-même et son œuvre, sur la pensée de Pascal :

« La mort est plus aisée à supporter sans y penser, que la pensée de la mort sans péril. »

Non reçut le prix des Fondations royales, ex æquo avec le livre de Cioran, Sur les cimes du désespoir. L’un avait déjà choisi la docte ignorance, l’autre le sublime.

L’un en 1937, et l’autre en 1938, étaient venus à Paris grâce à une bourse qu’ils devaient à Alphonse Dupront, directeur de l’Institut français de Bucarest entre 1932 et 1942. Dupront, l’un de nos grands historiens de l’après-guerre, et le plus méconnu, était déjà un prince de l’esprit. Dans un Bucarest travaillé, depuis 1933, par le fascisme, il représentait un principe de lumière. L’Institut français faisait triompher, en pleine « drôle de guerre », Jacques Copeau et Louis Jouvet. À l’heure où le Blitzkrieg surprenait Paris, la Comédie-Française, avec Marie Bell et Jacques Charron, représentait à Bucarest Le Misanthrope, et le public roumain la remerciait par la Marseillaise. Le 23 juin 1940, Eugène Ionesco écrit à Alphonse Dupront :

« [...] Même si, par malheur pour ce monde égoïste, cruel et stupide, la France devait mourir, [...] elle s’est sauvée spirituellement. Péguy souhaitait à la France le salut spirituel même si cela entraînait la mort temporelle. Le désastre dont nous souffrons atrocement est dû à la faute de la France. Fatiguée elle n’était plus présente dans le monde, elle ne croyait plus à la nécessité de sa présence et de sa mission. La Bête s’est ruée sur l’Esprit malade. Ce qui se passe depuis vingt ans dans le monde n’est que le symbole et le commencement de ce qui pourrait se passer si la France ne peut plus marquer sa présence. Et ce serait la punition du monde de l’avoir assassinée. Mais le monde peut-il vraiment assassiner son âme ?

Je ne pourrais vivre dans un monde où il n’y aurait plus de France, dans un corps vide. Je n’ai qu’une patrie, c’est la France, car la seule patrie est celle de l’Esprit. Ce ne sont pas de vains mots, je crois ce que je dis. [...]

Monsieur, je ne suis qu’une humble personne, mais une "personne" ; permettez-moi de souffrir et tout de même d’espérer, à côté de vous. Ça me consolerait un peu si vous pouviez me considérer comme un de vos compatriotes. Considérez-moi, dans ces jours de malheur, comme un des membres de la Famille française, un parent pauvre, accordez-moi l’honneur de m’accepter, spiriuellement, dans votre, dans notre maison. »

Je pleure, Monsieur. Je me déteste de ne pas être un dieu et de ne pouvoir sauver la France ; anéantir ses ennemis. C’est tellement tristement idiot de ne pouvoir faire que des phrases, de n’offrir que des larmes, que de l’impuissance. »

Avant d’être renversé, en septembre 1940, par un régime allié au IIIe Reich, un des derniers gestes du gouvernement du roi Carol II avait été de proposer aux plus notables intellectuels de Bucarest de partir pour le pays de leur choix, avec le titre d’attaché culturel. Eliade choisit le Portugal et Cioran la France. Ionesco ne put rejoindre son ami Cioran et regagner la France que plus tard. Il restera dans de modestes fonctions à la Légation roumaine jusqu’en 1947. Cette année-là, le nouveau régime stalinien contraint le roi Michel à abdiquer, et révoque Ionesco. Il est rappelé à Bucarest. Il se garde d’obtempérer. Il forme maintenant, avec sa femme Rodica et leur fille Marie-France, une famille de réfugiés, privée de ressources. Eugène Ionesco est embauché comme débardeur chez Ripolin, mais sa science de l’orthographe lui permet d’être agréé par les Éditions techniques au titre de correcteur d’épreuves. Il a publié dans diverses revues françaises des traductions d’auteurs roumains, il a dans sa serviette des nouvelles écrites en français. Il n’a jamais aimé le théâtre. Du moins, il le croit. C’est pourtant le seul texte de théâtre qu’il ait encore écrit, L’Anglais sans peine, qui va, en peu d’années, faire de cet immigrant pauvre un grand écrivain français célèbre dans le monde entier.

On peut décrire de deux façons le paysage théâtral parisien en 1950. L’une, qui a prévalu jusqu’aujourd’hui sur la foi du livre de Geneviève Serreau, Histoire du Nouveau Théâtre, publié en 1966, ne veut connaître que la Rive gauche de la Seine. L’autre, qui reste à écrire, tiendrait compte des deux hémisphères du cerveau de Paris. Et contrairement à la légende, le talent sur les scènes de la Rive droite ne se résumait pas alors à la verve d’Elvire Popesco.

Sacha Guitry et Marcel Achard commençaient alors une seconde carrière ; Jean Anouilh et Marcel Aymé donnaient au théâtre une série de chefs-d’œuvre. Je ne dis rien des réussites de Jean Cocteau, de François Mauriac et du Montherlant du Maître de Santiago et de Port-Royal. La relève est brillamment assurée, dès 1947, par La Petite Hutte d’André Roussin et, en 1956, par L’Œuf de Félicien Marceau.

Sur l’autre Rive de la Seine, les nombreux cabarets littéraires de Saint-Germain-des-Prés passaient pour « existentialistes », et la « Grande Sartreuse », Juliette Greco, donnait corps à cette autre légende. Mais Jacques Prévert et Raymond Queneau, Jean Tardieu et Boris Vian y étaient beaucoup plus goûtés que Sartre. Les pièces de Sartre, comme celles de Montherlant, étaient jouées sur les scènes élégantes, et à bien des égards, le jeune théâtre qui se cherche alors un public sur les sept petites scènes du Quartier Latin lui tourne le dos. Georges Vitaly avait ouvert le feu au Théâtre de Poche et à la Huchette par ses mises en scène de Ghelderode, de Pichette et d’Audiberti. Dès 1953, une année faste qui voit tour à tour monter La grande et la petite manœuvre d’Adamov, aux Noctambules, En attendant Godot de Beckett, au Babylone, et Victimes du devoir de Ionesco au Théâtre du Quartier Latin, il devient clair que l’efficace machine du théâtre à thèse sartrien est beaucoup plus menacée que la force comique et les humeurs noires de Jean Anouilh. Deux collaborateurs des Temps modernes et de Théâtre populaire, la revue de Jean Vilar, découvrent alors à point nommé, à Berlin-Est, dont il est le dramaturge officiel, Bertolt Brecht. Les dogmes du brechtisme à la française, et un théâtre d’éveil à la « conscience de classe », vont désormais exercer un véritable empire sur les salles subventionnées.

Les débuts d’Eugène Ionesco ne ressemblèrent en rien aux mardis habillés de la Rive droite. Ils n’étaient pas moins étrangers aux stratégies d’intimidation des mandarins de la Rive gauche. Le manuscrit de L’Anglais sans peine est soumis, en 1949, par une amie de toujours, Monica Lovinesco, à un tout jeune metteur en scène dont elle est l’assistante, Nicolas Bataille. Elle le persuade d’adopter ce texte déroutant. Avant même qu’un théâtre fût trouvé, les répétitions commencent, tantôt chez les Ionesco, rue Claude Terrasse, tantôt chez Bataille, rue de l’Arbalète.

Mais comment jouer cette pièce sans intrigue et sans caractères ?

La jouer en bouffonnerie, c’est une redondance. On se décide enfin à jouer sérieusement ce texte, comme s’il s’agissait d’Hedda Gabbler. Et cette fois, ça marche. Un petit théâtre de la rue Champollion, les Noctambules, accepte d’accueillir en matinée un spectacle qui, au cours des répétitions, a trouvé son titre définitif : La Cantatrice chauve. La famille Autant-Lara qui, depuis les années 30, pratique de l’excellent théâtre d’avant-garde dans un grenier de la rue Lepic, met à la disposition de Nicolas Bataille les superbes costumes du film de Claude, Occupe-toi d’Amélie. Un antiquaire du Village suisse fournit le mobilier Second Empire, que les comédiens eux-mêmes trimbalent sur leurs épaules jusqu’au Quartier Latin. Pour la première, Raymond Queneau se mobilise et entraîne André Breton, Philippe Soupault, Arthur Adamov. Mais la critique est dans l’ensemble exécrable et le public la suit. Pourtant, les comédiens, avant chaque représentation, se transforment en hommes-sandwichs sur le « Boul’Mich ». Tel fut le Bethléem du théâtre de Ionesco.

En catastrophe, Nicolas Bataille doit monter une adaptation des Possédés, signée par Akakia Viala, une parente des Autant-Lara qui avait déjà fait profiter de ses conseils la mise en scène de La Cantatrice. Pour compléter la distribution, Bataille embauche Eugène Ionesco dans le rôle de Stephan Trophimovitch. Albert Camus, qui s’apprête à rompre avec Sartre, et qui prépare sa propre adaptation des Possédés, vient voir le spectacle en compagnie de Maria Casarès.

Maintenant, dans un petit cercle du Quartier Latin qui compte, et qui n’est pas client du directeur des Temps modernes, Ionesco est quelqu’un. Coup sur coup, il écrit La Leçon pour le Théâtre de Poche, Les Chaises pour le Théâtre Lancry, Victimes du devoir pour le Théâtre du Quartier Latin. Il a trouvé en Jacques Mauclair, le metteur en scène, et en Jacques Noël, le décorateur, un Jouvet et un Bérard accordés à son inspiration. En 1957, Louis Malle, déjà célèbre pour Le Monde du silence et Ascenseur pour l’échafaud, avance l’argent nécessaire pour la reprise des Chaises à la Huchette. Une magnifique actrice, Tsilla Chelton, contribue à imposer définitivement la pièce.

« Ainsi chacun en son endroit
S’entremet, agit et travaille.

À qui donner le prix ? Au cœur, si l’on m’en croit »

 

La critique dédaigneuse qui voudrait anéantir le petit dramaturge le met malgré elle en évidence. Et Ionesco a des alliés dans la presse et dans l’édition. Chose piquante, une amie de Simone de Beauvoir, Renée Saurel, commence par le soutenir dans sa chronique des Temps modernes. Elle se retournera bientôt contre lui. Jacques Lemarchand, lecteur chez Gallimard, fait contrepoids dans Le Figaro littéraire aux articles désarçonnés du Figaro quotidien. La Nouvelle Revue française travaille en sa faveur : son théâtre, dès 1954, est publié sous la prestigieuse couverture blanche. Jean Paulhan et Dominique Aury, accompagnés d’une escouade d’amis, viennent aux premières réchauffer la salle.

Mais Ionesco doit se battre sur deux fronts. La critique Rive droite le traite d’amateur et de potache, la critique brechtienne nouvelle-née a décidé de voir en lui un bourgeois dépourvu de conscience de classe et privé du sens de l’Histoire. Avec pugnacité, il rend coup pour coup, et met souvent les rieurs de son côté. La querelle s’étend à la presse anglaise. En 1956, il fait représenter au Studio des Champs-Élysées L’Impromptu de l’Alma. Le directeur du Studio, Maurice Jacquemont, joue lui-même le rôle de Ionesco, et celui-ci a prêté à ses critiques des deux bords, travestis en docteurs, des phrases directement tirées de leurs articles.

Cette offensive lancée Rive droite est soutenue par la reprise des Chaises, Et cette fois, c’est un triomphe. Le 26 avril, au lendemain de la première des deux pièces, Jean Anouilh, en première page du Figaro, efface et rachète toutes les réserves de Jean-Jacques Gautier : il compare le Ionesco des Chaises à Molière.

Six ans à peine après ses débuts dans la bohème, le réfugié roumain est déjà au rang des classiques français.

En 1960, le Rhinocéros peut être créé par Jean-Louis Barrault sur l’une des deux grandes scènes subventionnées, l’Odéon-Théâtre de France. Encore six années, et Eugène Ionesco fera son entrée, en compagnie de Jean-Marie Serreau, à la Comédie-Française, pour La Soif et la Faim. Cette reddition de la Rive droite n’affaiblit en rien la fidélité de la Rive gauche. Depuis 1957, la Huchette, avec La Cantatrice chauve et La Leçon en permanence à l’affiche, est devenue l’objet d’un pèlerinage aussi stable que la tour Eiffel. En 1970, Eugène Ionesco est reçu sous cette Coupole par Jean Delay, dans le fauteuil laisse par Jean Paulhan.

Dix-sept ans plus tôt, en 1953, dans son discours de réception, Marcel Achard définissait ainsi la comédie :

« Faire rire au théâtre implique de connaître les hommes. »

Il résumait ainsi l’évidence d’un art habile à représenter les passions et les caractères vraisemblables de l’homme en société et observé de l’extérieur, même dans ses monologues. Cette habileté, dont Sartre dramaturge relève, malgré tout son génie métaphysicien, le théâtre Rive gauche, dans les années 50, veut s’en affranchir. De plusieurs côtés à la fois, sans s’être donné le mot, auteurs, metteurs en scène et comédiens cherchent à étendre à l’art dramatique ce qu’ils ont d’abord découvert chez les poètes et les romanciers : l’expérience intérieure. Cette expression, inventée par Georges Bataille, désigne une version laïque de l’exercice spirituel des contemplatifs et des mystiques. Elle répond à une recherche littéraire qui est devenue au XXe siècle la ligne de crête de nos lettres. Elle caractérise aussi bien la Recherche de Proust, La Soirée avec Monsieur Teste de Valéry, que Mes propriétés d’Henri Michaux. On pourrait à bon droit y voir une résurgence moderne des Essais de Montaigne, des Méditations de Descartes, des Pensées de Pascal. C’est le genre royal français. Antonin Artaud, dans les années 1930, avait en vain tenté de lui donner une équivalence théâtrale.

Si diverses et si contradictoires que fussent ces expériences intérieures, elles avaient en commun de déplacer le centre de gravité de l’espace littéraire de l’homme en société, citoyen ou mondain, au « moi », tourné vers le dedans, spectateur du mariage difficile entre l’esprit et le corps et de leur rencontre avec l’énigme du monde et celle d’autrui. Cette conversion de l’extérieur à l’intérieur, de l’endroit à l’envers, avait, dès 1903, réorienté le regard des peintres. L’expérience intérieure leur convenait d’autant mieux que leur art n’a pas besoin de mots. Or la littérature de l’expérience intérieure devait en venir – et Jean Paulhan fut l’un des premiers à le remarquer – à s’impatienter des mots, malaxés à son usage par l’homme social et mondain, et rebelles à exprimer l’étrangeté de ce qu’observe silencieusement le regard du dedans. À première vue, de tous les genres littéraires, le théâtre était sans doute celui qui était le plus directement exposé à ce soupçon. Mais pourquoi ne pas le retourner contre lui-même, et faire de la scène l’exposition de ce conflit créateur entre la vérité intime et la résistance des mots ? Le théâtre ne se résume pas aux mots : la scène peut faire surgir un espace et un temps malléables, que la magie du comédien peut arracher à la banalité quotidienne et sociale. Pourquoi la scène, devenue tout entière monologue intérieur, ne ferait-elle pas partager, dans son langage multiple, cet inexprimable du dedans qui bute sur la platitude des phrases ? Dans une série d’essais publiés après la guerre, notamment Le théâtre et l’Existence, votre confrère Henri Gouhier avait montré lumineusement que l’essence du théâtre est beaucoup plus proche de la caverne de Platon que du miroir de Venise.

Eugène Ionesco a été et il restera toute sa vie un écrivain de Joumal intime. Il en avait publié des fragments dès 1932. Son Journal en miettes, en 1964, inaugure toute une série de publications partielles. L’expérience intérieure dont il tient registre est spontanément dramatique : elle est déchirée entre deux pôles, l’étonnement enfantin d’être au monde, et l’angoisse de la mort. Ces deux postulations violentes et élémentaires, partagées même à leur insu par tous les hommes et dans tous les temps, excèdent le pouvoir des mots : elles s’expriment plus immédiatement dans des rêves, dans des séquences d’images remontées de l’enfance, dans les jeux de forces opposées que ces images révèlent. Cet imaginaire rejoint lui aussi les mythes communs à tous les peuples. Le « moi » tourné vers le dedans, avant même d’écrire, est lui-même le premier spectateur d’une dramaturgie intime, qui peut devenir matière à poésie de théâtre. La collision de cet univers intérieur avec la banalité quotidienne, ses mots, ses situations, ses conventions usées, peut elle-même devenir la source d’une humeur confinant à la fois au tragique et au comique. Cette humeur, la tradition l’a nommée grotesque. En 1950, on parlait plus volontiers d’absurde.

Avec La Cantatrice, cette Arlésienne du XXe siècle, Ionesco a donc découvert que son expérience intérieure, transportée sur la scène, interprétée par des comédiens, exposée à des spectateurs, pouvait passer du « je » au « nous ». Ce « nous » n’était pas celui de la société extérieure, mais un « nous » en profondeur, un « nous » par le dedans, et qui confère au « je » solitaire du dramaturge, dans le songe partagé entre la scène et la salle, l’universalité inespérée d’un lieu commun.

Cette poétique nouvelle de la scène, Ionesco ne tarda à s’en apercevoir, n’allait pas sans conséquences politiques. En changeant de centre de gravité, en descendant dans le for intérieur, le théâtre réinventé par Ionesco et sa génération ne rejetait pas seulement loin de lui le salon, même le salon où l’on cause à Huis clos, mais le forum des propagandes où les brechtiens, au sentiment de ces poètes, voulaient circonscrire la scène. Le foyer de l’expérience théâtrale, identifié avec celui de l’expérience intérieure, c’était bien pour Ionesco l’individu qui joue sa destinée, le « moi » irréductible aux systèmes de pensée, aux uniformes de coterie ou de collectivité, et qui fait de son propre drame le principe d’une communauté d’un soir, par la grâce du jeu théâtral. Étrangère aux salons, cette poétique de l’en dedans l’était plus encore aux casernes, aux goulags.

Les deux premiers coups de maître de Ionesco, La Cantatrice chauve et La Leçon, peuvent passer à juste titre pour les héritiers tardifs des jeux dadaïstes ou surréalistes. Ces techniques subversives sont en réalité subordonnées, chez lui, à des exercices libérateurs. Le spectateur est convié à l’expulsion jubilatoire du fatras de mots qui pèse sur son expérience intérieure. La mécanique verbale qui sur scène tourne à vide et puis se dérègle, a pour effet, dans le rire d’éveiller le vivant qui ne dort que d’un œil au fond de chaque spectateur.

Dans cette voie négative, Les Chaises proposent la plus radicale table rase. Ionesco s’élève à l’altitude du Goya des Vieilles et de fresques hallucinées de la Maison du sourd. Du forum moderne, héritier tonitruant et truqué de l’agora, de l’ecclesia, de la curia antiques, il ne reste, dans l’analyse spectrale qu’en propose Ionesco, qu’un couple de vieux déments dans une île déserte, mettant en scène pour un auditoire absent un orateur qui doit délivrer le message qui sauve mais cet orateur quand il apparaît est sourd et muet. Cette parabole qui suggère la menace d’une entropie du Verbe, mit en fureur les premiers spectateurs de la pièce, avant de s’imposer depuis, avec un audience croissante dans le monde entier, comme une méditation corrosive sur le divertissement pascalien des sociétés modernes, la médiatisation générale.

Mais ce « moi », qui cherche à devenir un « nous » dans l’expérience théâtrale, et à échapper avec elle à l’imposture des mots morts et des « nous » grégaires qu’ils coagulent, ce « moi », est-il de taille à s’inventer lui-même sans se trahir ? Qu’il a donc perdu de sa superbe depuis Descartes ! Il s’est découvert en suspens au-dessus d’un abîme d’étonnement et d’angoisse, pataugeant dans des mots vidés de sens à force de servir, impuissant à découvrir une lumière et une parole à la mesure de son insomnie et de ses cris dans le désert. Ligoté à son corps, il n’en ressent que plus cruellement sa condition mortelle. Et cependant, même si son expérience intérieure est plus proche du mont des Oliviers que du mont Thabor, son témoignage, si humble et si tâtonnant qu’il se sache, est d’un ordre infiniment supérieur à l’anonymat féroce et à l’armure des rhinocéros collectifs qui cherchent à l’écraser.

À partir de Tueur sans gages, en 1958, Ionesco introduit dans sa dramaturgie le personnage modeste de Bérenger, qui est en fait une première personne autobiographique, avec laquelle les spectateurs sont conviés à sympathiser. Né pour les contes de fées, et découvrant qu’il est précipité sans préparation dans un cauchemar, Bérenger n’en trouve pas moins la lucidité de déchiffrer hors de lui-même les manœuvres de la volonté méchante qui l’assiège, et de se jeter vainement au secours de son prochain en péril. Il est le roi démocratique moderne, exilé, dépourvu, dans tous les sens du mot, privé ; sa dignité tient à son acceptation de ne rien savoir et de ne rien pouvoir, sauf à ne rien céder, ni pour lui-même ni pour son prochain, aux savoirs et aux pouvoirs imposteurs.

Autre sommet du théâtre de Ionesco, Le Roi se meurt nous fait assister à la mort de Bérenger. C’est la mort de Louis XIV en négatif. Une cérémonie de dénuement, un exercice d’humilité, une leçon d’humanité. C’est le mot que je cherchais dans ma tentative de retrouver le sens ultime que votre confrère a donné à son théâtre. Toute prétention, tout oripeau rejeté, dans les tranchées de la mort, grotesque et pitoyable, le roi de Ionesco rejoint et réveille la même humanité irréductible que Matriona, l’héroïne de Soljenitsyne.

Dans la vie, pourvu que ce fût entre amis et en confiance, Eugène Ionesco était le naturel même, la drôlerie, la chaleur et le charme. Il avait découvert au théâtre une communauté disposée à partager avec lui sa vérité intime. Il en retrouva une autre parmi vous. Ce « cœur tendre, et qui hait le néant vaste et noir », aimait rire et faire rire, parfois à grands éclats, et toujours à ses propres dépens. Il trouvait sa vraie joie dans les amitiés, et dans l’amour de sa femme et de sa fille, consubstantielles à son expérience intérieure.

Dans les derniers textes qu’il publie, notamment dans La Quête intermittente, on dirait que Ionesco-Bérenger interprète lui-même Le Roi se meurt. L’horreur de vieillir et de mourir, cette passion qui fait honte, et que le monde moderne, qui ne censure rien, s’acharne à dissimuler par toutes sortes d’écrans, Eugène Ionesco l’assume publiquement comme un exercice spirituel : elle est pour lui à la fois affirmation de roseau pensant, et impatience de la pensée à ne pouvoir ni comprendre, ni aimer, ni prier le Dieu qu’elle désire. Son ultime écrit pour le théâtre, resté confidentiel, est le livret d’un oratorio qu’il a consacré à saint Maximilien Kolbe, ce franciscain qui, à Auschwitz, donna sa vie en sacrifice pour laisser la sienne à un compagnon de captivité qui avait peur de mourir.

Ce théâtre sans héros s’achève par une iconostase. Cette longue série d’exercices de dénudement, de recherche sans réponse et d’espérance contre toute espérance, a partie liée avec l’invention verbale d’Arlequin, les cabrioles de Pierrot, l’innocence d’une enfance retrouvée à force d’écoute intérieure. Dans ses dernières années Eugène Ionesco avait abandonné le théâtre pour la peinture. Il y trouvait une expression plus naïve, et surtout plus silencieuse. Si vous me demandez par quel miracle tant de mélancolie a pu nourrir une invention si diverse et si vivace, j’emprunterai ma réponse au roi Lear, qui appelle sa fille Cordélia à le rejoindre en prison :

« Viens, allons en prison, nous chanterons tout seuls comme des oiseaux en cage. Quand tu me demanderas ma bénédiction, je m’agenouillerai et je te demanderai pardon. Et nous vivrons ainsi priant, chantant, racontant de vieux contes, et nous riant des papillons chamarrés ; nous entendrons de pauvres diables bavarder des nouvelles de la cour, et nous leur parlerons aussi, qui perd, qui gagne qui est dans le coup, qui ne l’est plus ; nous prendrons sur nous le mystère des choses, comme si nous étions les espions de Dieu, et murés en prison, nous serons soustraits aux factions et aux cliques des Grands dont la lune gouverne le flux et le reflux. »

Merci, Messieurs, de m’avoir fait l’honneur difficile de siéger parmi vous, et dans ce fauteuil. Votre Compagnie est dépositaire de la langue française. Jean Paulhan et Eugène Ionesco se sont montrés dignes d’elle en faisant de notre langue l’épreuve de la plus rude exigence littéraire et morale : faire coïncider les mots avec la parole intérieure, les arracher au bavardage qui couvre et oblitère la droiture envers soi-même, la méditation, la contemplation. Cette rencontre entre l’indicible et le dicible, entre le singulier et le général, entre le fond du cœur et le lieu commun, c’est un combat de Jacob avec l’Ange. Il construit le penseur, l’écrivain, le mystique et tout simplement l’honnête homme. Laissez-moi achever ce discours de remerciement par le vœu d’être fidèle parmi vous à cette exigence du style, sous peine de me retrouver comme l’orateur des Chaises, devant des fauteuils vides et condamné au mutisme.